Un mercenaire et un mage se font face dans une haute tour de pierre. Devant le mercenaire, une bourse généreusement remplie.

Le mercenaire, nommé Acorn, savait en entrant dans la tour que son propriétaire - sous les ordres directs du roi, meneur de plusieurs projets d’architecture magique d’ampleur - avait les moyens de l’embaucher. Mais la somme qu’il est prêt à investir dans cette mission est trop haute pour ne pas être suspecte.

— “Bien. Passons aux choses sĂ©rieuses”, souffle le mage. “Je vous ai embauchĂ© pour retrouver une de mes crĂ©ations. Et puisque je suis très bon dans ce que je fais, ça ne sera pas une mince affaire.”

— “Vous avez inventĂ© une arme de guerre et vous voulez qu’elle soit neutralisĂ©e?”

— “Non. Une arme d’espionnage, et je la veux Ă  ma botte au plus vite.”

Acorn sourit à peine au franc-parler de son employeur. Voilà qui est plus direct que ce dont il a l’habitude.

— “A quoi puis-je m’attendre?”

— “Eh bien… Plus ou moins n’importe quoi, c’est bien le problème. Votre cible s’appelle Peluche, et c’est une marionnette blanche d’à peine vingt centimètres de haut. Mais elle est capable de se mĂ©tamorphoser en plus ou moins n’importe quoi. C’est son travail, vous voyez, elle devait infiltrer diffĂ©rents milieux et rĂ©cupĂ©rer informations, objets ou armes, au grĂ© des besoins.”

— “Et comment suis-je censĂ© trouver une entitĂ© magique spĂ©cialisĂ©e dans le camouflage qui pourrait ĂŞtre n’importe oĂą?”

— “Outre certains dĂ©tails - comme le fait qu’il s’agit justement d’une entitĂ© magique qui ne croit qu’en la Magie elle-mĂŞme et qui, par consĂ©quent, cherchera sans doute des lieux hautement magiques pour se protĂ©ger et se fondre dans l’ambiance - j’ai une potion qui la privera temporairement de ses pouvoirs si vous en dĂ©posez dessus. Donc si vous en dĂ©posez une goutte sur une chaise et que la chaise devient une peluche, c’est banco.”

— “J’ose supposer que votre rĂ©serve de cette potion n’est pas illimitĂ©e?”

— “Vous supposez bien.”

— “Alors je vais avoir besoin de plus d’informations. Et, pour dĂ©terminer mon champ de recherches… Combien de temps cela fait-il qu’elle est partie?”

— “Vingt ans.”

Le sourire du magicien ne fait rien pour apaiser la surprise d’Acorn.

— “Après trente ans de bons et loyaux services. Je suis très surpris qu’une entitĂ© magique puisse fonctionner aussi bien cinquante ans après sa mise en route!”

“D’accord. Donc je peux ratisser large. Quoi que ce soit qui puisse aider? Des tendances, des habitudes, je ne sais pas… Un plat préféré?”

— “Peluche n’a pas besoin de manger, mais je lui ai remarquĂ© une inclination naturelle pour des choses… Inhabituelles, comme les vieux livres et les pierres colorĂ©es. J’avais pris l'habitude de lui en donner comme rĂ©compense après une mission rĂ©ussie… Et elle les dĂ©vorait littĂ©ralement. Une autre chose que j’avais remarquĂ© est qu’elle frissonnait quand elle Ă©tait contente. Un frisson qui prend tout le corps, discret mais repĂ©rable, et inconscient.”

— “Mh. Qui sait, ça peut ĂŞtre utile… Et niveau caractère?”

— “Eh bien… Il y a sa programmation initiale et ce qu’elle a acquis ensuite. Ce qui est fascinant, du point de vue d’un mage - une entitĂ© magique qui dĂ©veloppe une personnalitĂ© authentique, une autonomie? C’est rĂ©volutionnaire. Je me suis surpassĂ©. Mais allons Ă  l’essentiel… Je l’avais faite intelligente et analytique, avec une bonne capacitĂ© Ă  garder ses secrets. Elle y a ajoutĂ© un sens de l’humour dĂ©sarmant, une dĂ©brouillardise insoupçonnĂ©e et une facultĂ© Ă  s’attacher aux gens. S’attacher aux gens! RĂ©volutionnaire, non?”

— “... Sans doute, oui. Vous ĂŞtes restĂ© en contact avec pour savoir tout ça?”

— “Pas du tout. Ce sont vos prĂ©dĂ©cesseurs qui m’ont fourni ces informations. Peluche Ă©tait dĂ©jĂ  partie quand ils ont retrouvĂ© sa trace, mais ils ont pu interroger l’entourage, comprendre ce qu’elle avait choisi de devenir.”

— “Et pourquoi n’ont-ils pas continuĂ© leurs recherches?”

— “Oh, ils sont morts. Peluche n’a pas de scrupules Ă  se salir les mains.”

— “... Bon Ă  savoir.”

— “D’autres choses bonnes Ă  savoir, c’est qu’elle prĂ©fère fuir que d’expliquer les choses aux gens autour d’elle. Son programme a bien tenu, elle est devenue trop rĂ©servĂ©e pour avoir de bonnes relations. Arrogante, aussi, de penser pouvoir survivre loin de son crĂ©ateur… Mais lĂ  n’est pas le problème. Quoi d’autre d’utile… Le fait qu’elle n’est pas faite pour envisager l’avenir sur plus de deux ans? C’est le maximum pour l’une de ses missions. ça l’empĂŞche de conceptualiser pas mal de choses, comme des plans de longue durĂ©e. Et puis… Sa tendance Ă  s’emporter, aussi, Ă  paniquer… Sans parler de son irresponsabilitĂ©. Elle savait Ă  quel point ses missions Ă©taient importantes et elle est partie tout de mĂŞme.”

Le magicien grommelle dans sa barbe et finit par un soupir.

— “Mais peu importe. Il suffira de quelques mots pour la faire revenir.”

— “Lesquels?”

— “Simple: sa sĹ“ur est avec nous. Ce n’est pas encore vraiment le cas, mais Peluche a suffisamment peur de ça pour revenir vĂ©rifier, et Ă  l’instant oĂą elle arrive ici, il lui sera de toute façon impossible de repartir.

— “... Ce serait un si bon argument?”

— “Oh, si Peluche a dĂ©veloppĂ© la facultĂ© d’éprouver la peur, que nous dĂ©tenions les elfes qu’elle a adoptĂ©s est absolument une peur majeure.”

— “Soit. Une autre peur dont vous avez connaissance?”

— “Pas particulièrement… Enfin si, mais je doute que ça vous soit très utile.”

Le mage pondère ses mots quelques instants, caressant distraitement sa barbe blanche.

— “Quelque deux ans avant que Peluche s’en aille, je n’ai pas eu besoin de l’utiliser et je l’ai gardĂ©e dans un placard trois ou quatre mois. Quand j’ai ouvert la porte, elle Ă©tait en train de marmonner. En m’approchant, je me suis aperçu qu’elle rĂ©citait mes traitĂ©s de magie de mĂ©moire. Elle aurait tout aussi bien pu se mettre en stase, mais j’ai l’impression qu’elle craint… L’inconscience, je suppose?”

— “L’inconscience, notĂ©. Autre chose?”

— “Oui! Un dĂ©tail de son dossier: mĂŞme si elle change rĂ©gulièrement d’identitĂ© et de style vestimentaire, depuis quelques annĂ©es, il semblerait qu’elle ait toujours au moins un dĂ©tail rouge sur elle.”

— “... Pourquoi rouge?”

— “Sa sĹ“ur lui a offert quelque chose de cette couleur quand Peluche prĂ©tendait ĂŞtre un enfant elfe et c’est restĂ©, de ce que j’ai compris. Absurdement sentimental, n’est-ce pas?”

Acorn ne répond pas, de plus en plus mal à l’aise. Il a la désagréable impression que tout l’argent du monde ne suffira pas à effacer ses scrupules pour cette mission.

Le mage lui sourit un peu plus largement.

— “Je pense que ce sera tout. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance, je suppose.”

Acorn confirme et prend congé rapidement. Il a une entité magique à traquer, quoi qu’il puisse en penser.