C’était une fin de journée d’été comme il en existait tant d’autres dans la Provence. Silence. Ou presque. Le chant des cigales résonnaient dans la vallée… Le vieux tracteur des frères Albert battait les sols de leur vaste propriété agricole… Les voitures se faisaient rare, faute à un tourisme local plutôt faible, mais à des départs en revanche nombreux.

Un vieil homme marchait le long de la route. Lentement. Très. Le bois de sa canne s’enfonçait dans la terre à chaque pas, laissant des empreintes circulaires derrière lui. Son dos courbé ne l’empêchait pas d’apprécier cette longue promenade. Il n’aurait même pas su dire depuis combien de temps il marchait. Hésitation. Il regarda derrière lui, cherchant sa maison du regard. Ses yeux marrons se perdirent dans l’immensité de la nature, ne laissant que l’asphalte comme toute trace de civilisation.

Il se figea un instant. Confusion. Il tâta difficilement ses poches. Sans l’appui permanent de sa canne, l’équilibre devenait précaire. L’une de ses poches contenait un objet. Il l’en retira et le regarda. La carte d’identité était presque aussi ancienne que lui. Et fort abîmée. Inutilisable. La majorité du texte restant était effacé. Ne restait que quelques lettres… DRACO… Oui, bien sûr, c’était son prénom, il s’en souvenait très bien maintenant.

Sa mère lui avait déjà raconté l’histoire derrière ce singulier prénom. C’était le même qu’un personnage de fiction d’un livre qu’elle avait adoré lorsqu’elle était enfant… à moins que ce ne soit celui d’une personnalité politique ? Doute. Pire que ça. Les souvenirs laissaient place à une simple réminiscence. Que lui arrivait-il ? Et cette étrange impression de déjà-vu. Lui qui avait su mémorisé les capitales de tous les pays de la planète avait l’impression que sa mémoire le lâchait. Pourtant Madrid était bien la capitale de l’Espagne, Kampala celle de l’Ouganda et Dougada pour le Burkina-Faso.

Un bruit le sortit de ses pensées. Un moteur approchant de sa position. Doucement. Une vieille Ford Branco crème. Draco était certain de l’avoir déjà vue auparavant. Celle-là et pas une autre. Lorsqu’elle s’arrêta tout près de lui, il en reconnut immédiatement le conducteur. Après tout, il l’avait élevé comme son propre fils… L’homme, d’une soixantaine d’années le regarda de haut en bas, comme s’il sortait tout droit d’un cirque. Alors que ce n‘était pas lui qui avait des sandales roses fluo et des chaussettes vertes à pois jaunes.

— T’veux que j’t’ramène chez toi ?

— Chez nous, plutôt, non ?

— Chez… « nous » ? J’m’souviens pas qu’on ait vécu ensemble, mon ami. Même à l’armée, j’tais pas dans la même caserne.

Bon sang, c’est vrai. Ce n’était pas son fils. C’était son vieil ami Jean… Jean-Pierre… C’était le petit-frère son meilleur ami avec qui ils avaient fait les quatre-cents coups dans la petite bourgade où ils vivaient encore aujourd’hui. Lamune. Draco monta dans le véhicule et attacha sa ceinture. Il était fatigué et cette aide lui semblait la bienvenue. Providentielle. Le véhicule reprit son chemin sans faire demi-tour. Le vieil homme se souvenait maintenant qu’il était sur le chemin du retour lorsqu’il s’était interrompu. Une détonation brisa le silence. Panique. Draco jeta des regards à droite et à gauche à la recherche de ce bruit mystérieux

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— C’doit être l’tracteur des frères Allibert, mon ami. T’inquiète.

— Je crois que…

— T’crois quoi ? T’as l’air perdu. C’quoi qu’tu t’souviens en dernier avant ta p’tite prom’nade ?

— Je…

Draco ferma les yeux. Cherchant. Essayant de se remémorer de choses d’importance. Il avait faim et avait mit un plat au four. Puis… Le trou noir. Le vieil homme voulu regarder sa montre. Il n’en avait pas. Il avait horreur des montres. Le petit tic tac incessant l’agaçait au plus haut point. Il avait toujours eu l’ouïe affûtée. Et la mémoire auditive aussi. C’est quelque chose qui ne lui faisait jamais défaut. Jamais. Il se souvenait parfaitement du petit bruit de la flamme sous son plat.

Un vieil air de Johnny lui rappela son premier bal dansant avec Jeanne, la femme qu’il avait épousée et qui avait accompagnée sa vie pendant près de quarante années. Le conducteur s’empara d’un véhicule et décrocha alors qu’il ralentissait son allure déjà faible. Il marmonna dans sa barbe. Mais Draco comprit quelques mots. Impossible. Le peu qu’il comprenait suffit à lui faire comprendre. Une explosion avait eu lieu au village. Jean-Pierre lui expliqua les blancs. Quelqu’un avait allumé une gazinière en oubliant d’allumer le feu. Et ce quelqu’un, c’était lui. Sa maison était inhabitable.

— S’t’étais pas parti faire t’prom’nade, Daniel, t’aurais r’joins Hélène au cim’tière.

Daniel ? Hélène ? Avait-il perdu l’esprit ? Il s’appelait Draco… Il s’appelait... Panique. Il regarda à nouveau sa carte d’identité. D… R… A… C… O… C’était bien les seules lettres lisibles. C’était donc son prénom, non ?

— Pour l’coup, on peut dire qu’ton alzheimer t’a sauvé l’vie, hein ?