L'Académie de Lu





Pas encore inscrit ? /


Lien d'invitation discord : https://discord.gg/5GEqPrwCEY


Tous les thèmes
Rechercher dans le texte ou le titre
Expression exacte
Rechercher par auteur
Rechercher par type de défi
Tous les textes


PseudoMot de passe

Mot de passe perdu ?

L'histoire des Faucheuses


Clarté ou obscurité éternelle ?

(par Elinor et Faucheuse)
(Thème : MĂ©lange : self-insert / projet)



Dans le chapitre prĂ©cĂ©dent : Lors d'une mission au Far-West, Elinor, apprentie de la Faucheuse, est touchĂ©e par une balle, et meurt. Seule son âme subsiste. Pour la sauver, son maĂ®tre entreprend un pĂ©riple au royaume de l'au delĂ . Sa maĂ®tresse, la Mort, accepte de les laisser tous les deux repartir, Ă  une condition : une fois l'apprentissage d'Elinor terminĂ©, le maĂ®tre devra quitter sa protĂ©gĂ©e, pour toujours…


Des années se sont écoulées depuis le fameux accident. Celui qui a tout bouleversé. Celui qui a changé nos vies. Celui qui a placé une épée de Damoclès au dessus de nos têtes. Au dessus de nos cœurs.

Depuis que cet accord plane au dessus de nous, je m'applique à être l'apprentie la moins douée possible. J'essaye de rater mes exercices, de faucher le moins possible, de ne pas retenir mes leçons. Mais, inexorablement, mon pouvoir s'amplifie, il se développe, et je ne peux le contenir. Mon corps assimile seul les gestes parfaits à exécuter, les techniques les plus pointues.

Mon maître voit également que je progresse. Mais il ne dit rien. Il n'a pas besoin d'énoncer l'évidence. Bientôt, il devra partir. Pour ne jamais revenir. Nous nous étions promis de trouver une solution, mais encore aujourd'hui, rien ne s'est présenté. Nous sommes toujours sous son joug.

Alors nous profitons au mieux du temps que nous passons ensemble. Les mots n'ont plus besoin d'être dits. Les serments n'ont plus besoin d'être prononcés. Ils existent. Et nous le savons. Un fragile équilibre s'est installé. Mais, les équilibres sont faits pour être brisés...

Un jour d'hiver, alors que la nuit vient de tomber, on frappe à la porte. Je lui jette un regard d'inquiétude. Il tente de me rassurer d'un regard, mais je sens le doute dans ses yeux. Nous connaissons tous deux la personne qui attend derrière la porte. La Mort, ou son serviteur à l'apparence de shérif. J'ai peur. Horriblement peur. Je tremble comme une feuille.

Le candĂ©labre se dĂ©voue pour aller ouvrir la porte. Et je suffoque. C'est bien l'homme Ă  la dĂ©gaine Ă©trange devant la porte. Il n'entre pas. Il dit juste, d'une voix arrogante :

— Il est temps. Suis moi.

Mon maître semble avoir des réticences à partir. Lui non plus ne veut pas me quitter. L'homme, alors agacé, s'avance à l'intérieur de notre manoir et le prend par le bras. Il oppose une faible résistance, mais cela ne sert à rien, il est comme vidé. Alors je me mets en mouvement.

J'accoure, et je lui prends sa main libre, en m'adressant Ă  notre bourreau :

— Je vous en prie, je vous en supplie, laissez nous ensemble. Je ne suis pas prĂŞte, je ne m'en sortirai pas seule, j'ai besoin de lui.

— Voyons jeune fille, me rĂ©pond-il d'un ton condescendant, je t'ai vue Ă  l'Ĺ“uvre, tu seras parfaite. Lâche le.

Je serre sa main encore plus fort. Je ne veux pas la lâcher, je ne peux pas la lâcher. La lâcher signifiait briser notre lien, lui dire adieu, et je ne peux pas.

Je vois l'homme lui chuchoter Ă  l'oreille quelque chose d’imperceptible pour moi, mĂŞme avec mes sens sur-dĂ©veloppĂ©s. Une vague de frayeur lui traverse le visage. Et il me lâche. Nos mains glissent l'une sur l'autre. Et mon bras tombe, ballant. Je m'effondre. Je hurle :

— MaĂ®tre, Non !!!

Et il disparaît. Sans laisser de trace.


Lorsque les trois coups retentissent à la porte, je sais que c’est fini. Je sais que c’est la dernière journée que j’aurais passé aux côtés de mon apprentie. En réalité, je le sais depuis l’aube. J’ai bien vu ses tentatives pour échouer son apprentissage, mais elle est douée malgré elle. Plus elle a lutté pour retarder l’échéance, plus elle craignait de me perdre… Et plus l’idée de ma perte lui devenait insoutenable, plus ses pouvoirs devenaient puissants. La rage… L’indicible rage…

Je la regarde. Ses yeux se tournent vers moi. Je ne parviens même pas à cacher mon inquiétude. J’aurais voulu avoir… rien qu’une journée de plus. Rien qu’une journée pour lui faire mes adieux. Je n’ai plus de temps. Plus… du tout. Je me lève tandis que l’un de mes serviteurs ouvre la porte. Je voudrais rester auprès de mon âme sœur… Mais c’est trop tard. Nous avons ensemble lu l’intégralité des ouvrages de ma bibliothèque. Cherchant une piste… là où elle n’existait pas. Il n’existe aucune solution. Ma déesse la mort, la dévoreuse éternelle de vie, n’aurait pas su mettre une faille dans ses plans.

Cet être me prend le bras et me force à quitter ma demeure. Je résiste… je le tente, du moins. Mon apprentie tente de le raisonner, tente de me retenir. Je lui tiens la main, priant ma divinité qu’il nous laisse au moins quelques instants… Mais l’homme vient me chuchoter à l’oreille. Je frémis… Je blêmis… Et je la lâche… La menace qu’il vient de proférer… Je ne supporterais pas de le voir reprendre son âme… Non… C’est même pire… Les mots… Je me refuse même à me les répéter en pensées… Désespéré de ce qu’il pourrait lui advenir, je lâche sa main.

Les lèvres d’Elinor s’entrouvrent un instant… Mais les mots n’ont pas le temps de m’atteindre… Je glisse vers un autre monde… Un monde plus obscur. L’au-delà. Mais ce n’est pas le repos qui m’attend. Ma déesse m’apparaît en personne et charge m’est donné de faucher tous les revenants à qui je n’ai jamais donné le repos. Mais sans elle, je n’ai pas le cœur à la tâche. Je passe plus de temps sur le bord du Styx a regardé couler l’eau qu’à faire mon travail. Toutes mes pensées sont tournées vers elle. L’existence n’a plus de sens… plus de saveur sans elle.

J’ai l’impression que des années s’écoulent. Je sais qu’il n’en est rien. Mais le temps semble passer tellement lentement dans ces lieux. La solitude me pèse plus qu’elle ne l’avait jamais fait avant que je la rencontre. Même Ghost, ma monture, ne m’accompagne plus. Notre amour était censé me sauver… Quel sot ai-je été de croire en une promesse que nous nous étions faites sans avoir la moindre capacité de la tenir. Les serments faits à la Mort valent bien plus que ceux faits aux vivants.

Un jour pourtant… Un soir plutôt… Alors que je ramène sans entrain une âme errante à ma maîtresse, j’entends les portes de son palais s’ouvrir avec une violence que je n’ai jamais connue. Je me retourne et un sourire ému se dessine sur mon visage. Je ne sais pas comment elle a fait. Elle a transgressé toutes les règles existantes. Venir dans l’au-delà sans avoir une âme à y emmener… Cela démontre la puissance qu’elle a acquise. Ces yeux bouillent d’une colère infinie.


Depuis qu'il est parti, je n'ai plus goût de rien. Je ne mange plus, je ne dors plus. Je ne vis plus. Je ne suis même plus capable d'accomplir ma mission par moi-même. Chaque jour, j'utilise mon don d'ubiquité, afin d'envoyer des clones partout dans le monde pour accomplir mon devoir. Et pendant ce temps, je reste enfermée. Je ne peux rien faire. Je ne veux rien faire. Je reste prostrée, dans ma chambre ou dans la bibliothèque, à pleurer les souvenirs passés. Et j'espère en vain.

A chaque fois que la porte s'ouvre, à chaque fois que j'entends un bruit de pas, j'espère que c'est lui qui rentre. Qu'il va me donner une nouvelle leçon du jour. Mais cela ne sert à rien. Il ne reviendra pas.

Et puis une nuit, dans un sommeil peuplé de sombres rêves, j'entends une voix. Une voix qui m'appelle. Sa voix. Je ne perçois d'abord que de faibles murmures, puis ces derniers s'intensifient, jusqu'à rendre les paroles audibles. Elles me disent de m'accrocher. Elles me donnent du courage. Elles sont le regain d'énergie qu'il me fallait.

Je m'Ă©veille en sursaut, dans mon lit. Je ne sais pas d'oĂą proviennent ces rĂŞves, si ce sont de purs fruits de mon imagination, ou si mon maĂ®tre a rĂ©ussi Ă  entrer en contact avec moi. Mais je suis sĂ»re d'une chose, je ne renoncerai pas. Durant les prochains jours, les prochaines semaines, les prochains mois et mĂŞme s'il le faut, les prochains annĂ©es, dĂ©cennies, siècles, je m'entraĂ®nerai, je ne faiblirai pas. Mon seul objectif sera le but de ma vie : ramener mon maĂ®tre. Je m'en fais le serment.

Le temps passe. Je m'entraîne d'arrache pied. J'effectue le plus de fauchages possibles, sortant parfois même hors de mon territoire ou de ma liste. Et je deviens plus puissante. L'image de mon maître résonne en moi comme une rengaine, une chose à ne jamais perdre de vue.

Et de nouveau, une nuit semblable à la première, le phénomène recommence. Mais les voix sont bien moins anodines. Elles répètent, encore et encore, les paroles que l'être abject a susurré à mon maître, le fameux soir d'hiver. Lorsque je me réveille, une colère sans nom s'empare de moi. Il a osé. Il a réellement osé. Les mots ne sortent plus. Mais je décide d'agir.

Avec ma faux, je me téléporte devant le fameux manoir, là où tout avait commencé. Je ne devrais pas être là sans âme, mais je n'en ai que faire. Les portes claquent, et j'essaye de garder le plus de prestance possible. Je n'ai pas de plan précis en tête, mais je suis sûre d'une chose, je ne repartirai pas sans lui.

Et je le vois. Un mélange d'émotions indescriptibles me saisit. Mais j'ai changé depuis que nous nous sommes vu. J'ai mûri. Je m'avance vers lui, un grand sourire aux lèvres, et je lui tends la main.


Aussitôt que ses doigts sont à portée des miens, j’ose à peine les effleurer. J’ignore ce qu’elle fait ici… Ou plutôt, je voudrais l’ignorer. Elle est venue me ramener. Mais si elle parvenait à le faire… Non, il n’y a pas de si qui tienne. Je sens sa puissance émaner de son corps. La même qui m’a entouré lorsque le temps se gela lorsque sa vie fut prise. Elle pourrait me ramener. Si elle me saisit la main et décide de retourner dans le monde des vivants… aucun doute qu’elle me ramènera avec elle.

Mais je ne peux m’y résoudre. Je voudrais pouvoir la suivre. Je voudrais pouvoir l’avoir à nouveau à mes côtés. Mais si je fais ça… Les mots que ce démon a prononcés résonnent encore en moi. « Lâche sa main, ou je ferai détruire son âme. » Détruire… son âme… Je ne pouvais l’accepter. Morte… J’aurais su qu’elle reposait en paix… Mais la destruction de l’âme… La souffrance absolue pendant de longues minutes… Puis… comme si elle n’avait jamais existé. Et jamais je ne pourrais la retrouver.

Alors je recule ma main… Pour la protéger.

Mais Elinor ne l’entend clairement pas de cette oreille. Elle me prend la main. Et son contact me fait frissonner. J’ai l’impression d’avoir oublié des choses importantes d’elle. La douceur de sa peau, la mélodie de sa voix. Aussi… Lorsqu’elle prononce mon nom, j’écarquille les yeux de bonheur. Ce son m’avait manqué. Tellement manqué. Puis je réalise que l’être qui a voulu la condamner vient de se saisir d’un objet à sa ceinture.

Avant mĂŞme que je n’ai le temps de rĂ©agir, l’objet est en vol dans notre direction. Le temps de ne ralentit pas assez pour que je m’interpose. Elle va ĂŞtre frappĂ©e sous mes yeux. Je clos les miens. Je ne peux supporter la vision de son anĂ©antissement. Et je nous sens happĂ©s. Mais ce n’est pas comme si elle me ramenait vers le monde d’en haut. C’est autre chose… Une sensation vertigineuse. Et je sens que nous disparaissons de l’existence. Que nous arrive-t-il ? Qu’est-elle parvenue Ă  faire ?


Mai 2021.

Je suis si excité à l’idée de la rencontrer. Voilà quelques temps que nous échangeons par mail. Sa découverte est si incroyable. Elle pense avoir réussi à trouver un moyen de courber les dimensions. Il ne lui manque qu’un petit ingrédient pour rendre stable sa passerelle. Et je pense avoir trouvé ce qu’il lui manque. J’adore les sciences et je suis presque sûr de mon coup. Elle m’a montré le schéma de fonctionnement de sa machine. Cela ne peut que marcher.

Au volant de mon véhicule, je me plais à nous imaginer prix Nobel… Bon, si je suis honnête avec moi-même, je dois admettre qu’il n’y aucune chance que cet appareil fonctionne. Ce serait fou quand même. Mais la science a déjà démontré plusieurs fois que seuls ceux qui ne tentent rien n’obtiennent rien. J’ai son adresse. L’adresse de ses parents plutôt. Mais elle m’a dit qu’ils ne seraient pas là.

Je me gare devant chez elle et je vais toquer à sa porte. Trois coups lents mais puissants pour signifier que c’est moi. C’est le « code » qu’elle m’a demandé de respecter. Elle n’abandonnerait pas ses travaux pour quelqu’un d’autre. Lorsqu’elle m’ouvre, je suis très surpris.

Je m’étais attendu Ă  tout, sauf Ă  ça. Soit son corps a oubliĂ© de grandir, soit ce n’est qu’une adolescente. Devant mes yeux se crĂ©e immĂ©diatement un arbre de possibilitĂ©s. Dont beaucoup de branches me font finir en prison. Que faire ?


J'entends frapper Ă  ma porte. Le fameux code. Ça y est, il est lĂ . L'homme avec qui je discute depuis plusieurs semaines de ma dĂ©couverte. Je lui ouvre. Étrangement, il a l'air surpris de me voir. Il me dit d'ailleurs :

— Tu sais oĂą est ta grande sĹ“ur ?

Aurais-je oubliĂ© de lui prĂ©ciser mon âge ? VoilĂ  qui est fort probable. Lorsque je commence Ă  parler de mes dĂ©couvertes, j'oublie tout le reste, y compris les informations les plus Ă©lĂ©mentaires. Je lui rĂ©ponds donc :

— Je n'ai pas de sĹ“ur. C'est moi Elinor. Entre, je t'en prie.

Je vois qu'il hĂ©site. Il a sĂ»rement peur de ce qui pourrait lui arriver si mes parents apprenaient qu'un inconnu trentenaire dĂ©barquait chez nous. J'essaye donc de le rassurer :

— Je ne vais pas te manger. Et je t'ai dit que mes parents ne seront pas lĂ  de la soirĂ©e. Entre donc.

Il hĂ©site mais finit par rentrer. Je l'invite Ă  s'asseoir dans mon salon, et je pars chercher ma maquette et mes plans. Puis, je lui montre tout dans les moindres dĂ©tails. Des mois de recherche, Ă  me couper du monde pour mettre au point mon concept. Mais, Ă©videmment, cela n'a pas plu Ă  tout le monde, surtout Ă  mes parents. J'ai toujours de bonnes notes, mais ils n'apprĂ©cient pas que je passe mes journĂ©es et mes nuits Ă  travailler et Ă  me consacrer Ă  ma passion, enfermĂ©e dans ma chambre. Et puis Pat est arrivĂ©. Enfin, Philippe de son vrai nom. Nous avons commencĂ© Ă  discuter sur un serveur discord commun, et puis nous sommes passĂ©s par les messages privĂ©s, et les mails. C'est le premier Ă  avoir cru en moi. En mes idĂ©es. Tous les autres me donnent la mĂŞme rengaine :

— Tu es folle, cela ne fonctionnera jamais !

— Une machine pour distordre les dimensions ? Redescends sur Terre ma petite, tu rĂŞves trop.

Mais pas lui. Lui m'a écouté. Il a cru ce que je lui ai dit. Et il a même contribué à mon projet, à sa façon. Et il y a quelques jours, il m'a annoncé l'inimaginable. Il m'a dit qu'il connaissait sûrement la chose qu'il me manque pour que mon appareil fonctionne. J'ai sauté sur le séminaire de mes deux parents pour l'inviter à la maison.

Nos esprits s'échauffent ensemble. Je lui explique tout par le menu. Il a l'air vraiment intéressé parce que je raconte, pas comme les vieux qui me regardent d'un air beaucoup trop condescendant à mon goût.

Et le moment tant attendu arrive. Il est sur le point de me révéler ce qu'il sait...

— BOUM.

Un objet non identifié vient de s'écraser dans mon jardin. J'accoure, pour voir ce qui a bien pu se passer. Et je vois... quelque chose d'inattendu.


Où ai-je atterri? Je ne reconnais rien. Je ne comprends pas. J'ai vu arriver l'arme sur moi, j'ai réellement cru qu'elle allait m'atteindre. Et tout s'est effacé. Ou plutôt, c'est moi qui me suis effacée. J'ai eu l'impression de me distordre, que mes cellules se sont toutes séparées pendant un court instant, pour se rassembler juste après. Ici. Un endroit qui me semble étranger. Qui est étranger.

Je jette un regard autour de moi. Et je pousse instantanément un soupir de soulagement. Il est là. À mes côtés. Il m'a suivie. Je sais que je pourrais tout vivre s'il est avec moi. Malgré tout ce qui nous est arrivé, le fait que nous nous soyons de nouveau retrouvés est pour moi la plus grande preuve qu'on ne pourra jamais nous séparer.

Je lui prends la main. Et je suis interpelée par un bruit. Une présence humaine. Je saisis ma faux, prête à nous défendre. Et je ne comprends pas ce qui se passe ensuite.

Une jeune fille débarque. Et c'est un choc pour moi. Elle me ressemble. Trait pour trait. Elle pourrait être ma jumelle. Mon maître aussi la dévisage. Elle a l'air aussi choquée que nous.

La voix d'un homme retentit :

— Elinor ? Tout va bien ?

Je ne comprends plus rien. OĂą sommes nous ? Qui est en face de nous ?


Qui est cet homme ? Comment connaĂ®t-il mon Elinor ? Et quels sont ses Ă©tranges vĂŞtements qui sont les siens. Mais oĂą est-on seulement ? Je regarde autour de moi, cherchant un Ă©lĂ©ment familier. Il y a des arbres identiques Ă  ceux de la forĂŞt qui entoure mon domaine non loin, mais rien d’autre de connu.

La désorientation reste trop longtemps présente, j’ai bien du mal à reprendre mes esprits. Je tente de matérialiser ma faux, sans succès. Elinor va devoir se charger de ces mortels. Je tombe littéralement à genoux, affaibli. La Mort s’est jouée de moi. Elle a créé un garde-fou pour m’éviter de quitter le monde des morts. Mon âme s’effondre peu à peu. Je sens que je ne pourrais rester aux côtés d’Elinor que quelques jours tout au plus.

Mes yeux passent alternativement de mon apprentie Ă  l’homme adulte. Il est accompagnĂ© d’une jeune fille apparemment… sa fille, probablement. Mais je finis par remarquer que mon Ă©lève semble plus abasourdie que moi encore. Et puis, je vois son visage… On dirait… Oui, c’est sa jumelle. Comment est-ce possible ? Quel sort nous a-t-on jetĂ© ? Je me relève pĂ©niblement.

— Que se passe-t-il, Elinor ?


Je suis stupéfait. Et la jeune inventrice l’est tout autant. Face à nous, vêtus de capes noires, une fille au visage identique à celui de l’adolescente qui m’a invité chez elle… et un être au visage squelettique. On dirait presque… Oui, si l’on donnait la faux que portait la fille à celui qui l’accompagne, on aurait dit la Faucheuse en personne. En tout cas, il n’avait pas l’air en bon état. Je tente de me contenir, mais c’est très difficile.

— Elinor… Elle est… de… ta famille ? bĂ©gayĂ©-je. Je croyais que tu ne devais ĂŞtre seule ce soir…

Mais elle semble aussi surprise que moi. Que faire ? Bon, je suis l’adulte. Je dois ĂŞtre capable de gĂ©rer une situation qui, Ă  l’évidence, la dĂ©passe complètement.

— Qui ĂŞtes-vous ? Vous avez besoin d’aide ?

L’être à la cape me foudroie du regard.

— Comment connaissez-vous le nom de mon aimĂ©e ?

— Votre..?

Quoi ? Ils sont en couple ? Le sosie d’Elinor, et son homonyme Ă©galement Ă  l’évidence, ne doit pas avoir plus de quinze ou seize ans alors que lui… Les quelques traits qu’on lui devine lui font paraĂ®tre au moins… quarante ans. Je suis Ă©cĹ“urĂ© par cette idĂ©e. Je sais que je n’ai pas vraiment mon mot Ă  dire, mais ce doit ĂŞtre un petit cĂ´tĂ© paternel qui me donne envie de mettre mon amie Ă  l’abri.

— Eli… On devrait rentrer et laisser ces individus se dĂ©brouiller. Ils n’ont pas l’air de vouloir de notre assistance.


Il est mal en point. Trop mal en point. Son séjour au pays des morts n'a pas été sans conséquences. Il est affaibli. Il a besoin d'aide. Mais je ne peux pas m'occuper de lui. Pas quand une potentielle menace se trouve devant nous, de surcroît lorsque nous sommes dans un lieu inconnu. J'espère qu'il tiendra le coup.

Il s'écroule. Non. Ce n'est pas possible. Pas maintenant. Pas comme ça. Il ne peut pas mourir alors que nous venons de nous retrouver. Je me précipite à ses côtés. Il est à genoux, il tousse. Il murmure ce qui lui arrive. Je ne veux pas y croire. La Mort, cette enflure. Si je le pouvais, je me vengerais pour tout ce qu'elle nous a fait subir. Mais ce n'est pas ma priorité.

Il me demande de ne pas m'inquiéter. Il dit qu'il n'est pas la priorité. Tout en sachant pertinemment que cela ne servira à rien. Des larmes me montent aux yeux. Les deux inconnus parlent, mais je ne les écoute pas. Seul lui m'importe.

Mais je ne peux pas les ignorer. Pour une simple raison. Mon homonyme s'avance vers moi. Elle me tend la main. Et elle me dit :

— Viens avec moi, je vais t'aider. Je vais vous aider.


Philippe me demande de rentrer. Je comprends ce qui lui fait dire ça. Il s'inquiète, et c'est tout Ă  fait normal. Deux inconnus d'apparence menaçante se tiennent dans mon jardin, et nous ne savons comment ils y sont arrivĂ©s. Mais je ne peux pas ne rien faire. Je peux sentir l'immense dĂ©tresse qui secoue la jeune fille Ă  travers son regard, ses larmes, l'ardeur qu'elle met Ă  vouloir dĂ©fendre l'ĂŞtre qui l'accompagne. Elle m'Ă©meut. Alors je prends ma dĂ©cision. Je vais vers elle. Je lui tends la main. Et je lui dit !

— Viens avec moi, je vais t'aider. Je vais vous aider.

Elle hésite. Elle ne sait pas si elle peut me faire confiance, je le vois et le comprends. Je lui offre mon sourire le plus sincère, et elle saisit la main que je lui tends. D'un regard, je demande à mon ami de faire de même avec l'homme qui l'accompagne. Il est récitent, mais accepte finalement de l'aider.

Nous les emmenons à l'intérieur, dans le salon. Ils s'assoient dans le canapé. En se tenant la main tellement fort qu'on peut voir les jointures de leurs doigts. Je ne connais pas la relation qui les lie, mais je suis sûre d'une chose, elle est on ne peut plus forte.

Le premier son qui sort de la bouche de la jeune fille m'Ă©tonne. Je ne connais pas ma voix telle que les autres l'entendent, mais je pourrais parier que nous avons la mĂŞme. Elle demande :

— A quelle Ă©poque et oĂą sommes nous ? Qui ĂŞtes vous ?

Elle se mĂ©fie toujours, mais est surtout complètement perdue. Je lui rĂ©ponds calmement :

— Nous sommes Ă  Senconac, en France, au XXIième siècle, le 10 mai pour ĂŞtre prĂ©cise. Je suis Elinor, et voici Philippe. Tu veux bien nous raconter ce qu'il vous arrive ?

Elle acquiesce. Et nous explique tout ce qui les a amenĂ©s ici. Elle parle pendant de longues minutes, sans s'arrĂŞter. Et lorsqu'elle a fini, je comprends tout, ou presque. Je ne sais pas pourquoi nous nous ressemblons tant, jusque dans notre nom. Mais, Ă©trangement, je ne suis pas effrayĂ©e. Ils ne me font pas peur. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que je ne crains rien. Et il me vient une idĂ©e. Une idĂ©e parfaite. Je leur annonce :

— Je crois savoir comment vous ramener chez vous.


Tout le temps où la jeune fille nous parle, je reste abasourdi. Je ne sais que dire. Si l’on en croit ses dires, ils viennent d’une autre époque et sont ni plus ni moins que la faucheuse et son apprentie. Je reste hagard en écoutant son histoire. Ils ont été séparés de force et ne souhaite que pouvoir être heureux ensemble… faucher ensemble. J’ai toujours su que la mort était importante… Que la vie n’aurait aucune saveur si elle n’avait pas de fin. Mais je tarde à réaliser l’ampleur de ce qu’il se passe.

S’ils disent vrai et qu’ils ne parviennent à revenir chez eux, la mort disparaîtra de notre monde. Plus de maladies n’emportera l’enfant d’une mère. Plus aucun amant ne sera séparé par le trépas. Un moment… Un court moment… Je songe à les abandonner à leur sort, mais Elinor, celle de notre époque, ne voit pas les choses du même œil.

Elle leur propose immédiatement assistance et semble avoir une idée. Je comprends immédiatement ce qu’elle veut faire. Je pense comprendre du moins. Utiliser sa machine pour courber la dimension temporelle. Les renvoyer d’où ils viennent. Je décide de tenter de la raisonner. Ces individus, s’ils sont réellement ce qu’ils prétendent être, sont extrêmement dangereux.

Et étant donné ce que nous savons d’eux désormais, ils pourraient vouloir nous réduire au silence pour que nous n’ébruitions pas la réalité de l’existence de la mort… Je saisis donc gentiment l’adolescente par le bras et la contraint à se placer à l’écart avec moi.


Je suis faible. Mais lentement, la dĂ©sorientation disparaĂ®t. Alors que mon âme sĹ“ur conte notre histoire, je regarde les visages dĂ©confis de nos hĂ´tes. La jeune fille semble clairement encline Ă  nous croire sur parole… Mais l’homme, probablement plus raisonnable, est plus mĂ©fiant. Comment pourrait-il en ĂŞtre autrement. Le vingt-et-unième siècle ? Nous avons avancĂ© de près de deux cent ans vers l’avenir. Comment est-ce seulement possible ?

Je ne parviens pas à comprendre. Je saisis plus fermement la main d’Elinor. Je ne sais pas faire autre chose que m’agripper à elle. Les deux mortels, quant à eux, s’éloignent de nous, sans doute pour réfléchir à la façon dont ils pourraient nous aider… ou nous ignorer. Tandis qu’ils discutent, je regarde mon apprentie dans les yeux. Elle doit voir ma détresse… Et je vois la sienne en retour.

Des larmes quittent mes yeux alors que je comprends l’imminence de notre séparation. Et cette fois, nous ne nous retrouverons jamais. Nous n’aurions pas dû défier notre maîtresse… notre déesse. Peut-être qu’une fois ou deux par siècle, nous aurions pu nous croiser au hasard de nos pérégrinations.

Ç’aurait été bien mieux que ce qui nous attend… Du moins, que le sort qui m’est réservé. J’attire Elinor contre moi. L’enlace. Il ne me reste peut-être plus que quelques heures à vivre… Et je voudrais passer tout le temps qu’il me reste dans une étreinte infinie.


— Elinor, je sais que tu es d’une gentillesse extrĂŞme. Et c’est super, hein ? Mais… est-ce que tu es sĂ»re que c’est une bonne idĂ©e ?

Je jette un œil aux deux êtres… L’amour les unit, c’est une évidence. Mais à bien y regarder, je change mon avis. Ce n’est pas un couple. Je ne saurais mettre un nom sur ce qui les lie… mais c’est bien plus profond.

— On sait mĂŞme pas si ta machine va simplement fonctionner.

Je vois l’étincelle dans son regard. Elle est résolue à essayer. Et j’ai tant cru en elle que je ne veux pas la décevoir maintenant. Petit regard suppliant de sa part… Et me voilà parti à ma voiture pour récupérer les roches granitiques… Le secret, en mon sens, pour qu’elle parachève son appareil.

Avant de retourner dans la maison d’Elinor, de ses parents du moins, je fais une prière silencieuse. Une prière à un quelconque Dieu… Si la faucheuse existe, peut-être qu’il y a quelqu’un là-haut pour nous écouter…

Nous devons réussir… Il le faut… Car si nous devions échouer… Je frémis à l’idée. Lorsque l’on voit l’attachement de ces deux… et l’affaiblissement perpétuel du plus vieux des deux… Si la faucheuse devait mourir, la jeune fille plongerait sûrement dans une incommensurable rage.


Blottie contre lui, je me sens à ma place. J'ai l'impression que cet endroit a été fait pour moi. Je réfléchis à tout ce qui m'est arrivé depuis que je l'ai rencontré. J'ai souffert de nombreuses fois, et je souffre encore. Mais pour rien au monde, je n'échangerai les décennies passées à ses côtés avec une vie paisible et ennuyeuse dans mon village d'origine.

Du coin de l'œil, je garde un regard sur les deux humains. L'homme sort, puis revient, muni de deux grosses roches qui ont l'apparence de granit. Puis, c'est à mon homonyme de s'absenter. Elle monte au premier étage, et redescend avec une étrange machine, composée en grande partie de morceaux de métaux diverses et de fils cuivrés. Je n'essaye pas de comprendre comment tout cela fonctionne, je n'en ai ni les capacités, ni la force.

Mon désespoir de le perdre est tellement grand, que je suis prête à tout tenter pour le sauver. Tout, y compris l'impossible. Nous avons voyagé une fois dans le temps, nous pourrons le refaire. Je veux y croire, je dois y croire. Pour lui. Pour moi. Pour nous.

Elinor s'active autour de sa machine. Elle discute avec l'homme, échange des objets, des mots scientifiques, des chiffres. Je ne comprends pas, mais je la laisse faire. Etrangement, je lui fais confiance.

Elle nous appelle. A regret, je quitte le cocon dans lequel nous Ă©tions enveloppĂ©s. Je m'approche d'elle, et elle me dit avec assurance :

— Fais-confiance, je suis sĂ»re que cela va fonctionner.

Puisse tu dire vraie, jeune homonyme. Puisse tu dire vrai, tu es notre seul espoir.


Je suis presque sûre que cela va fonctionner. Le composant que m'a donné Philippe apporte à mon appareil les propriétés qu'il lui manquait. Je n'ose pas leur dire qu'un risque d'échec est toujours possible. Ma passerelle est leur seul espoir. Sans elle, ils ne pourront pas retrouver leur époque. Sans elle, ils seront séparés à jamais. Je ne peux pas leur annoncer cela, je ne peux pas. Alors j'annonce à la plus jeune que je suis certaine du résultat. C'est peut-être une erreur, mais je ne peux faire autrement.

Mon ami me fait un reproche du regard. Mais je ne reviendrai pas en arrière.

J'ajuste les derniers détails. Et je prie pour que cela fonctionne. D'un hochement de la tête, je demande à Philippe de mettre en marche le système. Et rien ne se produit.

Je commence Ă  paniquer. Aurais-je mal fait quelque chose ? Nous serions nous trompĂ©s dans les calculs ? C'est impossible. Cela ne peut pas arriver. Pas aujourd'hui.

Et les rouages s'engrangent. De plus en plus vite. Victoire ! Maintenant, plus qu'Ă  espĂ©rer, que cela ait bien l'effet recherchĂ©.

Tout s'accélère. De la lumière, de l'électricité commence à être produite. Et je m'aperçois que j'ai réussi.

Un grand halo de lumière se développe dans mon salon. Théoriquement, avec tous les réglages auxquels j'ai procédé, il devrait les diriger vers la bonne époque. Mais il n'y a qu'une façon de le savoir. Je me tourne vers eux, tout sourire. Mais je vois...

Lui, à terre. Il n'a plus l'air de respirer. Elle, à ses côtés. Et elle hurle à la mort.


La machine s’est finalement enclenchĂ©e. Je n’en crois pas mes yeux. Elle a rĂ©ussi. Nous avons rĂ©ussi. Heureusement pour eux qu’ils sont apparus Ă  cĂ´tĂ© d’une machine temporelle quasi fonctionnelle. Mais cela peut-il n’être qu’un bel hasard ?

Ce n’est pas une coïncidence. L’appareil électronique n’était pas terminé, mais il était déjà fonctionnel. Le pouvoir de ces faucheuses a dû lui faire écho, en faisant une sorte de balise temporelle. Peut-être même que leur déplacement a laissé un peu d’énergie résiduelle sur ces terres… Peut-être que c’est cela qui a poussé l’adolescente à construire la machine.

Elinor… L’autre Elinor… nous a donné autant de détail que possible sur la localisation de leur domaine. Les lieux ont énormément changés, mais le petit village dans lequel nous nous trouvons est la localisation précise de leur domaine. Et cela en revanche ne peut pas n’être que le fruit de la sérendipité.

Un cercle de lumière entoure la machine et des éclairs en quittent pour rejoindre le cœur cristallin que nous avons réussi à créer avec les roches que j’ai fourni. L’inventrice a fait les principaux réglages… Mais soudainement, alors qu’elle est à sa joie la plus complète, elle voit ses invités dans une situation plus que compliquée.

— Termine les rĂ©glages ! me crie-t-elle, avant de les rejoindre.

— Mais je…

Je peste intérieurement. Je sais ce qu’il faut faire, mais je crains toujours que nous échouions. La machine est en route, oui, mais au moindre échec… Je n’ose envisager l’échec. Je ne dois pas courber toutes les dimensions, seulement la quatrième. Au moment précis où je termine la mise au point, la pièce semble se tordre, puis se modifier. Le portail est ouvert.


C’en est fini de moi. Alors que je sens mon âme qui quitte mon enveloppe, je peux voir le portail s’ouvrir au milieu du bâtiment. Mon apprentie, ma moitié, mon être aimé… Je la vois qui s’approche de moi et me prend la main. Elle me retourne pour voir mon visage et pose son front contre le mien.

Dire que par le passé, c’est moi qui fit cela, croyant la perdre… Le destin inversait les rôles aujourd’hui. Je la regarde et tente d’imprimer son visage dans ma mémoire. J’ignore si ma mémoire suivra mon âme… J’ignore si je me souviendrais d’elle, mais je veux y croire. Je ne veux pas partir et l’oublier.

Lorsque l’adolescente arrive également à mes côtés, je suis trop faible pour parvenir à faire la différence entre les deux. Peut-être… Oui, il me semble que les cheveux de mon apprenti sont plus clairs… Très légèrement plus clairs… Mon regard se vide… Je le sens… Je ne vois plus que des formes… Un cri… Un hurlement plutôt. C’est Elinor. Mon Elinor. Je sens son pouvoir m’envahir, je sens… je sens… je ne sens plus… Un blanc… Un vide…


C'est hors de question. Il ne peut pas mourir. Il ne doit pas mourir. Nous n'avons pas fait tout cela pour rien. Je le refuse. Je lui prends la main. Pose mon front sur le sien. Effectue les mêmes gestes que lui a eu pour moi dans l'antichambre de la Mort. Sauf qu'ici, rien ne pourra le sauver. Aucun marché, aucun pouvoir surpuissant, rien. Juste moi, bien trop impuissante. De rage, de peur, de désespoir, je libère mes larmes, et je hurle. Je hurle au destin qui se joue de nous si méchamment. Je hurle à la vie, qui ne nous a pas laissé suffisamment de temps ensemble. Je hurle à la Mort, notre déesse et notre démon, qui ne nous a jamais laissé en paix, depuis ce fameux jour où tout a basculé.

Et je ne comprends pas ce qui se passe ensuite. Je ne comprends pas, mais je ne résiste pas. Je sais pourquoi cela se passe, et cela me suffit. S'il me reste un infime espoir de le sauver, je dois le saisir.

Je sens que je m'élève. Que je dégage quelque chose. Comme une bulle qui nous enveloppe, lui et moi. Un lien se crée entre nous, entre nos corps... entre nos corps, entre nos âmes. Pendant quelques instants, nous ne faisons plus qu'un. Puis... j'ai l'impression qu'on m'arrache quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais la douleur est immense.

Et tout s'arrête. Je retombe au sol. Et je ferme les yeux, un sourire aux lèvres, en paix. J'ai accompli l'impossible, je le sais. Rien ne pourrait me rendre plus heureuse.


Que se passe-t-il ? Je ne comprends plus rien... Tout s'enchaĂ®ne si vite.

Lorsque la jeune fille pousse un cri effroyable, un phénomène incroyable se produit. Je ne sais même pas comment le décrire. Une immense force se dégage d'elle, formant un gigantesque halo lumineux, semblable à un champ de force.

Le premier réflexe de Philippe est de vouloir me faire sortir de la maison. Il a peur de ce qui peut arriver, et je le comprends. Mais je ne peux pas bouger. Je suis comme... fascinée. Alors, il reste aussi, prêt à faire barrière si quelque chose tourne mal. On ne se connaît réellement que depuis très peu de temps, mais malgré notre différence d'âge, je le considère déjà comme un véritable ami.

Et puis, un lien se forme entre elle et son âme sĹ“ur, comme elle l'appelle. Et elle commence Ă  lĂ©viter. Ce lien la maintient en hauteur. Quelque chose circule en lui, mais je ne sais pas quoi. Mais je suis sĂ»re d'une chose : elle fait cela pour le sauver. Consciemment ou non, ce qui se passe maintenant est dans l'unique but de le sauver.

Je suis si émue. On ne peut imaginer plus belle preuve d'amour que d'être prêt à se sacrifier pour l'être aimé.

Et puis, d'un coup, tout cesse. Elle retombe au sol. Et tout est calme. Trop calme.

Puis lui se relève. Je ne sais pas ce qu'elle a tenté, mais elle a réussi. Mais le silence se brise. C'est à son tour de hurler.


Je panique.


Il panique… Ma faux apparaĂ®t dans mes mains, flamboyante d’énergie. Un profond dĂ©sir d’éliminer ces humains me prend. Mais je sais qu’ils ne sont pas sur ma liste… Ou alors le sont-ils ? Mes pouvoirs revenus, je fais apparaĂ®tre mon parchemin dans ma main… Il est vide. Ou presque. Un seul nom y est Ă©crit… Celui d’Elinor… Mais la seconde d’après, c’est le mien qui prend sa place… Puis Ă  nouveau, celui de mon apprentie.

Nos deux noms s’alternent. Comme si la Mort, notre déesse commune, la dévoreuse des âmes passées et avenirs, me demandait de faire un choix.

Pour moi, le choix est déjà fait. Je l’ai… déjà fait. J’ai déjà vécu plus de siècles qu’il n’en faut… dans une solitude absolue. Elinor a égayé ma vie quelques années… Maintenant, c’est à elle de vivre des siècles… Et peut-être qu’un jour… Peut-être seulement… Nous retrouverons-nous dans l’après-mort.

Mon arme magique disparaît et je prend Elinor dans mes bras.


Je m’écarte du chemin de cet être. Moi et l’adolescente nous regardons un instant avant de reposer nos yeux sur eux. Lorsqu’ils pénètrent le portail, la machine s’affole. La quantité d’énergie qu’elle dévore dans le portail est phénoménale. Tous les autres appareils électriques de la maison s’éteignent tout à coup. Des arcs électriques se forment autour de nous.

Le portail distord toutes les dimensions… Il semble s’effondrer sur lui-même. Puis, tout à coup… plus rien. Et la machine se fige en un instant.

Elinor et moi nous approchons d’elle. L’un des deux blocs de roche granitique est carbonisé… L’autre a été réduit en poussière. Ce n’est pas grave… Je pourrais lui en fournir davantage.

Nous avons rĂ©ussi ? Nous avons vraiment rĂ©ussi ?

Nous n’aurions quand même pas désintégré la grande Faucheuse..?

L’ordinateur qui commande l’appareillage indique un message clignotant : « Transfert complĂ©tĂ© ! »

Tout à notre joie, nous fêtons convenablement ce formidable évènement.

Tout à ma propre joie, j’oublie qu’elle est mineure lorsque je lui sers une coupe de champagne. Mais la prouesse vaut bien une petite entorse aux règles.


Nous apparaissons dans mon domaine. Ces deux savants fous ont réussi… Ils ont tenu leur promesse. Mais désormais, deux cents ans nous séparent. Les remercier ne sera pas possible. Mais ils ont quand même mon éternelle gratitude.

J’allonge mon apprentie sur le canapĂ© et mes serviteurs sont rapidement autour d’elle, pour prendre soin d’elle. Elle n’est pas morte… Mais pour combien de temps ?

Trois coups sont frappés à la porte.

Instinctivement, je sais que c’est l’homme de main de la Mort. Il n’attend d’ailleurs pas qu’on lui ouvre. Il pénètre dans ma demeure… Sans y avoir été invité. Il la souille de sa présence qui n’est pas la bienvenue en ces lieux.

— Je me nomme Charon, dit-il lentement. Je suis chargĂ© de m’assurer que les âmes que tu collectes rejoignent bien la Mort elle-mĂŞme.

— Qu’est-ce que cela peut bien me faire ? Vous n’aurez plus d’âmes… Vous me l’avez prise. Prenez-moi Ă  sa place !

Charon secoue la tête. Il n’a plus l’air aussi confiant qu’il ne l’est d’habitude.

— Si seulement c’était si simple. Elinor a bĂŞtement partagĂ© son âme avec toi. C’est un cas pour le moins… inĂ©dit.

Il s’approche de nous et nous saisit chacun par le bras. L’instant d’après, déboussolé, je réalise que nous sommes dans le palais de la Mort. Sur un trône repose une silhouette noire majestueuse. Notre déesse… C’est la première fois que je la vois vraiment.

Charon s’approche d’elle… Silence… Puis se retourne vers nous.

— Qui survivra ?

Comme je m’y attendais… Nous devons faire un choix… C’est tout vu pour moi. Mais au moment où je m’apprête à me sacrifier pour ma bien aimée, je sens un bras se saisir de ma jambe.

Je regarde au sol… Elinor s’est rĂ©veillĂ©e… Je l’aide Ă  se relever. Elle me regarde, un Ă©clair de malice dans les yeux. Aurait-elle trouvĂ© une Ă©chappatoire ? Elle n’attend pas que j’ai compris pour se tourner vers Charon et la Mort.

— Sauf votre respect, dit-elle alors d’une voix rĂ©solue, nous refusons de choisir entre vos deux possibilitĂ©s.

— Vous n’avez pas le choix, rĂ©plique alors Charon. Une âme ne peut pas se trouver dans deux corps Ă  la fois… C’est contraire aux lois de la nature.

— Et pourtant, nous faisons ce choix-lĂ  ! Vous aurez deux faucheuses, ou vous n’en aurez aucune !

Je suis abasourdi par son toupet. Mais impressionnĂ© en mĂŞme temps. Je vois la silhouette sembler porter une main Ă  son visage. RĂ©flĂ©chit-elle ?

Une grimace déforme brièvement le visage de Charon. La situation semble ne pas lui plaire. Au bout de quelques secondes, la colère peut se lire sur sa figure. C’est d’une voix empreint d’énervement qu’il nous transmet la conclusion de notre maîtresse à tous les trois. Il désapprouve. Je m’en moque.

— Repartez dans votre domaine, Faucheuses ! Fauchez ensemble ! Mais croyez-bien que cette histoire ne s’arrĂŞtera pas lĂ  ! Vous avez remportĂ© cette bataille ! Mais nous formerons une autre faucheuse et nous vous remplacerons tous les deux, soyez en sĂ»rs !

— Des millions d’annĂ©es se sont Ă©coulĂ©es avant que la vie n’apparaisse. S’il vous faut tant de temps pour en crĂ©er une, nous avons le temps de voir venir, rĂ©plique Elinor.

— Ne soyez pas trop confiants, Faucheuses !

Des claquements de sabots retentissent derrière nous… Ghost et Phoenix nous ont rejoint dans le palais de notre Déesse. Elinor nous regardons un instant, un sourire aux lèvres. Nous n’avions pas gagné la guerre. Mais pour cette fois, nous échappions aux griffes de la mort. Conscients que le plus dur serait encore à venir, nous grimpons sur nos montures et nous élançons dans un galop. Mon domaine… Non… Notre domaine nous attend.





Deux cents années se sont écoulées. Deux siècles . Tant de temps a passé pour moi. Mais pour elle, seulement quelques jours. Elle doit être identique à mon souvenir. Moi en revanche… je sais que je ne suis plus la même. Tant de choses se sont passées. La vie m’a marquée. Mais je ne suis pas ici pour lui parler de cela. Pas aujourd’hui.

Une chose m’amène. Une seule. Ma dette, celle qui s’est instaurée lorsqu’ils nous ont sauvés. Je sais que son ami n’est pas chez elle. Mais cela importe peu. Elle saura lui transmettre nos remerciements. C'est elle que je viens voir.

J’attends que ses parents sortent, et je choisis de frapper à sa porte. La téléportation aurait été trop brutale pour elle.

Elle m’ouvre. À l’évidence, elle ne me reconnaît pas. Mais je m’identifie, et elle comprend qui je suis.

Je ne peux pas rester longtemps. D’autres choses m’attendent ailleurs. Alors je saisis le temps qui m’est donné pour la remercier. J’exprime toute ma gratitude. Sans même nous connaître, elle a risqué sa vie pour nous aider. Et surtout, sans rien attendre en retour. Je décide de lui offrir un cadeau. Ce n’est pas grand chose, mais cela lui garantira une mort douce et indolore, lorsque son heure viendra. C'est le moins que je puisse faire.

Puis, je prends congĂ©. On m’appelle ailleurs. En quittant sa propriĂ©tĂ©, je songe, presque Ă  regret :

Elle ne saura jamais pourquoi nous nous ressemblions tant. Certains secrets doivent être gardés. Elle ne saura jamais… qu'elle est ma descendante.










Cette histoire fait partie d'un tout plus grand !











JilanoAlhuin

Que dire de votre texte... il est splendide ! Il est très beau, et super bien écrit ! D'autant que la petite révélation de fin donne plein de possibilités, et j'avoue que je ne m'y attendais pas !


Le 14/05/2021 à 16:44:00



Ellumyne

Je rejoins le commentaire de Jilano, vous m'avez soufflée ! Tant au niveau des idées que de l'écriture. Je crois que vous avez battu tous les autres défis en longueur, mais malgré tout, arrivé à la fin, on en voudrait encore ! Les interactions entre vous et vos doubles dans la réalité fonctionnent à merveille. Et on sent que vous vous amusez à faire vos collab' !


Le 14/05/2021 à 19:27:00



Zandra-Chan

paraphraser Jilano et/ou Ellumyne ne servirait pas beaucoup. Alors je vais faire simple : chapeau, et merci pour cette histoire fascinante !


Le 14/05/2021 à 20:08:00



Eskiss

votre texte est l'un des plus construits et chargé en émotion votre rencontre IRL celle avec vos doubles, le lien qui unit les uns les autres... c'est bien décrit et c'est fort. Personellement je n'ai pas forcément eu envie de connaître la suite, je trouve que c'est une histoire qui se suffit à elle meme, et c'est fort de faire ça en seulement une douzaine de pages donc chapeau. (et ca m'a quand meme fait bizarre je vous avoue la relation Faucheuse-Apprentie au début :sweat_smile: ))


Le 14/05/2021 à 22:52:00

















© 2021 • Conditions générales d'utilisationsMentions légalesHaut de page