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Défi de Faucheuse (Survivre à tout prix)
Eskiss
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![]() ![]() Jour de chance(par Eskiss)Il vole, battant régulièrement ses ailes sombres, à la recherche des courants chauds. Ses pupilles d’ébènes sont fixées en contrebas sur une voiture bleue qui roule, vite. Très vite. Trop vite ? Il prend de la hauteur et aperçoit un éclat rouge sur une route perpendiculaire. Un autre véhicule, qui dévale le chemin à tombeau ouvert jusqu’à un carrefour. Il croasse. Calcule. Vois. L’angle de la maison cache le carrefour. La voiture bleue ralentit à peine, puis s’engage. La rouge surgit subitement, l’empale. Le choc est violent, bruit de ferrailles écrasés mêlé au cri de l’humain qui s’éteint, très vite. Après quelques tonneaux, le premier véhicule s’encastre dans un mur. Une épaisse poussière calcaire se soulève. Un silence morbide règne. Une vie vient de s’envoler.
Cent mètres avant le carrefour fatidique. Cinquante. Vingt. Dix…. La voiture bleue ralentit brusquement. S’arrête. Le conducteur sort la tête, a l’air de regarder quelque chose. Une affiche sur un mur. Dans un vrombissement la rouge traverse le carrefour sans ralentir. La bleue s’y engage une minute après. Un non-évènement.
Malgré son dépit, il décide de le suivre, se laisse porter par les courants d’air. Heureusement les routes sont petites, le véhicule ne roule pas très vite. Après quelques minutes, il s’engage en ville puis finit par se garer devant un immeuble. Son conducteur en sort. La vingtaine, brun. En s’approchant de lui, l’oiseau l’entend siffloter. D’un pas vif, il grimpe l’escalier. Réapparaît par la fenêtre ouverte de ce qui semble être son appartement deux étages plus haut. Le corbeau y jette un œil, voit l’humain se déshabiller, se diriger vers une pièce plus petite. Il décide de la suivre par l’extérieur, jusqu’à une minuscule lucarne. Une salle de bain minuscule accueille une immense baignoire, ridicule par la taille qu’elle y occupe. Le jeune homme fait couler l’eau, s’y glisse avec un soupir d’aise. Ferme les yeux.
Il note la température élevée. La porte soigneusement fermée. La buée qui commence à se former, sa poitrine qui s’abaisse à intervalle régulier. Il est proche de dormir. Dans un environnement surchauffé. Sa tête dodeline, puis soudain s’abat sur sa poitrine. Son corps se détend totalement, ses muscles lâchent. Il a perdu connaissance à cause de la chaleur. Il glisse lentement, doucement, surement dans l’eau. Sa poitrine, son cou, sa bouche, son nez. Des bulles éclatent à la surface, en chapelet irrégulier, un long jet d’écume pendant une minute qui se tarit soudain. Une ultime se dissipe avec lenteur, presque regret. Plus rien ne bouge. Il dort. Pour toujours.
La buée lui obstrue la vue, il compte les minutes. Dix devraient suffire. Cinq peut-être ? Cinq plutôt. Une sonnette résonne. Un grommellement, du mouvement dans la salle de bain, le bruit de la porte qui s’ouvre. La voix, grave : « Putain, encore un gamin qui fait une blague… il fait chaud ici, je devrais ouvrir la fenêtre peut-être ». Le loquet qui grince. Il s’envole, croasse sa déception. Pas cette fois. Il repasse sur la fenêtre principale, le voit sortir après une dizaine de minutes, s’habiller et partir en claquant la porte. Il l’attend, l’observe dévaler les marches du hall d’entrée, bondir sur le trottoir, s’engouffrer dans une ruelle contiguë. Note le pigeon qui s’apprête à se poser sur une tuile branlante sur le toit voisin. Le volatile atterrit sans élégance, manque de déraper quand la tuile mal ajustée cède sous son poids. Sans un bruit, celle-ci chute. Lui continue d’avancer, il semble perdu dans ses pensées. Il n’a ni le temps d’entendre ni de le voir que le projectile lui écrase le crâne. Il s’abat au sol, l’éclabousse de sang. Son corps tressaute quelques secondes. Une voix horrifiée crie. Mais il est trop tard.
Son pas est souple, il avance régulièrement. Le pigeon bat des ailes pour ralentir, s’apprête à poser ses pattes sur le toit. Soudain l’humain stoppe net, se frappe le front avec la main et fait demi-tour. La tuile cède. S’écrase au sol, sans même que le jeune homme, déjà disparu au coin de la rue, ne s’en rende compte.
L’incompréhension domine dans ses pupilles de nuit. Trois fois il a échappé, trois fois il l’a empêché d’accomplir son rôle de messager. Une pointe de curiosité vient l’aiguiller et surmonter son dépit. Il faut qu’il le suive. Il décolle à nouveau, ne le lâche pas d’un pied. Il n’est pas parti bien loin, il pénètre à l’instant dans son appartement, le regard fixé sur la fenêtre ouverte. C’est manifestement ce qui l’a fait revenir. Et ce qui pourrait bien lui causer une chute fatale, à voir l’éclat brillant du parquet devant le battant. Il traverse la pièce à grand enjambées furieuses, peste contre la perte de temps. La semelle de sa basket se pose sur la latte sur laquelle il a renversé par mégarde de la cire le week-end précédent. Il glisse, s’envole en une arabesque gracieuse. Retombe. Sa nuque frappe violement la table derrière lui. Un craquement sonore, il s’effondre au sol, les yeux révulsés. Inerte.
Il marche, se rapproche chaque pas rageur un peu plus de sa destinée. Soudain, un bruit sourd au plancher le fait sursauter. Il baisse les yeux par réflexe, aperçoit la latte traîtresse. L’esquive et a un petit rire quand il entend une voix satisfaite « Je l’ai eu cette mouche de merde, j’l’ai eu ! ». Il referme la fenêtre, aperçoit le corbeau et lui fait un petit signe de la main, puis repart.
Il croasse de toutes ses forces sa colère. L’humain a osé le narguer. Il se calme en pensant au plaisir qu’il aura à extirper son âme encore tremblante de son corps et à l’emmener là dans leur Royaume. Ce sera aujourd’hui, il en a la certitude. Il l’a pressenti, ses yeux l’ont guidé, lui ont indiqué cet humainlà . Il mourra. Il mourra ?
Le jeune homme marche dans la rue, bouscule quelqu’un par inadvertance, s’excuse. Continue à avancer, arrive devant un passage piéton près duquel un bus est garé. Pose le pied dessus. Le conducteur du 4x4 roule des yeux paniqués quand il l’aperçoit qui surgit de derrière le bus. Croise le regard surpris, à peine effrayé, de sa future victime. Presse de tout son poids sa pédale de frein. Trop tard. Dans un craquement d’os, son corps percute le capot, étoile le pare-brise puis s’écrase au sol. Une large mare de sang s’étale. Des cris, les larmes du bourreau. Et son âme qui n’attends plus que d’être cueillie.
« Monsieur ! Monsieur ! » L’humain se retourne. Une femme lui tend quelque chose. Un téléphone. « Vous avez perdu ça je crois ! » Il la remercie, lui sourit, se permet une blague. Elle rit. Il continue à parler, fronce les sourcils en entendant le moteur du 4X4 rugir derrière lui, rit à son tour.
Il l’a fait. Cinq fois il aurait dû mourir, cinq fois il a survécu. Le corbeau ressent une sombre amertume l’envahir. Jamais jusque là il n’avait été trahi par ses yeux. Ils les croyaient infaillibles. Il est tard. Le soleil se couche, s’il veut accomplir son devoir quotidien, il doit trouver un autre humain. L’autre ? Ils finiront bien par se retrouver un jour. Il croasse, amusé. Dire que cet humain ignore sans doute que c’était son jour de chance !
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