En Esprit
(par Eliade)(Thème : PrĂ©sentation de personnage)
Salvatore sentit quelque chose de lourd et froid s’appuyer fermement sur sa nuque. Le cliquetis de l’arme résonnait encore dans la petite église. Annunza l’avait posé sur le visage auréolé de la Vierge tatouée sur le dos. Il était à genoux au pied du chœur, les yeux fermés. La lumière grise des vitraux laissait sur les mains ridées d’Annunza des cicatrices. Chuchotement silencieux du prieur. Bruit de pas. Toujours en appuyant d’une main son arme sur le cou de l’homme, elle se tourna lentement et vit, derrière l’une des colonnes, le père Gio. Il se tenait droit et la regardait impassible, les bras rangés sous sa chasuble. La porte de la chapelle était grande ouverte. Par terre, à l’entrée du narthex, deux plumes de pigeons. L’une grise, l’autre brune, que Salvatore avait intercalée dans la grande porte en bois en la fermant derrière lui, voulant sceller avec des ailes d’anges la chapelle et ses secrets. Le sceau fut rompu. Seuls des fantômes passaient plus dans cette rue du village. La lumière du soleil, lourde comme du plomb, s’engouffrait sans bruit dans le temple. La poussière dorée faisait office d’encens.
Le curé s’approcha sans faire de bruit, et tendit la main vers elle, qu’elle repoussa, en l’éloignant lentement avec son autre main. Son regard mouillé croisa longtemps celui du père, avant de retomber sur le crâne chauve et recouvert d’écriture devant elle. Son corps de vieille dame parlait. Les jambes légèrement écartées, sa posture criait « Il l’a tué, il l’a tué, il… Mon fils, il l’a… » Le clerc lui répondit sans professer une parole « Je sais ». La main tendue du prêtre discourait ainsi : « donnez-moi votre arme, vous faites une grave erreur, laissez-moi vous sauver ». Les doigts recouverts de bagues et d’encre de l’homme chantaient tous en chœur « Je sais qui tu es, Mère du fils, et je suis venu pour absoudre mes péchés : faites de moi votre martyr. » La main tremblante qui tenait l’arme disait simplement « Tu vas mourir » ; l’autre, se laissant tomber près des modestes hanches de la vieille femme : « renoncez-moi. Je ne veux pas aller en enfer ». Aucune parole ne résonnait dans la chapelle. Seuls les corps et les âmes se confiaient pendant cet instant précieux.
Puis, au moment où le prêtre recula, les chuchotements cessèrent. Le souffle de la vieille dame faisait écho et couvrait le bruit de la poussière qui se déposait sur les chaises de la nef. Le père, la mère du fils et le fils d’une femme jetaient sur le fond de l’abside une ombre informe, une sombre montagne, au pied du Christ sur la croix ; une ombre plus obscure encore que les poussiéreuses absidioles. La statue en bois du Messie ne les regardait pas. Les yeux d’ébène levés au ciel, la sculpture admirait dans la souffrance et l’ennui les murs de pierre et les vitraux sales. A ses pieds, la projection des péchés des hommes et du monde. La réalité. La trinité. La statue ne voulait pas revoir ce pour quoi son modèle était mort. Toujours à genoux, Salvatore écarta lentement les bras, les mains grandes ouvertes. Annunza prit son arme à deux mains, comme pour maîtriser les tremblements de la première. Commettrait-elle l’irréparable ? Le prêtre se retourna et se mit à marcher lentement le long du déambulatoire. Des nuages suivaient ses pas.
Qui dans cette trinité silencieuse était le véritable père, le véritable fils et le véritable Saint-Esprit ? Qui était sain d’esprit ? Où est-ce que se cachait le simple esprit ?
Tous les oiseaux du village s’envolèrent en même temps.