Dans quel Ă©tat me trouvais-je lorsque nous nous vĂ®mes pour la première fois ? Je n’étais qu’un cadavre dĂ©ambulant derrière deux cannes, livrĂ© aux regards dĂ©goutĂ©s des passants qui me croisaient et me dĂ©passaient sur les chemins de gravier du Parc Montsouris. Je les fuyais, ces regards, je les craignais tout autant que je les dĂ©testais ! Et pourtant... Comment en vouloir Ă  ces badauds en costume, Ă  ces femmes endimanchĂ©es, Ă  ces enfants en marinière, alors que je leur imposais le fruit de la pire des folies commise par l’Homme ? Celle du corps et de l’âme.

La vie ne m’était plus qu’une éternelle souffrance, une douleur teintée de solitude à laquelle je ne pouvais échapper par manque de courage. Mes nuits n’étaient plus qu’un cauchemar sans fin, peuplé du sifflement des balles et du tonnerre des obus, maquillé par le sang et les chairs volant autour de moi. Chaque lever n’était que le début d’un supplice seulement égalé par celui qui m’était infligé par le coucher.

Après deux ans passés dans cette Somme sanglante et boueuse, j’aurais préféré que cette balle me fende le cœur plutôt que le bas du visage. J’aurais voulu tomber mille fois sous les rafales des Allemands plutôt que sous le dégout de mes compatriotes, qui ne me voyaient plus que comme un monstre de foire. J’étais devenu, au fil des mois, un héros tragique, que l’on commémorait mais que l’on ne supportait pas de voir.

Ce fut ce jour où mon âme s’apprêtait à céder à la mort, où j’allais enfin capituler devant la mort, où je serais libéré de ce cauchemar interminable qui avait commencé pour moi six ans auparavant, que je fis votre connaissance.

Je me rappelle encore cette chaleur sourde, et ce banc en bois où je m’étais plus effondré qu’assis, mon visage en bouillie entre mes mains recousues, les larmes ne prêtant plus attention aux curieux ou à la bienséance. Je me rappelle cette volonté d’en finir, de ne plus pouvoir continuer ainsi. Je me rappelle cette corde que j’avais décidé d’aller acheter sur le chemin du retour, et qui accompagnerait mon tabouret. Je me rappelle le mouchoir que vous me tendîmes alors, et votre douce main posée sur mon épaule malgré les imprécations de votre père.

Je me rappelle votre voix, tendre, apaisante, que j’aimai bien avant vos yeux, gris comme l’océan sous les nuages. Je me rappelle la fleur blanche accrochée à vos boucles brunes, et vos joues piquées d’un léger fard lorsque je n’avais pu grommeler qu’un maigre remerciement. Alors je vis le plus beau des sourires, le premier depuis une éternité.

Je me rappelle vous avoir promis une journée de plus, car vous pensiez que les héros ne devraient jamais mourir de honte d’être des héros. Cette promesse fut pour moi l’une des pires à faire, car je ne connaissais alors plus l’amour que l’on pouvait me porter.

Je me rappelle la nuit qui suivit. Terrible. Abominable. Et pourtant, peu à peu, le sifflement des balles et le tonnerre des obus me parurent bien moins assourdissants. Le rouge du sang et des chairs s’évanouit devant la lumière que m’apportait votre voix dans mes songes. Mes nuits ne furent plus jamais teintées de cauchemar à partir de ce moment.

Depuis ce jour, je n’eus de cesse de vous voir. Si votre compagnie chaque semaine m’apportait le baume au cœur que les médecins n’avaient su appliquer, c’était bien votre voix qui me semblait être celle d’un ange qui guérissait les blessures de mon âme. Vous m’apprivoisiez et domptiez mes peurs, et la bête effrayée que j’étais redevenait peu à peu l’esprit fin que j’avais été avant ce dernier massacre. Moi, qui tenait plus de l’épave que de l’homme, je me retransformai en ce petit garçon s’émerveillant des mille et unes choses que vous m’accordiez. Vous deveniez la partenaire de mes jours et de mes songes. Les mots que vous me donniez, les rires que vous me confiiez, firent alors fuir à jamais les pleurs et les sanglots qui furent autrefois mon quotidien.

Ce jour où nous nous vîmes la première fois, je n’avais plus aucune raison de ne pas mourir. Mais par vos mots et votre attention envers moi, vous me donniez une nouvelle raison de vivre. Vous me donniez l’espoir et la confiance pour que je puisse oser construire ce lien qui m’est désormais si cher.

HĂ©las.

Je sais les devoirs qui sont les votre. Je ne veux pas vous apporter d’ennuis, et malgré mes sentiments pour vous, je ne veux pas être celui qui précipitera votre déshonneur. Je ne veux que votre bonheur, quand bien même je sais être incapable de vous l’apporter. Et pourtant. Même si je ne suis personne pour vous le demander, je le fais car ne peux faire autrement.

J’aimerais que votre cœur ait une place pour moi, car vous aurez toujours une place dans ce cœur qui est le mien et qui a retrouvé une raison de battre. Le cœur d’un homme que vous avez sauvé ce jour d’août 1921.