L'Académie de Lu





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Défi de Faucheuse (Survivre à tout prix)

L'Histoire de Ju


Cinq plumes blanches

(par Downforyears)
(Thème : Défi de Faucheuse)



Première plume :


Le soleil se lève tranquillement dans le parc. La rosée sur l’herbe et sur les bourgeons crée des milliers de petites étincelles dans mon champ de vision. Le vent frais me fait frissonner et envahit mes bras petit à petit, malgré la sueur qui envahit mon t-shirt noir. Chacune de mes expirations émet un nuage de condensation qui se dissipe à mon passage. Je longe un parterre de fleurs, et leur odeur me décroche un sourire, presque une grimace. Dans mes oreilles, mes écouteurs diffusent la playlist Bee Gees. Vingt ans après l’avoir découvert, Staying Alive est toujours aussi sympa à écouter.


Soudain je m’arrête. Le souffle coupé devant le panorama qui s’étend devant moi, je sens mon cœur qui se serre. Le fourmillement que je sentais dans ma main gauche se propage, et je m’effondre sur le sol. Mon cœur s’affole, je n’arrive plus à respirer. Mes yeux se ferment, mes dents se serrent, et je sens l’une de mes molaires sur le point de se déchausser.


Ça y est. Ma respiration s’arrête, mon cœur émet quelques derniers sursauts. Mes sens se coupent. Je n’entends plus de sons. Moi qui avais l’habitude du bruit, je me rends compte que le silence que j’appréciais n’en était pas un. Les battements de cœur, la respiration, tous ses sons que j’ignorais me manquent maintenant. Je ne vois plus rien, et je ne sais plus si je flotte dans un vide noir, blanc, incolore…


Je ne pense plus. Je ne suis plus que néant.


Je me réveille brusquement, comme si je venais de faire plusieurs heures d’apnée. A côté de moi, le réveil de mon smartphone retentit. Je respire bruyamment, j’avale autant d’oxygène que je peux, j’essaie de calmer mon cÅ“ur. Je sanglote, je suis sur le point de crier. Bordel, qu’est-ce qu’il s’est passé ?


La tête dans le coton, j’essaie de me remémorer ce cauchemar. Je mourrais, mais les détails s’estompent bien trop vite. Et pourquoi Staying Alive ? Je suis plutôt du style à écouter un rock, du hard rock, du métal, de la musique de film… Les posters sur le mur de ma chambre ne mentent pas. Je regarde les notifications sur mon smartphone.


On est vendredi, il est six heures du matin, et il faut que je me prépare pour aller au lycée. Après une seconde réussie avec brio, je suis passé de Ju le Libraire à Ju le matheux. Ma première a été une simple formalité (à quelques exceptions près. Je ne digère toujours pas le chapitre sur les barycentres), et le bac qui approche ne devrait pas poser trop de soucis.


Le temps de me préparer, et il est déjà sept heures trente. Il est temps de partir. Je ramasse mon sac, et je me mets en route. Je marche d’un pas assez rapide, le casque sur les oreilles. Aucune trace de Staying Alive sur mes playlists, et je commence à chercher la musique sur YouTube. La connexion 4G est assez mauvaise, et après quelques minutes, la musique commence à résonner dans mes tympans.


Le soleil se lève tranquillement dans le parc. La rosée sur l’herbe et sur les bourgeons crée des milliers de petites étincelles dans mon champ de vision. Devant moi, un homme d’une cinquantaine d’années passe en courant, il longe un parterre de fleurs à une allure assez rapide. Soudain, je le vois s’arrêter. Pourquoi j’ai cet air de déjà-vu ? L’homme tombe au sol. Nous ne sommes que deux sur le chemin qui traverse le parc. L’homme ne bouge plus. Une grimace s’affiche sur son visage.


J’essaie de me calmer. Je l’ai vu dans tous les films, on en parle partout dans les médias, j’ai même déjà regardé des articles Wikipédia à ce propos. Un doute me traverse. Et si je n’y arrivais pas ?


Je me gifle et me rue vers l’homme au sol. Mal faire sera toujours mieux que ne rien faire du tout. Je dépose mon sac près de l’homme, et me rappelle les conseils. Je place le smartphone contre la bouche de l’homme. Rien ne se passe. Pas de buée, pas de respiration. Mon oreille contre sa poitrine, je n’arrive pas à repérer de battement. Je compose le 112. Les mains libres grâce au casque, je repère les deux tétons de l’homme et positionne mes mains sur la ligne qui les joint. Je commence les compressions, en essayant de me rappeler le rythme. Je murmure les paroles du refrain. Le standard décroche enfin.


— Ici le 112. Quel est votre problème ?

— Un homme s’est effondré. Je suis dans le parc municipal, près du parterre de tulipes.


Je continue la conversation avec les secours, leur donnant le plus d’informations possible. Après chaque série de trente compressions, je fais le bouche à bouche. Le premier était hésitant. Mon premier ‘‘baiser’’, dédié à cet homme ? Je me reprends, et tente de lui insuffler de l’air. J’alterne les séries de compressions et les insufflations. Le standard a raccroché depuis longtemps.


Mon univers se limite à ça. Moi, l’homme au sol, les compressions, les insufflations. Moi, l’homme au sol, les compressions, les insufflations. Moi, l’homme au sol, les compressions, les insufflations.


Moi, l’homme au sol, les compressions, les insufflations, la main sur mon épaule.


— On reprend jeune homme, m’indique une voix grave.


Je mets quelques secondes à percuter. Je vois un bras m’écarter doucement, il est recouvert d’une manche sombre. Je me recule, et reste assis en tailleur. Ma respiration et mon cœur ont beaucoup de mal à se calmer. Je ne sais pas si ce que j’ai fait a été utile. La tête dans le coton, je réponds aux questions des pompiers.


La colombe se pose dans la branche d’un chêne. En contrebas, des humains en bleu marine se penchent autour d’un humain au sol. L’humain au sol recommence à bouger, faiblement. Les humains en bleu marine le dépose dans une immense boite rouge, qui s’éloigne.


La colombe s’envole, une plume blanche tombe vers l’humain qui est resté sur le chemin, assis.



Deuxième plume :


— Oh, tu m’écoutes ?

— Ouais ouais…


Je pianote sur mon smartphone, et like deux ou trois photos sur un réseau social (je ne sais même plus lequel, j’ai tellement de comptes). A côté de moi, Sarah me parle de son mec, qui lui a demandé des nudes et menace de les dévoiler. Je suis pas loin de penser que les mecs sont tous des connards.


Le vent fait décoller mes cheveux, et je frissonne un peu. Mettre un croc-top en avril, c’était peut-être pas une si bonne idée. En même temps, je préfère mettre ce que j’ai plutôt que d’enfiler le sac à patates que porte la grosse à deux mètres de moi.


Mon ventre gargouille. J’ai pas mangé ce matin, à cause de ce régime à la mode.


— On se fait un tacos, Sarah ?

— Je préfèrerais pas, me répond-elle. J’ai réussi à perdre deux kilos, je veux pas les reprendre.

— T’es lourde. Mac Do ?

— Penses à ton régime, aussi. Bar à salade ?

— Tu sais quoi, je rentre chez moi. Ma mère a surement laissé des restes.


Je regarde une dernière fois mes comptes. Tik Tok : nombre de vues en hausse. Pour faire baver les geeks, rien de tel qu’une danse avec une musique de jeu vidéo en fond. Street Kombat, ou Mortal Fighters, je sais plus. Snapchat : mes stories sont bien aimées. Il va quand même falloir que je fasse mieux. Je m’agace devant l’écran de mon smartphone. La stupide musique de jeu vidéo ne veut pas sortir de ma tête. 12h37, il faut vraiment que je rentre chez moi. Je m’engage sur le passage piéton.


Mes tibias explosent à l’impact avec le pare choc de la voiture. Mes hanches se plient et craquent, mon ventre sens la chaleur du capot irradier. Mes côtes flottantes se fissurent, les autres suivent bientôt. Soudain, je quitte l’avant de la voiture en décollant. Ma tête heurte le bitume. Chaque parcelle de mon corps m’envoie un signal de douleur. Je n’ai même plus la force de hurler. Mon smartphone a glissé jusqu’à une bouche d’égout, merde.


Je vois que le bonhomme est encore rouge, et je ferme les yeux, fatiguée. Les cris de Sarah ne me parviennent même plus.


Je ne pense plus. Je ne suis plus que néant.


Je me réveille brusquement, comme si je venais de faire plusieurs heures d’apnée. A côté de moi, le réveil de mon smartphone retentit. Je respire bruyamment, j’avale autant d’oxygène que je peux, j’essaie de calmer mon cÅ“ur. Je sanglote, je suis sur le point de crier. Bordel, qu’est-ce qu’il s’est encore passé ?


Ça fait à peine dix jours depuis que je suis intervenu pour l’homme dans le parc. Je regarde mon bureau, et l’enveloppe qui y est posée. Patrick, 40 ans, a survécu à son arrêt cardiaque, et sa femme a tenu à m’envoyer des mots de remerciements. Lire la lettre m’a soulagé plus que je ne le pensais. Ma tentative de le réanimer lui a évité des complications, et l’appel passé a permis aux secours d’arriver à temps pour qu’il puisse survivre. Je n’en ai pas parlé à ma famille ni autour de moi, peut-être parce que je déteste l’exposition et les feux des projecteurs.


La tête dans le coton, je me préparer pour aller en cours…


La matinée a été éprouvante. J’ai eu la musique de Mortal Kombat dans la tête depuis mon réveil, et je n’ai pas réussi à me concentrer en cours. Je vais essayer d’aller manger dehors.


Je sors du lycée, et me dirige vers les rues du centre-ville. Je vais aller au marché central acheter à manger chez le traiteur japonais. Je parcours plusieurs ruelles, et arrive à un carrefour. La musique me trotte de plus en plus dans la tête, je vais devenir fou. A côté de moi, Camille et Sarah, deux filles en première, discutent entre elles ou avec leur smartphone. Je ne sais pas à qui va leur conversation, que je n’ai pas envie d’écouter.


Alors que le feu piéton est rouge, je vois Camille avancer sur le passage piéton. La musique explose dans ma tête. ‘‘Get over here !!!’’ hurle Scorpion dans mon esprit.


Je rattrape Camille par la ceinture de son jean et la fait reculer de force. Au même moment, une voiture nous dépasse, et son klaxon résonne dans la rue. Sarah me regarde médusée, et je prends de plein fouet la gifle de Camille.


— T’es malade ! T’es con ! T’es…


Je l’ignore et continue de marcher, alors que le feu piéton passe au vert. J’espère que c’est la dernière fois que je fais un rêve prémonitoire comme celui-ci.


La colombe se pose au sommet d’un lampadaire. En contrebas, deux femelles humaines hurlent sur un mâle. L’une des femelles lui donne un coup, et continue de hurler. Puis elle se penche vers le sol et y ramasse un objet rectangulaire noir. Elle le regarde sous toutes les coutures, puis hurle encore plus.


La colombe s’envole, une plume blanche tombe vers l’humain qui continue son voyage.



Troisième plume :


Je ferme les yeux quelques instants. Le vent me caresse doucement le visage. J’ai l’impression de sentir une main bienveillante sécher une larme sur ma joue. Il fait beau aujourd’hui. Le soleil joue à cache-cache avec les rares nuages. Le ciel est d’un bleu presque pur. Si seulement…


En contrebas, j’aperçois les gens. Des camarades (peut-on réellement parler de camaraderie), des professeurs, des surveillants. Aucun ne pense à lever la tête. Ils sont tous perdus dans leur discussion, leur smartphone. Personne ne lève les yeux, que ce soit pour regarder son voisin ou observer les cieux. Putain de société du chacun pour soi.


J’inspire profondément. Comment en suis-je arrivé là ? L’histoire est longue, et je n’arrive même pas à m’en faire un résumé. A l’arrivée au lycée, je ne reconnaissais plus personne. Tous me rejetaient, mais comment leur jeter la pierre. L’année de sixième, de cinquième, de quatrième et de troisième se sont toutes ressemblées. Des trimestres entiers passés à inventer des combines, des arnaques, à tenter de gagner en popularité. En superficialité.


Même si mes résultats étaient acceptables, je voyais le spectre de l’échec partout. Trop peu d’assurance, et trop de combines pour tenter de cacher ce côté peureux. Une pièce, deux faces. La belle gueule arnaqueuse, le laideron renfermé sur soi. La belle gueule s’est fissurée, s’est cassée, a explosé. Comment arriver à se cacher lorsque toutes les conversations, toutes les magouilles, tous les ragots, toutes les menaces… sont révélées en place publique virtuelle.


D’arnaqueur, j’étais devenu lépreux. Les insultes, les rumeurs, la honte, le shaming… J’avais semé le vent, je récoltais la tempête. J’espérais la laisser derrière moi, mais je la sentais encore au lycée. Le calme était pire que le cyclone.


La solitude.


Je n’étais peut-être pas fait pour cette société de paraitre, où tout finit par se fissurer. J’ai essayé de me refaire des amis, mais tous ceux avec qui j’essayais me rejetaient. Ma réputation me précédait, me définissait. J’étais dans une impasse.


La seule solution pour sortir de cette impasse se trouve en contrebas.


— Suicides-toi, peut-être que ta prochaine réincarnation aura plus de chance, m’avais craché un mec de ma classe.


L’idée a fait son chemin. Aucun avenir devant moi, seulement de la merde derrière. Après tout, ça ne me coute rien de céder. L’honneur ? Je n’en ai plus depuis longtemps… Je profite d’une rafale de vent dans mon dos. Pas la peine d’écarter les bras, je ne compte pas m’envoler. Je bascule vers l’avant.


C’est bizarre cette sensation. Plus de contraintes, juste la chute. Dalida envahit mon esprit.


Paroles et paroles et paroles…


Je sens brièvement ma tête heurter le bitume, puis plus rien.


Je ne pense plus. Je ne suis plus que néant.


Je crie ! J’essaie de me calmer, mais mon cÅ“ur bat la chamade. Je sens un poids dans ma gorge, je n’arrive pas à déglutir. Rapidement, je sens la tension redescendre. Encore un rêve prémonitoire. C’est déjà le troisième en moins d’un mois. Quand est-ce que cela va s’arrêter ? Je veux que ça s’arrête !


Je repense à un rêve que j’ai fait quelques années auparavant. J’avais rêvé d’un auteur, qui écrivait ma vie. Si ces rêves sont les plans qu’il a pour moi, je préfère encore n’être qu’un personnage secondaire de l’histoire d’un personnage secondaire. En fait, j’aimerais juste vivre une semaine sans avoir à vivre de rêves aussi violents.


Je me lève et regarde mon bureau. A côté de la lettre de la femme de Patrick, il y a un morceau de papier avec un cÅ“ur que j’ai lu des dizaines de fois depuis qu’il est arrivé dans mon casier. Deux mots, que Camille a laissé, complètent le billet : Merci, désolée (je suppose que c’est Merci de m’avoir sauvée d’une mort certaine, et Désolée de t’avoir giflé quand j’ai vu l’état de mon smartphone). Je ne sais pas quoi en penser. Je suppose que je vais le jeter.


Je vais prendre ma douche. En passant devant le miroir de la salle de bain, je note que mes cernes ont gagné en surface. Je n’arrive plus à m’endormir le soir, de peur de vivre un autre cauchemar prémonitoire. J’ai envie de dormir. J’ai peur de dormir. J’ai envie de ne pas rêver de mort.


Tout de même. Je sais que ce n’était pas moi, mais il y avait tant de tristesse. De remords. Et cette envie de tout effacer, de tout recommencer, pour ne plus faire les mêmes erreurs. Un tel souhait d’en finir, par quelque moyen que ce soit… Les lieux me paraissaient familiers. Le lycée peut-être…


Lorsque j’arrive au lycée, je décide de chercher ce lieu que j’ai vu. Il me reste une vingtaine de minutes avant d’aller en cours. Si je me souviens bien, ce devait être l’un des bâtiments principaux. Je monte les différents escaliers, jusqu’à arriver à une porte bleue. Je ne suis venu ici que deux fois, et cette porte est censée être fermée.


Elle est grande ouverte, et des rafales de vents menacent de la faire claquer. Je la passe vite fait, et me retrouve sur le toit du bâtiment.


Sans être à couper le souffle, la vue est saisissante. D’ici, on peut voir une grande partie du lycée, le parc non loin de là. Des colombes se posent sur l’une des rambardes du toit, puis redécollent. Je le vois. Debout, entre la rambarde et le vide. Je l’entends sangloter. Je m’approche doucement, sans un bruit, pas à pas. Les sanglots s’arrêtent, et je le vois basculer. Il tombe. Moins d’une seconde, avant que je lui enserre la taille de toutes mes forces.


— Lâche-moi !

— Jo ?

— Ju !


Je me débats avec celui qui avait été mon pire ennemi au collège. Dès le début de la seconde, j’avais décidé de l’ignorer, et je ne savais même plus ce qu’il devenait. Nous roulons au sol, et il tente même de me frapper. Je hurle.


— Stop ! A quoi ça va te servir ?

— Tu t’en fous, tout le monde s’en fout !

— Toi tu t’en fous pas ! Ça me suffit.


Jo et moi, on se regarde. Il a bien changé. L’assurance - la morgue même - qu’il affichait, le sourire narquois qu’il montrait et dont j’ai appris à me méfier, tout cela a disparu. Je me plaignais de mes cernes ce matin, elles sont ridicules quand je les compare aux siennes.


— Et maintenant ? Tu as gâché mes chances…

— Tes chances de quoi ? D’en finir ? De changer ? De te racheter ?

— Qu’est-ce que tu en sais !!??


Encore des mots, toujours des mots, rien que des mots…


— J’en sais rien. Alors dis-moi.

— On se déteste, me crache Jo.

— Du coup, on pourra pas faire pire que ce qu’on s’est déjà fait.


Jo me regarde. Jo, que je détestais, hésite. Jo, qui m’insupportais, se livre à moi. Je me force à l’écouter. J’ai déjà eu des amis, des cousins qui avaient des problèmes. Ils n’attendaient pas de réponse. Ils n’attendaient pas de solutions. Ils attendaient qu’on écoute leurs mots. Encore des mots, toujours des mots.


Alors j’écoute Jo. La sonnerie de 8h15 retentit. Je m’en fous. Rien n’est plus important que d’écouter Jo. Je crois que je le prends même dans mes bras. Juste de l’écoute. Juste de l’attention. Juste ses paroles, ses paroles, ses paroles…


La colombe se pose sur la rambarde, sur le toit de la grande maison humaine. Non loin de là, deux humains l’un dans les bras de l’autre. On pourrait les croire amis, amants presque. C’est un ennemi qui vient en aide à un autre ennemi. Les bombes, les balles, les obus ne sont plus les mêmes, ils existent et n’existent pas et existent… La guerre reste toujours la même, malgré son changement de forme.


Dans chaque guerre, il y a des ennemis qui s’épargnent, qui désertent, qui sauvent des ennemis.


La colombe s’envole, une plume blanche tombe vers l’humain qui raccompagne son ennemi vers le sol.











Quatrième plume :


— LA FIN EST PROCHE !!! Voyez les déluges de feu ! Voyez les marées brunes et noires ! Voyez le Grand Remplacement qui s’annonce !!! Notre civilisation, notre société, nos us, ils veulent tout détruire ! Pour ne laissez qu’un infâme brouet de culture !!!


Ça fait des heures que je m’époumone sur la place de la gare, ma pancarte à la main. Les seules réponses que je reçois sont des regards gênés et des gens qui fuient. Ils ne savent pas ! Ils ne voient pas ! COMMENT NE PEUVENT-ILS PAS VOIR ? JE DOIS LEUR OUVRIR LES YEUX.


— ILS ARRIVENT CHAQUE JOUR PAR CENTAINES ! SUR NOS RIVES ! PAR NOS MONTAGNES !


J’enrage ! Je dois leur ouvrir les yeux !


— Hé, le clodo. Ferme ta gueule ! me lance un noir.


Ils sont trois, et ils se rapprochent de moi. Putain de vermine ! Ça devrait pas nous envahir comme ça. Le gouvernement est de mèche, c’est ça le pire. Un coup de fusil là-dedans, ça serait terminé.


Je tressaute sans savoir pourquoi. Plusieurs fois. Je sens la douleur parcourir mon bas-ventre.


— Va crever, me murmure le noir à l’oreille.


Je le vois ranger son couteau rougi. Je m’écroule au sol. Mon sang coule par terre. J’ai froid, j’ai envie de dormir. Je ferme les yeux quelques instants. J’aurais dû tirer dans le tas depuis bien longtemps.


Je ne pense plus. Je ne suis plus que néant.


Je vomis sur le parquet flottant dans ma chambre. Le réveil ne sonne que dans dix minutes. Je tremble, je suis hagard… Je n’en peux vraiment plus de ces rêves prémonitoires. Surtout celui-là.


Je vais chercher un seau, une éponge, du sopalin. C’est la première fois que je vomis après un rêve prémonitoire. C’est aussi la première fois que ce rêve n’est pas accompagné d’une chanson. Pourquoi ?


Nettoyer la chambre ne me prend que quelques instants. Je me prépare pour la journée, le moral dans les chaussettes. En plus de devoir encore stresser à l’idée que quelqu’un pourrait mourir, voilà que je dois sauver un raciste. Ses pensées étaient si… obsessionnelles. Sont si obsessionnelles. Il est encore en vie, et je vais devoir le sauver. Est-ce que je suis vraiment obligé ? Il a l’air d’être prêt à tout. C’est un danger public, le laisser mourir, serait-ce vraiment un crime ?


Nombreux sont les vivants qui mériteraient la mort, et les morts qui mériteraient la vie, pouvez-vous la leur rendre Frodon ? Alors ne soyez pas trop prompt à dispenser morts et jugements.


Va te rhabiller Gandalf, Frodon n’avait pas à traiter avec des racistes, des complotistes, des fous dangereux armés…


Ma douche n’est pas terrible (l’eau froide de la douche me rappelle le froid que je ressentais dans mon rêve), mon estomac refuse de prendre mon petit-déjeuner. Le pas lourd, je me dirige vers le lycée.


Malgré les cours, les discussions avec Jo pendant le temps de midi, les œillades de Camille pendant le cours de sport… je n’arrive pas à apprécier ma journée. Elle passe si lentement, comme si quelqu’un savourait le fait de me voir anticiper ce moment.


La sonnerie de 17h30 retentit, et je rentre chez moi. Je vais éviter de passer par la place devant la gare. J’arrive sur un boulevard, lorsque j’entends des bruits intenses.


Merde ! Ils ont commencé des travaux, je vais devoir faire un détour. Je suis les panneaux ‘‘déviation’’ installés pour les piétons sur les trottoirs. Le destin est cruel.


Je suis sur la place devant la gare, et l’homme vient de s’effondrer. Les gens fuient la scène du regard, font mine d’ignorer l’agression qui vient d’avoir lieu. Une femme pousse une poussette en se dépêchant. Un homme tente de rattraper un bus, qu’il ne semblait pas vouloir prendre quelques secondes auparavant. Les trois hommes qui viennent d’agresser le SDF partent en courant. Deux jeunes immortalisent la scène avec leur smartphone. Je me retiens de hurler.


Ils sont soulagés, satisfait, même ! Comment peuvent-ils ignorer la mort de cet homme. Je le hais, je les hais, je crois que je me hais. Mes jambes s’élancent toutes seules, je suis déjà en train de composer le 112. Je parcours en quelques secondes les mètres qui me séparent de lui, je sors mon t-shirt de sport. Je le plie brièvement et comprime la plaie.


Comme pour l’homme dans le parc, je donne les informations au standard. J’espère que je n’ai pas trop hésité. Même si c’est un connard, avoir sa mort sur ma conscience serait insupportable. Les trois agresseurs s’approchent de moi. Je hurle.


— Barrez-vous ! Les flics arrivent dans moins de deux minutes !

— Laisse-le crever, c’est qu’une pourriture, me répond le mec qui a ressorti le couteau.

— Tu vas me buter aussi ? J’en vaut vraiment la peine ???

— Un jour, tu le regretteras.

— Tant que c’est pas aujourd’hui, ça me va ! Barrez-vous.


Les trois mecs s’enfuient. Avec un soulagement, j’entends l’ambulance arriver.


La colombe se pose sur le toit de la gare. Les justes sauvent tous et tout le monde. Qu’ils entendent la musique de la vie, ou bien qu’ils soient sourds à ses harmonies.


La colombe s’envole, une plume blanche tombe vers l’humain qui reste aux côtés du sourd.



Cinquième plume.


Je sirote une canette de coca. Autour de moi, les gens se détendent. Les magasins sont pleins à craquer, la collection été de cette année est assez colorée. Je me permets de regarder quelques jeunes femmes autour de moi. Les jupes sont assez courtes, les shorts sont assez moulants. Je me lève, et me dirige vers le Micromania du centre commercial. Il y a une telle marée humaine, j’ai du mal à avancer. Enfin, j’arrive au magasin. Je n’aime pas forcément acheter dans leurs magasins, mais j’aime bien regarder les figurines Pop. Les goodies, sont sympas aussi. Peut-être que j’irais dans le magasin de pop-culture après. Pas peut-être, surement. Tiens, c’est aujourd’hui la sortie de ce jeu vidéo de tir ? Peut-être, je ne suis pas forcément les actualités sur ce genre de jeu.


Des paroles me viennent en tête. ‘‘Stand up, get up’’, de Bob Marley. Je les ressens dans ma tête, mais je ne connais pas vraiment la mélodie. A côté de moi, une dame me pose une question. En signant, je lui signale que je ne comprends pas ce qu’elle dit. Je pointe mon oreille du doigt, pour lui faire comprendre que je suis sourd.


Son air désolé ne me fait ni chaud ni froid. Les gens pensent qu’être sourd est un drame. Pour moi, ce n’est qu’une autre manière de vivre la vie.


Je salue le vendeur, et sors du magasin. La foule est de plus en plus compacte, et semble se diriger vers le même endroit. De plus en plus vite. Un homme pousse une fillette. Qu’est-ce qu’il se passe ?


J’essaie de suivre le rythme, mais un obèse me bouscule. Je tombe sur mes genoux, et perds mes lunettes. Je vois légèrement flou, et je ne me fais pas d’illusions. Si je les retrouve, ce sera un miracle. Un pied écrase l’une de mes chevilles, et je crie. Une autre personne me bouscule et je percute le sol, à plat ventre. Ma tête heurte le carrelage. Un homme ? Une femme ? piétine mon coude droit. Je hurle encore une fois. Les talons, les bottes, mes chaussures m’écrasent de plus en plus. Je sens l’une de mes vertèbres se décaler, j’ai le dos bloqué. Chaque mouvement que je tente de faire me fait hurler de douleur. Je le sais, je sens mes cordes vocales vibrer. Ma tête percute de nouveau le carrelage, le choc résonne dans mes incisives. Je vois du sang tomber sur un carré noir. Non-loin de moi, des flashs apparaissent. Bordel, qu’est-ce qu’il se passe ?


La foule m’a enfin dépassé. Je gis sur le sol, seul. Je pose ma joue par terre, je tente de canaliser la douleur. Je n’y arrive pas, je pleure. Un objet brulant se pose contre ma tempe. Mes cheveux grillent. Je ferme les yeux, dépité. Un flash, la douleur, une fraction de seconde.


Je ne pense plus. Je ne suis plus que néant.


Je hurle ! Je pleure ! Je crie ! La porte de ma chambre s’ouvre avec fracas, je sens les bras de ma mère autour de moi. Je ne peux m’empêcher de hurler. Je n’arrive plus à respirer. Je me débats. Pourquoi maintenant ? Pourquoi aujourd’hui ?


Je me calme tant bien que mal. Je rassure ma mère, mais je sais qu’elle va revenir dans quelques minutes.


Pourquoi maintenant ? Je pensais que ces rêves étaient finis. Trois mois de calme, de tranquillité, de sérénité. Trois mois pendant lesquels j’avais pu me reposer, retrouver une vie normale. J’ai eu mon bac avec mention. J’ai eu ma place en licence. J’ai réussi à garder un lien d’amitié avec Jo. Et au final, Camille n’est pas si superficielle que ça, il avait suffi que j’apprenne à la connaitre. Patrick, le joggeur, était même venu me remercier en personne.


Pourquoi aujourd’hui ? J’avais prévu d’aller au centre commercial. C’est le mois de juillet, et plusieurs auteurs que j’aime ont sorti des livres qui vont surement me plaire. Bon sang, le dernier tome des Vaisseaux-Artéfacts, c’est aujourd’hui qu’il sort !


Je ne veux pas vivre ça ! Un détail me chiffonne. Dans le rêve, Spec Ops était sorti. Or, ce jeu de tir ne doit sortir que demain. Les rêves prémonitoires peuvent-ils avoir lieu plusieurs jours en avance ?


Je reprends confiance, et fébrilement, je navigue vite fait sur internet. La sortie officielle est bien demain. Je préfère profiter de la journée d’aujourd’hui. Demain, je resterai à la maison. J’envoie un sms à Camille.


‘‘Demain, la journée chez moi ? Ju.’’


‘‘Ok. Ta pas besoin de signé tu c ?


Comme d’habitude, je soupire en voyant le langage sms de Camille. Je rassure ma mère une dernière fois, et je me prépare pour la journée. Portefeuille, c’est bon, carte de bus, c’est bon, sacoche avec du matériel médical de base, c’est bon (depuis quand j’emporte des gants médicaux et des bandages dans ma sacoche ? ces rêves m’ont rendu paranoïaque, je crois).


Je prends mon petit déjeuner difficilement. Je me rassure en consultant les sites de jeu vidéo, et je pars. Si le rêve se réalise, ce sera demain. Demain.


Le centre commercial est bondé. Je me dépêche d’aller à la librairie, et je file au rayon qui m’intéresse le plus. Je feuillète les premières pages du dernier tome des Vaisseaux-Artéfacts. Je prends plaisir à lire les premiers paragraphes. Moustique est toujours aussi complexe. Je me rappelle la discussion que j’avais eu avec elle. Tiens ? On dirait que l’auteur a rajouté ce côté parfois effrayant que peut avoir l’héroïne.


Je me dirige vers la caisse. J’aurais toute la nuit pour dévorer le roman. ‘‘Dévorer un livre peut vous prendre moins d'une nuit, mais vous vous souviendrez de sa saveur à jamais’’ avais-je lu sur un forum. Je ne pouvais pas être plus d’accord avec l’auteur de cette phrase.


Je règle mes achats (encore quatre romans qui vont venir jouer au Tétris dans ma bibliothèque pleine à craquer) et sors. Dans les haut-parleurs, les annonces défilent. Promotion chez Sephora, nouvelle collection été chez Cache-cache, Spec Ops disponible aujourd’hui pour les abonnés Micromania, remise cadeau chez Intersport…


Spec Ops disponible aujourd’hui pour les abonnés Micromania ? Non. Non. Non ! Pas aujourd’hui ! Je dois me dépêcher de sortir. Je ne veux plus être un héros. Je veux être quelqu’un de normal.


Une déflagration retentit, puis une autre. Des cris résonnent dans la galerie marchande. Je vois des gens me dépasser en courant. Une nouvelle déflagration se répercute en échos. Moi, les gens autour de moi, on connait tous ce claquement. Un claquement, un mort. Putain, pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi aujourd’hui ?


Je cours, j’essaie d’éviter les gens. Devant moi, un collégien se fait percuter par un obèse.


‘‘Stand up, get up.’’


Comme d’habitude, je sais ce que je dois faire. Suivre les paroles de la chanson, qui me trottait dans la tête depuis ce matin. Comment j’ai pu ne pas faire attention à cette chanson ???


J’arrive immédiatement au niveau du sourd. Je passe mes mains en dessous de ses aisselles, je le relève de toute mes forces. Le gamin me remercie en signant et court. Je tombe au sol, poussé par un quidam. Un autre m’écrase la cheville dans un craquement sec. Les détonations se rapprochent. Je sanglote, comme une chiffe molle. Je m’en fous. Une femme pousse un hurlement strident. Une nouvelle détonation l’interrompt.


Je me retourne sur le dos. Je le vois s’approcher. Il tend le canon vers mon visage. Lui ????


Un flash. Une détonation.


La colombe s’envole, une plume blanche tombe vers l’humain.










Cette histoire fait partie d'un tout plus grand !











Très astucieux le coup des rêves prémonitoires (c'est pas bien de torturer son personnage ! ^^) et celui de la colombe est super intéressant


Le 16/06/2021 à 18:10:00



Elinor

Triiiiiiche. Je comprends pourquoi Lu' a bien précisé hors rêve pour ce défi, parce que là tu as fait une belle entourloupe. Ça fait plaisir de retrouver Ju et le concept est super intéressant, mais un peu de respect pour les contraintes quoi, surtout quand ce sont celles obligatoires ! Mais c'était très plaisant à lire


Le 25/06/2021 à 14:56:00

















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