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Eskiss![]() Spectacles![]() ![]() ![]() D'un monde à l'autre(par Eskiss)Comme chaque soir, le quai du métro est bondé. Les gens attendent, l’air morne, quelques personnes discutent mais la plupart sont perdus dans leurs pensées ou l’écran de leur téléphone. Il fait chaud, je sens le dos de ma chemise s’imbiber de sueur. Je peste contre mon manteau, bien trop épais pour la saison. Le printemps est arrivé sans crier gare hier et je n’ai pas eu le temps d’adapter ma garde-robe. Soupir. Tant pis. Je me replonge dans mon jeu, j’enchaine les sauts de plateforme en plateforme, fait un roulé boulé pour esquiver un shuriken, saute par-dessus des piques acérés et me prends une boule de feu de plein fouet. Game over. Pas aujourd’hui que je battrai mon record. Je ferme le jeu et regarde machinalement la date. 30 juin. 30 juin ? Un bug sans doute. J’éteins mon téléphone et pendant que j’attends qu’il redémarre, je relève la tête et note soudainement que la foule a légèrement diminué et que mon voisin porte un superbe bermuda et des tongs. J’esquisse un sourire. Certains étaient vraiment impatients de retrouver les températures estivales semblerait-il. Je parcours la foule du regard et c’est là que je croise ses yeux.
« Vert d’eau, d’une ondée si claire et si pure qu’on voudrait pouvoir s’y abreuver sans fin et s’y abandonner tout entier ». C’est la description que j’en avait fait. Je détaille son nez fin, sa chevelure brune qu’elle a ramené en une natte qui pend le long de son épaule, les muscles de ses épaules que dessine un débardeur bleu marine. C’est elle. C’est elle putain ! Mais qu’est-ce qu’elle fout…. Des bruits d’échauffourée résonnent au loin, j’entends un cri de rage et soudain c’est la panique, les gens se mettent à courir en hurlant, j’entends un « Il l’a, y’en a un qui l’a ! ». Je reste interdit, on me bouscule, je manque tomber à la renverse et me retient de justesse au mur, je vois une femme chuter au sol, quelqu’un trébucher sur elle et se relever instantanément pour se remettre à galoper. Un sentiment de déjà -vu m’envahit, la situation me semble familière… L’adrénaline me rattrape, je m’élance machinalement, poussé par la folie qui a contaminé la foule. J’aperçois au loin sa natte brune qui bat son dos et, pris d’une impulsion subite, je la suis. Elle est peutêtre la clé de tout ça. Il y a forcément une explication rationnelle… Je cours et je parviens à la rattraper, on avale les escaliers, elle escalade un tourniquet, je l’imite tant bien que mal, elle bifurque, je fais de même et soudain… la lumière. L’air frais et un soleil éclatant qui m’accueille. Une vague de chaleur me frappe brutalement, il doit faire au moins une trentaine de degrés. Je ruisselle, hésite à m’arrêter un instant pour retirer mon manteau mais les cris derrière moi m’incitent à poursuivre ma route.
Elle a ralenti, claudique maintenant franchement. Elle jette un regard en arrière, je vois son visage qui grimace de douleur, nos regards se croisent et, sans savoir pourquoi, je lui fais un signe de la main. Intriguée, elle s’arrête et je note à cet instant que je n’entends plus personne derrière moi. Je me retourne. La foule habituelle grouille sur les trottoirs parisiens, quelques personnes discutent avec un air inquiet, mais plus aucun signe de panique. On a dû s’éloigner suffisamment. Je la rejoins, le souffle court. Elle me regarde, moi écarlate, soufflant comme un bœuf, les cheveux humides et subitement, elle éclate de rire. Je la dévisage, interdit, puis je sens quelque chose remonter, lentement, sûrement et je l’imite, je ris, fort, longtemps, je me plie en deux, je ne sais pas pourquoi, je sais pourquoi, parce que j’ai eu peur, si peur et que je suis encore en vie. Après quelques minutes à nous tenir les côtes, on se calme peu à peu. Elle ne peut pas s’empêcher de glousser quand elle me voit retirer mon manteau et contempler d’un regard dépité ma chemise trempée. J’en joue, je force le trait, me lamente à haute voix, me plaint que mes chaussures sont foutues. Elle recommence à se marrer, essuie quelques larmes et me tend la main, que je serre vigoureusement : « Ça fait longtemps que j’ai pas ri autant que ça, tu t’appelles comment ? » Je lui réponds en souriant. Sa main est ferme, je sens quelques cals sous me doigts. Un ange passe. Finalement, elle reprend la parole : « Tu veux pas savoir comment je m’appelle ? Bon et bien tant pis, je vais te le dire quand même, mon prénom c’est …» Bien sûr, son prénom. Même si je le connais déjà , maintenant j’en suis sûr, c’est elle, c’est « Perséphone. »
Elle me fixe, semble s’attendre à une réaction de ma part. Rien. Tout au plus le sentiment que pour absurde qu’elle soit, la situation s’est enfin éclaircie. Je suis dedans. Tout ce qui m’entoure, je ne le connais que trop bien. La bousculade, je sais ce qui l’a causé. Le 30 juin… « T’es bien la première personne qui ne fait pas de remarque sur mon prénom… je suis pas la première déesse que tu rencontres ? » Ses yeux brillent, malicieux, et je ne peux pas m’empêcher de sourire. Cet humour, ce sens de la répartie… je secoue la tête : « Désolé, je suis encore un peu sous le choc après… ce qui s’est passé tout à l’heure. » Son visage se referme : « Je sais même pas pourquoi j’ai couru, je suis sûre que c’était une fausse alerte, mais les gens sont tellement tendus ces derniers temps avec ce groupe, là , la Nouvelle Humanité… après la tentative d’attentat la semaine dernière, ils ont peur. Et je les comprends… » La Nouvelle Humanité. Un attentat la semaine précédente. Le 30 juin. Bordel. C’est bien ça. Je sais où je suis. Mais… qu’est-ce que je fous là ?
Première étape, m’informer. Je prends mon courage à deux mains et lui demande : « Je crois qu’on a bien mérité de boire un truc après cette course… ça te dit un verre ? Genre dans ce café ? » Je lui désigne une terrasse proche. Elle hésite quelques secondes, me jauge puis finit par opiner de la tête. On s’installe, je me mets en chemise et soupire de la fraîcheur d’une brise providentielle du début de soirée. Personne ne m’attend, je peux bien me permettre de me détendre quelques heures. Elle commande une bière, moi un jus de poire. Elle hausse un sourcil, je ne me démonte pas : « Vois-tu, il y a tout un art dans le jus de poire. Tout dépend de la poire, été, automne, de la région d’origine, c’est riche de saveurs, gorgé de soleil… tu vas voir ! » On continue à discuter, on parle de nos boulots respectifs. Elle travaille à la Bibliothèque Nationale de France, je fais semblant de paraître étonné et lui demande des précisions sur ce qu’elle fait, tout en le sachant pertinemment. Du moins c’est ce que je croyais. Elle me parle de facettes méconnues de son emploi, que je n’avais pas imaginé. Intéressant. Je ne sais donc pas tout d’elle. Quand le serveur arrive avec nos commandes et me donne une brique en carton arborant fièrement une poire dansante je la regarde, elle me regarde et on éclate de rire. Je saisis l’emballage : « Hey attends y’a quand même… 30% de fruits, c’est pas si mal ! Et pour cinq euros… c’est donné ! » Son rire redouble et je ne peux m’empêcher de remarquer avec un pincement au cœur à quel point elle est jolie. Et ce que je sais d’elle ne la rend que plus belle à mes yeux.
Le temps passe et on s’arrête pas de parler. Je me rends compte de la foule de détails que j’ignore sur elle et ça me fascine alors je lui pose des questions, rebondit, parvient à lui faire esquisser un sourire en lui racontant la fois où j’ai pris mon vélo pour une motocross et fini les genoux en sang sur le gravier. Elle me raconte son quotidien, ses escapades en Europe pour randonner, seule. La fascination qu’elle éprouve face à la Nature, les moments magiques qu’elle a vécu au lever du soleil, le nez d’une marmotte à moitié assoupie à quelque mètre d’elle, le reflet de la lune sur un lac à l’eau transparente « Mais froide, je claquais des dents après, j’ai dû me frotter pendant dix bonnes minutes pour me réchauffer ! ». Aucun de nous n’évoque la situation actuelle. J’ai pas envie de briser la beauté du moment en y ramenant la réalité et elle…ne veut manifestement pas plus y penser. Et esquive soigneusement le sujet de sa jambe et sa vie avant ses vingt ans. J’apprends juste que sa mère est morte quand elle était petite et que son père est professeur d’histoire.
On finit par diner ensemble, vingt heures, vingt-une heure, vingt-deux heures. Une serveuse nous apporte l’addition. Perséphone paie puis je brandis à mon tour ma CB. « Carte bancaire non reconnue ». Je hausse un sourcil. Je m’en suis servi ce midi même, sans souci, alors pourquoi maintenant…. Je réessaie. Toujours ce message d’erreur. Avec humeur, je sors quelques billets froissés de mon portefeuille et lui les tends. Elle me regarde, je grimace, pianote sur mon téléphone pour me donner une contenance. Ouvre machinalement mon répertoire. Il est vide. Avec fébrilité j’ouvre mon historique. Rien. Internet ne marche pas, je me connecte au wifi. Ouvre la nvigateur : mon compte mail n’existe plus. Je blêmis, inspire profondément et me rend sur le site de ma banque. Inscris mon identifiant de connexion. « Inconnu ». Je n’existe plus.
« Ça va ? » Elle a remarquĂ© ma confusion, ses yeux sont interrogateurs et une ride soucieuse plisse son front. « Oui, je…en fait je… » Je bredouille, incapable de penser clairement. Faut que je m’en sorte. Mon appartement ? Si je n’existe plus, ça veut dire que j’en suis plus locataire. Ça signifie aussi qu’il ne me reste que ce que j’ai sur moi pour survivre. Ça et… ma connaissance des Ă©vènements Ă venir. Subitement, j’ai une illumination. « PersĂ©phone je suis dĂ©solĂ© de te demander ça mais… j’ai un souci de logement ce soir, est-ce que tu pourrais… m’hĂ©berger s’il te plaĂ®t ? » Elle a un mouvement de surprise, je la sens soudain mĂ©fiante. Elle me dĂ©visage longuement, je la sens qui pèse le pour et le contre. Finalement, elle se dĂ©cide Ă me rĂ©pondre : « OK pour ce soir. J’ai un canapĂ©, tu pourras dormir dessus. Mais demain tu repars, ok ? » J’opine de la tĂŞte et on sort du restaurant ensemble. Elle marche vite, silencieuse, je la sens perdue dans ses pensĂ©es. Elle reprend : « Et tu feras gaffe, j’ai un coloc, faut pas le dĂ©ranger, c’est un mec un peu susceptible des fois… — Un coloc ? » Ça m’échappe malgrĂ© moi. « Oui, un coloc, ça t’étonne tant que ça ? — Non c’est juste que… » Que t’es pas censĂ©e en avoir un. Que ça complique mes plans. Est-ce que les choses auraient changĂ© plus que ce que je pensais ?
On finit par arriver au bout d’une vingtaine de minutes au pied d’un immeuble haussmannien. Elle me tient la porte, puis me guide au troisième étage. Son appart n’est pas très grand, un séjour orné d’un magnifique tapis persan, des étagères croulant sous des objets venus des quatre coins de l’Europe, une vue magnifique sur la rue en contrebas. Deux portes fermées, dont une qu’elle me désigne du doigt en posant son doigt sur ses lèvres. Elle murmure « Il travaille tôt, il doit dormir alors... pas de bruit, d’accord ? Attends-moi-là . » Elle revient quelques minutes plus tard avec un T-shirt et un short en coton, trop grands pour lui appartenir. Les habits de son colocataire ? D’un ex distrait ? Peu importe. Elle me fait signe de la suivre. Elle m’indique la salle de bain. Je profite avec un soupir d’aise d’une bonne douche, me brosse les dents comme je peux et me change rapidement. Enfin frais.
Je sors. Elle m’attend, m’indique le canapé qu’elle a déplié. Je la remercie, hésite. Lui souhaiter bonne nuit ? Obéir à la pulsion qui me pousse à me rapprocher d’elle ? Elle aussi semble partagée. On se regarde, yeux bruns, yeux verts, j’espère qu’elle n’a pas remarqué l’étincelle de désir dans mes yeux… Finalement elle me fait un signe, murmure un « bonne nuit » presque inaudible et rejoint sa chambre.
Je reste seul et me campe devant la vitre, pensif. Sous moi, les lumières de la ville tremblotent. Quelques klaxons au loin, un oiseau égaré qui chantonne. Tout a l’air calme, si calme. Le calme avant la tempête qui va se déchaîner à partir de demain. Un tsunami qui va l’emporter, elle et sa fossette, ses yeux clairs, sa bonne humeur. Pourquoi a-t-il fallu que je lui imagine un avenir si sombre ? Je peste silencieusement, enfonce mes ongles dans ma paume. Je pourrais la sauver. Il suffirait de lui dire de ne pas aller dans le métro demain. Mais si je fais ça… elle ne pourra pas devenir le personnage principal et mes connaissances de l’avenir deviendront obsolètes. Je peux pas me le permettre. Même s’il faut pour ça qu’elle souffre, qu’elle vacille à l’orée de la folie, qu’elle veuille mourir dix fois, cent fois et qu’autant de fois ce vœu lui soit refusé. Qu’elle le perde. Qu’elle la perde.
Je décrispe mon poing. Je ne sais pas si je vais pouvoir rentrer chez moi. Si je suis dans un rêve. Un cauchemar, plutôt. Mais je m’en sortirais. Quoiqu’il m’en coûte. Après tout, ce monde, c’est moi qui l’ai créé, non ?
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