Le local de contrôle des Jet Engineers in Diffusion and Injection se trouvait hors de la grande centrale à fusion, en bas des murs en béton lisses et gris de la tour de refroidissement qui se lançait vers le ciel avec grâce. Le local dénote de la tour et ses courbes hyperboliques de par ses angles vulgaires, sa petite taille et ses murs recouvertes de tuyaux à l’éclat passé et de câbles de transmission en caoutchouc noir. Au sommet trônait fière et haute une maigre antenne. Tout autour, la neige.

Derrière la porte blindée du local se trouvait une unique pièce, au fond de laquelle était placée un ordinateur analogique. Il était utilisé pour effectuer des mesures, ou pour programmer des ordres d’injection ou de diffusion de plasma dans le réacteur. La pièce était si petite que 4 personnes avaient du mal à y s’y tenir debout. Les ingénieurs devaient s’y rendre à pied, par l’extérieur de la centrale une fois par mois, pendant le réapprovisionnement en combustible du réacteur, pour effectuer des mesures et piloter le début de la réaction.

Au départ blanc, les murs du local furent jaunis par la respiration des ingénieurs au fil des années. Des petits écrans recouvraient le mur du fond. A gauche, se trouvait un réfrigérateur, et posé sur ce petit frigo une plaque électrique. Le sol était jonché de feuilles de brouillon, de plan technique du tokamak, et de culs de cigarette. Au plafond, un unique néon crachait une lumière qui avait la couleur de la bière chaude sur une multitude de toile d’araignée crasseuse. Ivan-Pol se tenait debout en train de fumer, adossé à un des murs recouverts d’une poussière grasse. Xite, le stagiaire, était assis devant l’ordinateur. Tous les écrans étaient sombres, mais un seul semblait être activé : un petit trait blanc clignotait dans le coin en haut à gauche.

?D’accord, très intéressant, mais maintenant ? dit timidement Xite, les mains croisées au-dessus du clavier mécanique

?T’as pas appris ça en cours ? lui répondit Ivan-Pol, en ouvrant le frigo.

La main fouilla, remua des bouteilles. Ne résonnait dans la pièce mal aérée que le bruit de l’alumium en collision.

Après quelques secondes, Ivan Pol sorti une canette du bac du frigo et l’ouvrit lentement. Tsliiiiich. suivit un silence moite.

?T’en veux ?

?Qu’est-ce que c’est ? Demande l’étudiant les yeux fixés sur le petit trait blanc.

?De la Methane Beer.

?Je connais pas…

?Mais si, je suis sûr que t’as déjà bu ça en soirée, regarde !

Ivan-Pol lui tapota l’épaule gauche et lui tendit la longue canette de bière, recouverte de rosée. Xite se retourne et la prends dans ses deux mains, recouvrant ses mains de gouttes d’eau sale.

?Aah, de la CHB ! Oui je connais. Intéressant. Pourquoi Methan Beer ?

?Regarde. Ivan Pol pointa du doigt la canette. Ya un petit 4 sous le H.

?Oh j’avais jamais remarqué ! Très intéressant en effet.

?C-H-4 ça se prononce « Méthane » , t’as appris ça à l’école non ? Et puis j’aime pas quand on dit CHB, ça me fait penser à une molécule ou une drogue comme GHB ou THC ou je ne sais quoi, j’aime pas…

?J’ai toujours dis C-H-4 moi... Mais maintenant que tu le dis c’est clair. Merci !

?Et puis c’est écrit Methan Infused en dessous, hé ! Bon ça avance ? On n’a pas toute la journée ! Faut faire bouger le vieux plasma refroidit hors du tokamak avant de faire des mesures sur les jointures.

?Je n’ai jamais fait ça moi…

?Ben regarde c’est facile c’est écrit là-d’ssous. Ivan Pol souleva en tanguant le clavier, révélant une fiche de papier en décomposition, recouverte de notes. Transfert de gaz froid, en anglais ? Low Temperature Transfert donc … LOTR, vlà la commande, et tu mets infos qui sont écrite sur le rapport après. Du code quoi…

?Pourquoi pas avoir écrit LowTempTrans au lieu de lotr…

?Bah et pourquoi pas ? c’est comme malloc pour memory allocation ou Fldxt pour Fluid Extract, ça marche bien, les gens se posent pas de question. Et puis c’est les programmeurs et leur souci de pureté ou je ne sais quoi, j’y suis pour rien !

?Oui bien sûr…

Xite se mit à taper la formule sur le clavier avec un seul doigt, touche par touche, le regard rebondissant des notes au rapport au moniteur. Une phrase cryptique apparaissait petit à petit sur l’écran, les lettres blanches tranchant avec le fond abyssal.

?Voilà j’ai fini. Et ensuite ?

?Attends je vérifie… Ouais c’est bien ça, attends… T’as oublié de spécifier sur quel écran tu aff… voilà t’as compris, vas-y appuie sur Entr… Ok niquel. Print ça et on va appeler les ASPIC pour l’injection.

?Qui sont les Aspic ?

?C’est les ingés chargés de mettre en place l’injection du plasma. Je sais pas ce que ça veut dire Aspic, I c’est pour injection c’est sûr mais le reste …

Diverses courbes et diagrammes que Xite n’avait encore jamais vu en cours venaient d’apparaitre sans bruit sur un écran adjacent. Toujours sa bière à la main, Ivan-Pol plongea son autre main libre dans sa poche et sorti son émetteur radio crypté. Cli-bip. Ivan-Pol prononça une phrase en russe, et reçu immédiatement un très court message grésillant, presque inaudible. Ce n’était pas une confirmation.

?Attends là jeunot faut que je sorte, je crois qu’ils ont un problème...

Ivan Pol finit d’une traite sa bière et la jeta par terre. Xite ne se tourna pas quand s’ouvrit la porte blindée. Il senti dans son dos glisser un vent glacial.

Puis le faux silence.

Il se leva et regarda autour de lui. Il ne sentait plus l’odeur de moisissure qu’il l’avait tant frappé la première fois qu’il était entré ici, une heure auparavant. Il n’entendait que le vrombissement chaleureux du réfrigérateur, les petits clignements du néon au-dessus de lui, et les petits cris stridents que faisait le disque dur au fond de l’ordinateur.

Ne sachant pas s’il avait attendu 30 secondes ou une heure debout, il se mit à ramasser les plans du tokamak sur le sol, et à balayer avec le pied tous les détritus, qu’il poussa dans un coin de la pièce, entre la porte et le radiateur. Une fois le ménage fini, il s’assit à nouveau sur le siège en plastique, après l’avoir tourné vers la porte, et attendit. Il n’avait pas son téléphone sur soi, car les transmissions 6G étaient strictement interdites au sein du complexe nucléaire. Cela signifiait pour lui qu’il allait s’ennuyer.

Après avoir tapoter des pieds tous les rythmes de la création, et fait tourner ses pouces jusqu’à ce qu’il ai une crampe, il tenta de déchiffrer ce qu’il y avait écrit sur le plan du réacteur. Il ne comprenait presque rien, ses yeux s’accrochaient vainement à des mots qu’il connaissait comme « to », « begin » ou « joint », pour ensuite être lâché dans le chaos des acronymes et des termes techniques, unique à sa future profession. Qu’est ce qu’au juste que la Magneto-hydro-dynamique ? un LOTR ? un HITR ? un ITER ? un Phaser ? Les acronymes secrets rendaient la feuille imperméable à la pensée et la compréhension, qui glissaient sur la feuille comme de l’eau sur du marbre. Il avait l’impression d’avoir devant les yeux une sorte de manuscrit ancien et extra-terrestre à la fois. La fusion nucléaire était l’alchimie réalisée, la production de matière à partir de presque rien. C’était pour lui la véritable œuvre au noire tant recherchée par ces très anciens aïeuls avant lui. La transmutation. Et eux aussi utilisaient un langage codé, secret et ne révélant tous ses mystères qu’aux êtres de confiance. C’est dans cette cabane sale qu’il commençait son parcours initiatiques…

Xite était noyé dans ses pensées quand la porte gronda violemment. Le jeune ingénieur se leva d’un bon. La porte s’ouvrit lentement et entra rapidement Ivan-Pol, penché en avant, la main sur le ventre. Il appuya ensuite avec son autre main sur le bouton de fermeture, avant même que la porte se soit ouverte complètement, puis tomba sur le sol, aux pieds de Xite.

Xite se jeta à genoux à côté de son maitre, qu’il ne connaissait à peine.

?Ne sort surtout pas, Xite, dehors, non, ne sort pas dehors…

Une flaque de sang recouvrait sans faire de bruit le sol autour des deux ingénieurs. L’un avait les muscles raidis par la mort et le froid, l’autre tétanisés par la peur.