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Eliade![]() Spectacles![]() ![]() ![]() Le Jet du Dé(par Eliade)Les échecs n’ont jamais existé. Dans ce monde semblable au notre, on joue aux dés. « Les dés » est un jeu se jouant sur un plateau hexagonal, avec des dés. Chacun leur tour, les joueurs doivent prendre un de leur dés du plateau, le lancer et le reposer sur le plateau. On dit qu’un dé est « parfait » s’il est entouré par exactement autant de dés (adverses ou alliés) que le nombre indiqué sur lui
Le premier joueur à avoir 6 dés parfaits sur le plateau gagne la partie. Un dé additionnel, semblable au videau du backgammon, est utilisé pour comptabiliser le nombre de points en jeu. Un joueur peut choisir de doubler les points en jeu, en retournant le dé, avant de le donner à son adversaire, qui pourra ensuite faire de même. Si l’adversaire refuse de prendre le dé, la partie s’arrête et celui qui a misé gagne les points. exemple de videau
Lors du tournoi mondial de dés, le joueur qui accumulera le plus de points lors de ses différentes parties gagnera. Le champion du monde en titre est Stepan Nurgal.
Premier livre des Rois, 21 :13 Les deux méchants hommes vinrent se mettre en face de lui, Et ces méchants hommes le déposèrent ainsi devant le peuple et dirent : N… a maudit Dieu et le roi ! Puis ils menèrent N… hors de la ville, le lapidèrent, et il mourut.
— Stepan Nurgal ! Stepan ! Etes-vous déçu par votre dĂ©faite ? L’un des deux journalistes tendis son micro recouvert de fourrure grise devant la bouche Ă©bahie de Stepan, la main tremblante, mais le regard vif traversant de part en part les yeux du champion. L’autre journaliste, plus petit que le premier, tapotait avec ses gros pouces sur son tĂ©lĂ©phone en levant rapidement la tĂŞte de temps Ă autres. Il jetait son regard Ă la fois sur son collègue, la grosse camĂ©ra posĂ©e sur un trĂ©pied Ă ses cotĂ©, une fille qui passait par lĂ et Stepan. Le champion avait chaud, et sentait la sueur froide couler le long de son dos, sous sa chemise blanche. Il plissa lĂ©gèrement les yeux pour essayer de voir outre le feu des projecteurs et les flashs qui claquait de la langue autour de lui. Il n’apercevait que des tables plus ou moins recouvertes de dĂ©s, que des bĂ©nĂ©voles Ă l’air hagard virevoltant de table en table pour ranger les plateaux de jeux, ou encore d’autres individus qui regardaient le plafond, les bras croisĂ©s. Un silence semblait s’installer quand il rĂ©pondit, un faux sourire accrochĂ© au visage, et sans regarder les journalistes : — Oui, Oui il faut le dire je suis déçu mais je tiens à … fĂ©liciter Mademoiselle Von Der Weid pour ce match remarquable. Il Ă©touffait. Quel dĂ©shonneur d’avoir perdu de la sorte, se dit-il en dĂ©boutonnant sa chemise jusqu’en dessous de son cou. Selon lui, la partie Ă©tait jouĂ©e d’avance et sa position absolument gagnante. Et pourtant… — Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez jetez ces dĂ©s ? Comment ose-t-il ? se demanda Stepan. Le journaliste, comme vous pouvez vous en douter, ne posait en fait que les questions les plus Ă©videntes et facile Ă prononcer rapidement, pour que son collègue ne rĂ©flĂ©chisse pas trop en prenant des notes, et que les spectateurs, du moins le peu qui se cachait derrière l’œil sombre de la camĂ©ra, puisse avoir le temps de deviner la rĂ©ponse de Stepan, dans cette sorte de jeu de prĂ©diction solitaire, muet, et si chère Ă la raison humaine. Stepan avait les pieds tournĂ©s vers la sortie mais faisait face aux deux journalistes. — J’ai… Beaucoup de surprises ! Oui, je suis d’accord avec vous, c’est un moment dĂ©cisif de la partie. Mais ce sont les règles du jeu vous savez, nous devons travailler avec le hasard. J’aurais dĂ» jouer le 4 en D3 plutĂ´t qu’en F5, ce qui a ferm… — Que pensez vous de Von Der Weid ? Le journaliste venait de lui couper la parole. Il leva les yeux au ciel, faisant mine de rĂ©flĂ©chir. Stepan s’en fichait Ă©perdument. Tatiana Von Der Weid Ă©tait l’étoile montante de la scène compĂ©titive des dĂ©s, il la connaissait bien et ont souvent jouĂ© ensemble. C’est tout. Il ne la frĂ©quentait pas plus que ça et savait qu’elle Ă©tait une adversaire redoutable, sans pour autant la surestimer. Il Ă©tait dĂ©jĂ parti pour ĂŞtre en tĂŞte du tournoi, Ă©galisant avec elle et un autre participant Ivoirien. Sa position sur le plateau l’avait poussĂ© Ă doubler avec confiance, pour marquer 32 points et prendre de l’avance sur le reste du tournoi. Et Tatiana accepta le doublement de la mise, sans broncher. Il se souvins avoir aperçu le dĂ©but d’un sourire se dessiner sur le coin de ses lèvres, le mĂŞme que faisait sa mère, le soir en jouant avec lui près de l’âtre, lorsqu’il faisait une erreur ou un coup remarquable. Il se souvins ensuite du dĂ© en A3 qu’il avait soulevĂ© pour le relancer, et d’à quel point il Ă©tait devenu lourd. Il se souvins, enfin, d’avoir tirĂ© un 4, et de l’avoir posĂ© sans rĂ©flĂ©chir, comme par rĂ©flexe, en regardant les yeux bleus de Tatiana. Il n’entendait plus que le feu de l’âtre qui crĂ©pitait Ă cĂ´tĂ© de lui. Elle regardait le plateau, impassible, sa main droite, gantĂ©e, posĂ©e dĂ©licatement sur celle de gauche. Il fut de retour dans ce monde quand elle appuya avec dĂ©termination sur le pendule. Il vit soudain, en un coup d’œil rapide sur le plateau, son erreur et sa probable dĂ©faite. — Mademoiselle Von Der Weid ne s’est pas laissĂ© faire pendant cette partie, comme Ă son habitude, et j’apprĂ©cie beaucoup son style de jeu. Maintenant, si vous le voulez bien messieurs… Stepan parti irritĂ©. Les journalistes le suivaient en le suppliant de rĂ©pondre Ă une autre question, de leur dire s’il avait honte ou non d’avoir doubler, de leur rĂ©vĂ©ler sa peur de n’être plus aussi bon qu’avant ou encore de leur raconter ce qu’il pensait des autres joueurs. Qu’importe. Stepan Nurgal accĂ©lĂ©ra le pas et fini par sortir du gymnase oĂą avait lieu le tournoi.
Il se retrouva devant l’entrée du gymnase. Le vent le fit frissonner, et il senti tout d’un coup toute la fraicheur de la sueur qui imbibait sa chemise. Son titre, son honneur et l’honneur de sa nation tout entière étaient en jeu pendant ce tournoi. Il avait déjà l’impression d’entendre son téléphone sonner et la voix grésillante de son manageur au téléphone, lui annonçant la fin de son partenariat. Il était parti de rien et avait atteint le sommet d’un petit monde, en jouant à un simple jeu de dé. Il avait toujours su que le spectacle et le divertissement serait sa porte de sortie, son échappatoire de ce pays malade dont il était l’enfant, comme ils furent la cage dans laquelle il s’enfermait, le soir avec sa mère. Il n’aimait pas particulièrement ce jeu au final, il aurait même préféré être une star locale de la télé ou du football, mais il était bon, exceptionnellement bon, et ne pouvant lutter contre le destin et la volonté de puissance sans limite de sa mère, il se trouvait maintenant sur un parking à moitié rempli au milieu de l’Europe, devant un gymnase immensément gris. Il traita Von Der Weid de sorcière mais savait que cette femme ne lui avait rien fait. C’était son passé qui avait ressurgi et lui avait momentanément crevé les yeux. Le hasard des dés le guidait dans ses parties, comme le hasard de la vie lui fit remarquer ce sourire et le replongea 20 ans en arrière, au milieu d’un taudis en argile, près du feu ; comme le hasard cosmique le fit arriver ici, 20 ans après, au milieu d’une rue déserte, loin de tout. Il aimait se dire qu’il jouait sa vie lorsqu’il jouait aux dés, car comme dans la vraie vie, il faut faire avec ce qu’on a lancé pour vous, et vaincre ; Se soumettre au sort et faire de son mieux. Peut-être aussi se disait-il cela car son train de vie confortable et la retraite de sa mère dépendait vraiment de ses lancers et du résultat de ces tournois. Il se demandait si c’était son talent, ou bien le destin qui l’avait mené jusqu’ici ou si ce n’était qu’un simple hasard, qu’il n’était qu’une anomalie ? Et pourtant, il avait toujours gagné tout au long de sa carrière. Stepan aimait se torturer l’esprit en se posant ce genre de questions, en doutant sans cesse de ses exploits, si futiles soient-ils aux yeux du monde, si petits soient-ils face à ce qu’a accomplis l’Homme. Il aimait cet exercice masturbatoire de la pensée, ce délice narcissique de se faire passer pour plus petit, plus faible et plus soumis aux lois divines que l’on est. Le jeu, qui est l’activité hors du réel par excellence, menait sa vie, l’imitait, et en retour la vie menait le jeu. Elle se retrouvait subitement hors d’elle-même par le hasard, qui soumettait et soumettra à tout jamais les hommes. Au final, et c’est ce qu’il se disait presque tous les soirs, en se flattant d’être intelligent et original, le hasard était à la fois une prison et aussi le seul véritable moyen de se libérer des entraves de la vie. Que, comme le soutenait la physique quantique, la liberté se cachait au fond de la matière inerte et des rigides équations … Certains perdront et d’autres non, mais tous verront la fin de leur partie de dés et compteront les points aux genoux de Dieu ou de quiconque se trouvant là -haut. Il se visualisait lui-même en train de se tenir droit devant les portes ouvertes du gymnase, les mains dans les poches, et le peu de cheveux qui lui restait sur le crâne flottant au vent. Il se trouvait à la fois héroïque et ridicule face aux nuages de bronze qui grimpaient sur le ciel loin devant lui, par-delà les immeubles et l’horizon. Il entendit son nom être professé dans un microphone, et, les mains toujours dans les poches, il entra à nouveau dans le gymnase, prêt à affronter un nouveau combat, prêt, comme Sisyphe, à repousser ce rocher en haut de cette montagne. Les dés ont été tirés.
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