— C’est curieux tout de même, lui demanda une agréable voix féminine. Tu es bien le premier qui ne se sert pas de cette montre.

— C’est juste une farce qu’on m’a fait hier, commença machinalement Fenn. Le genre de blague et… BORDEL VOUS ÊTES QUI ??? hurla-t-il en faisant tomber son bol sur la parquet sombre.

Fenn attrapa un couteau dans le tiroir à couverts, et observa la jeune femme attablée. Elle ne paraissait pas avoir plus de vingt-cinq ans, et semblait flotter dans son pyjama aux allures de jogging. Ses cheveux bruns emmêlés pendaient au-dessus d’une tablette sur laquelle elle pianotait agilement. Des lunettes rondes assez moches et pas du tout sexy posées sur son nez et ses oreilles séparait l’écran de l’appareil de ses yeux acajou.

— Vous êtes qui ? demanda Fenn une nouvelle fois.

— J’ai un peu la flemme de te répondre dans les détails, donc on va dire que je suis l’enquête de satisfaction. Et l’accompagnement client.

— Mais plus précisément ?

— Ecoute, j’ai un peu la flemme là. Et j’aimerais achever la paperasse dès que possible. Tu veux bien répondre à quelques questions ?

— Il faut d’abord que je nettoie ça, soupira Fenn.

— Tu peux répondre en même temps si tu veux. J’ai la flemme d’attendre.

— Si vraiment il le faut…

Fenn ramassa le bol puis alla chercher une serpillière. La jeune femme pianotait toujours sur sa tablette.

— Tu es bien Fenn-Henri Tahr ? C’est bizarre comme nom…

— Père irlandais, mère française. Mais oui, c’est ça.

— Vingt-sept ans ? bailla la jeune femme.

— Oui.

— Cheveux quelconques, yeux quelconques, un peu d’embonpoint…

— Vous pourriez le noter autrement ? s’empourpra Fenn.

— Oui, mais la flemme. Facilement irritable…

— Surtout quand j’ai une inconnue qui vient me charger de tous les défauts possibles !

— Mais avec le sens de la répartie.

— Merci… je suppose…

— ‘‘N’a pas l’habitude d’accepter les compliments’’, nota-t-elle. ‘‘Peu sûr de lui’’.

— Avec la mère que j’ai…

— ‘‘Rejette la faute sur les autres’’…

— Je n’ai même pas l’envie de me récriminer, souffla-t-il.

— ‘‘Sait mettre son égo de côté’’, je le note dans défaut ET qualité. C’est bien, ça me fait économiser du temps.

— Je vous sers un bol ?

— Oui, je veux bien. ‘‘Serviable’’. C’est rare et agréable.

— C’est surtout que j’ai pas envie de me relever après.

— Tu aurais pu ne pas me proposer, donc tu es serviable. Et ‘‘sait s’économiser’’. Ça dénote d’une intelligence certaine qui va en général avec la fainéantise. Je note tout ça.

— Je sais pas si je dois pleurer ou rire de tout ça.

— J’en sais rien non plus, soupira l’inconnue, et j’ai la flemme de décider. On en est à combien ?

— Combien de quoi ?

— Pour ta fiche administrative, il faut que je renseigne cinq défauts et cinq qualités. C’est la procédure, elle est suante, mais c’est comme ça. Tu veux bien relire à ma place ? J’ai la flemme de compter.

— On en est à quatre de chaque côté si on ne peut vraiment pas mettre la même chose dans la même colonne. Sinon, cinq défauts et quatre qualités récapitula le jeune homme.

— ‘‘Concis, clair, net et précis’’. Ça fait une qualité de plus. J’ai la flemme de trouver un dernier défaut, tu peux t’en trouver un à ma place ?

— Bordelique, concéda Fenn.

— Et en plus ‘‘lucide’’ sur toi. On a fait un peu de rab, mais l’administration m’en voudra pas.

— C’est bon ? demanda Fenn en piochant dans son bol.

— Si seulement… Faut que je fasse le tour du nouveau propriétaire de la montre, c’est-à-dire, toi. Activité professionnelle ?

— En recherche d’emploi.

— Trop long. La flemme. Je mets ‘‘chômeur’’. Style vestimentaire… ringard.

— Je préfère dire simple et sobre, tiqua-t-il.

— Si tu veux… J’ai la flemme d’argumenter sur les fringues de toute façon. C’est pas pour rien que je reste en pyj’ toute la journée.

— Et vous voulez toujours pas me dire qui vous êtes ?

— Me coupe pas, et je te le dirai après.

Un silence s’abattit, que le jeune homme meubla avec le bruit du craquement des céréales dans sa bouche.

— Une habitude que tu peux pas t’empêcher de faire ?

— Soupirer.

— Bof… je vais mettre ‘‘procrastiner’’.

— Hé !

— C’est pas vrai ?

— Si mais quand même !!!

— Je laisse ‘‘procrastiner’’. J’ai la flemme de modifier le champ. Question suivante : ta plus grande peur ?

— Ne pas trouver de boulot, ne pas réussir dans la vie, ne pas trouver de femme, ne…

— Compris. ‘‘Décevoir sa mère’’ pianota la jeune femme avec application, la langue entre les dents.

— J’ai jamais dit ça !

— Oui, mais c’est ce qui transparait. Pourtant, tu l’as déjà déçue pas mal de fois, non ?

— Et alors, je n’ai pas le droit de m’améliorer ?

— A voir… Au fait, tu sembles avoir une peur bleue de ta mère, mais ton père, qu’en est-il ?

— Aucune idée. Il nous a abandonné quand j’avais dix ans.

— Je note… tu crois en quelque chose ?

— Je crois surtout que vous vous donnez bien du mal pour me faire suer à six heure trente le matin.

— ‘‘Crois au karma’’. C’est assez commun au final. Tu ne crois pas au Diable ou en Dieu ?

— Je sais pas, c’est eux qui s’introduisent chez moi le matin pour m’emmerder ?

— Je vais noter ‘‘Peut-être’’. Rassure-toi, ça changera, continua-t-elle un sourire aux lèvres. Ton plat préféré ? Je suis sûre que c’est le MacDo…

— Tomates mozzarella. Ça prend pas longtemps à faire, et il y a pas beaucoup de vaisselle.

— Sérieusement ??? Tu m’en feras un jour ?

— Je vois pas pourquoi…

La jeune femme tapota quelques instants supplémentaires sur la tablette puis l’éteignit.

— Cette montre dont tu as pris possession hier, je vais t’apprendre à t’en servir, expliqua-t-elle. Mais surtout, je suis là pour notifier tout ce que tu feras avec.

— Bordel, mais vous êtes qui ?

— La Flemme…

— Toujours la flemme ! Je veux des réponses !

— Non, je suis la Flemme. LA Flemme. Avant on m’appelait Grand Pêché Cardinal de la Paresse, de la Procrastination et de l’Oisiveté, mais c’était trop long. Donc maintenant, on m’appelle la Flemme. Pas n’importe quelle Flemme, la Flemme Fatale…

— Donc vous êtes un Pêché Capital ?

— Oui. Je crois qu’on va bien s’amuser ensemble… Maintenant que la paperasse c’est fini, ça te dirait qu’on attaque le cÅ“ur du sujet ? Ta montre à gousset !

To be continued