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ElinorFaucheuse![]() Spectacles![]() L'histoire des Faucheuses
![]() ![]() Elle est inéluctable(par Elinor et Faucheuse)« Ne soyez pas trop confiants, Faucheuses ! » De nombreuses années se sont écoulées depuis l’avertissement de Charon. Des années sans incident. Des années sans que la Mort ne vienne réclamer l’une de nos deux âmes… Ou les deux… Nos âmes n’en forment qu’une seule désormais, grâce au formidable sacrifice qu’Elinor a accompli pour me maintenir en vie. Nous ne parlons que rarement de la menace qui plane encore et toujours sur nous. Depuis la mort et le retour de mon âme sÅ“ur, le danger n’avait cessé d’être sur nous. Et aujourd’hui, j’ai un pressentiment… un très mauvais pressentiment. Peut-être parce que cela fait exactement treize années, jour pour jour, que nous avons quitté le royaume des morts après un dernier affront à notre Déesse… Ou alors… peut-être… J’essaie de chasser ces idées de ma tête. Je devrais me réjouir… Il n’y a plus de morts à gérer pour aujourd’hui… Nous avons plusieurs heures avant que le soleil ne se couche et nos chevaux marchent calmement sur la plaine verdoyante. Une petite promenade que j’ai proposé à mon apprentie… Pourquoi l’appelé-je encore apprentie ? Par habitude… Elle est mon égale désormais. Je la regarde un instant. Son vieillissement physique ralentit de plus en plus. On la jurerait tout juste sortie de l’enfance. Il faut dire que l’évolution de son caractère a suivi celui de son corps. Mais cela m’importe peu… Je sais qu’elle restera à mes côtés. Les promesses que l’on s’est faites ne sont pas des promesses que l’on brisera, elle ou moi. — Il est peut-être l’heure de rentrer, Elinor. Le ciel commence à se couvrir. Et au vu de la couleur des nuages, ce ne sera pas un temps à rester dehors. Au-dessus de nos têtes, de gros nuages noirs commencent effectivement à se rassembler. L’orage ne va clairement par tarder.
Un orage. Oh non. Tout se passait pourtant si bien. Pourquoi faut-il toujours qu'il y ait quelque chose qui aille de travers ? D'autant... que j'ai comme un mauvais pressentiment. Et je sais qu'il le ressent aussi. Cette tempête n'est pas normale. Quelque chose flotte dans l'air, comme une ambiance, une odeur... Et tout commence. Les cieux se déchirent. Des éclairs fendent le ciel. Les nuages noirs déversent d'innombrables flots qui nous trempent en quelques secondes. Et tout me revient à l'esprit. Des souvenirs... des souvenirs que j'aurais préféré garder enfouis au plus profond de ma mémoire. Mais tout reflue, à une vitesse et une puissance bien trop grande pour que je puisse le contenir. Des flashs m'apparaissent. Mon corps, et moi relié à lui grâce à un simple fil, dans ce sinistre manoir. La peur immense de le perdre. La sensation de m'effacer. Les mots prononcés. Les serments que nous n'avons pas été en mesure de tenir. Notre nouvelle séparation. Notre rencontre avec ces mystérieux individus du futur. La perte effroyable de mon ancien maître. Le partage de mon âme. Le défi ultime à la Mort. Ces souvenirs que j'essayais tant bien que mal d'occulter de ma mémoire depuis 13 ans. La plupart étaient bien trop douloureux. Mais tout me revient. Et je comprends. Je crois comprendre. Mais je refuse d'y croire. Y croire signifierait accepter de retourner dans la tourmente. Dans l'incertitude du lendemain. Et je m'y refuse. Pourtant... Il a compris. Il me regarde. Je le regarde. Et d'un geste commun, sans bruit ni aucune parole, nous fixons l'allée devant nous. Et elle est là . La Mort. Accompagnée de Charon. Elle se dresse en face de nous. Mon sang se glace. Des frissons parcourent mon corps. Mais je ne peux pas bouger. Je ne... peux pas. Ma gorge se serre. Une force incommensurable m'attire, nous attire vers elle. Mais elle ne nous aura pas. Pas cette fois. Je prends mon courage à deux mains, et je tourne le dos à la Mort. Je lui murmure qu'elle ne m'aura pas cette fois. Qu'elle ne nous aura pas cette fois. Notre Déesse a assez menacé notre vie. Je ne veux plus de ces menaces, de ces angoisses dissimulées. Alors je tourne le dos à la Mort, et je pars au galop dans l'autre direction. Il me suit. Comme toujours. Je sens la menace s'éloigner, petit à petit. Mais une autre surprise apparaît. Au détour d'un chemin boueux, je distingue un jeune homme à terre. Inconscient. Et incroyablement beau.
Nous avons échappé à la Mort de peu. Nous ne savons pas ce qu’elle voulait… mais sa présence dans le monde des vivants ne saurait être un bon présage. Alors, Elinor a fui… Elle s’est détournée de notre déesse et a galopé aussi vite que Phoenix pouvait la porter. Je l’ai suivi. Sans réfléchir, je l’ai suivie. Nos chevaux s’élancent à vive allure… Mais soudainement, mon aimée fait ralentir sa monture. Instinctivement, je fais de même. Que se passe-t-il ? J’arque un sourcil. Je scrute aux alentours… Un homme au sol. Elinor ralentit auprès de lui et saute au bas de sa monture. Son visage s’est illuminé en voyant ce mortel. Pourquoi ? Je ne comprend pas. Veut-elle le faucher ? J’observe un instant. Pourquoi ne sort-elle pas sa faux ? Je scrute à nouveau les alentours… Pas de chevaux, pas d’effets personnels. Que fait-il ici, allongé sur le dos, inconscient, au milieu de la boue. Ces vêtements ne sont pas ceux d’un des fermiers du coin. La chemise est de soie… sans que son allure soit celle d’un noble… Je parierais sur un quelconque bourgeois, ce qui rend d’autant plus étrange sa présence en ces lieux. Je fais apparaître mon parchemin dans ma main, par acquis de conscience. Qui que soit cet humain, il n’est pas censé mourir de suite. Nous pouvons l’abandonner, ces jours ne sont pas en danger. Un éclair frappe un bouleau près d’Elinor. Et je vois le bois qui se fend puis l’arbre commencer à pencher. Il va l’écraser. Sans même réfléchir, je bondis au sol et me précipite sur elle pour la sortir de la trajectoire. L’arbre manque de peu de broyer le corps de l’individu, mais s’écrase, heureusement pour lui, sans heurt. Des bouts de branches volent aux alentours, projetant boue et eau sur leur passage. Alors Elinor se tourne vers moi et me pose une question des plus étranges. Mis à part lorsqu’elle échangea sa vie contre celle de son père, jamais elle ne m’avait posé une requête si étonnante. Un instant, je crois à une farce, mais son visage est on ne peut plus sérieux.
Le bouleau n’est pas passé loin. Je l’ai senti me frôler. Heureusement que mon bien aimé était là . Comme toujours. Prêt à me protéger, au détriment de sa sécurité. Lui aussi s’est mis en danger pour m’en écarter. Très vite pourtant, mon attention est captée ailleurs. Vers le garçon allongé par terre. Je ne peux le quitter des yeux. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas ce qu’il se passe. Mais je suis sûre d’une chose : je n’ai jamais ressenti cela avant. Je veux comprendre. Et une seule chose apparaît dans mon esprit pour cela. Alors, je demande à mon âme sÅ“ur : — Pourrions nous le ramener avec nous ? Son visage traduit son étonnement. Il ne doit pas comprendre pourquoi je me préoccupe d’un être humain quelconque. Mais toute la question est là . Je ne crois pas qu’il soit quelconque. Et je refuse de le laisser là , alors qu’il est inconscient, à la merci des loups qui rôdent. Une nouvelle demande pour mon ancien maître, cette fois-ci silencieuse, et il accepte, d’un simple mouvement de tête. Ghost est de loin le plus robuste de nos deux chevaux. Alors, nous le chargeons sur son garrot, devant la selle. Et nous rentrons. La menace de la Mort me paraît si lointaine. J’ai l’impression que des heures se sont écoulées , et non pas quelques minutes. Toutes mes pensées sont tournées vers ce mystérieux individu. Qui est-il ? Pourquoi l'avons-nous trouvé là ? Pourquoi me fait-il ressentir… ce genre de choses ? Malheureusement, toutes ses questions devront attendre son réveil. Les tours de notre manoir pointent à l’horizon. Nous retrouverons dans très peu de temps la quiétude et la sécurité de notre foyer. Cette pensée me réjouit, après les événements inattendus et éprouvants de la soirée. Sitôt chez nous, nous portons le jeune homme dans une des nombreuses chambres libres. Enfin, nous… mon ancien maître le porte, et je le suis. Puis il quitte la pièce, mais je reste. Je ne peux défaire mon regard du garçon couché dans le lit. Je distingue chaque détail qui le caractérise. Couché ainsi, il revête une apparence douce, innocente, angélique. On aurait dit un être céleste descendu sur Terre. Une présence se place derrière moi. Mon aimé se demande pourquoi je reste ainsi, à contempler un inconnu. Mais il ne dit rien. Il pose seulement ses mains sur mes épaules. Mais,il n’est pas dans son état normal. Il est tendu. Inquiet.
Après avoir déposé le corps inerte de cet individu sur le lit de l’une des nombreuses chambres inoccupées du manoir, je m’éclipse, laissant Elinor faire ce qu’elle entend être nécessaire. Peut-être a-t-elle prévu de s’exercer à quelques nouvelles manÅ“uvres ? Notre rencontre avec la Mort ne pouvait pas être un hasard. Nous allons devoir nous préparer… Peut-être allons-nous devoir affronter une autre faucheuse. Ce serait tout à fait possible. Je me rends aux cuisines. Ne sachant pas ce qu’elle réserve à ce mortel… son invité, j’ordonne aux serviteurs de préparer le repas préféré d’Elinor. Le chandelier se tourne vers moi. Silence… Une théière s‘avance en bondissant vers moi et tente de s’éclaircir la voix. Mon regard se pose sur mes serviteurs l’un après l’autre. Pourquoi restent-ils plantés là au lieu de faire ce que je leur demande ? — Maître ? demande finalement la théière d’une voix timide. — Que se passe-t-il ? Je vous ai donné un ordre. J’entends que vous obéissiez. — C’est que votre apprentie et vous ne… — C’est votre maîtresse à part entière, ne l’oubliez pas, tonné-je. — Oui, oui, bien sûr… Mais la maîtresse et vous ne mangez pas spécialement souvent. — Et ? Croyez-vous que cela vous donne le droit de désobéir ? — Nous n’avons plus fait de réserve depuis des mois… Les cuisines sont vides ! Je me saisis la tête. Suis-je donc entouré de sombres imbéciles ? Ou suis-je devenu simplement trop laxiste ? — Avant qu’Elinor ne pénètre ce domaine, vous serviez des dizaines de mets sans aucune raison… Vous ne ratiez aucun repas… Les cuisines n’étaient jamais vides ! Alors j’entends que vous fassiez le nécessaire ! Pour l’heure, je vais vous ramener du gibier que vous cuisinerez en hâte ! Me suis-je bien fait comprendre ? Chandelier, donne l’ordre à Bêche de récupérer quelques pommes de terre pendant ce temps-là . Une demi-heure plus tard, je ramène le cadavre décapité d’un chevreuil que je laisse tomber sur le sol dans la cuisine. J’essuie ensuite ma faux et suis étonné de ne pas retrouver mon adorée ni dans la bibliothèque, ni dans le salon. Je lève les yeux au ciel avant de la rejoindre à grands pas dans la chambre. Elle le détaille… Mais pourquoi fait-elle cela ? Est-ce un maléfice lancé par la Mort ? Au bout de quelques minutes, intrigué, j’ose briser le silence lourd. — Que se passe-t-il, Elinor ? Connais-tu cet individu ? Ou te rappelle-t-il quelqu’un ? Un cousin éloigné peut-être ? Je pose mes mains sur ses épaules. Elle est tendue… Mais… Ce n’est pas de l’inquiétude, ni de l’anxiété. C’est… autre chose. Au moment où elle tourne le visage vers moi, je sens son trouble dans son regard. Elle-même ne semble pas comprendre ce qu’il lui arrive. Elle-même ne semble pas savoir ce qui l’a conduit à vouloir sauver ce mortel. Un simple coup bien placé et le problème serait réglé… Comme mue par une volonté propre, ma faux se matérialise alors dans ma main. Elle brille d’un éclat maléfique. Comme si c’était la Mort elle-même qui la brandissait pour nous affronter. C’est la première fois que je lui vois cette aura. Que se passe-t-il ? Je resserre mes mains et mes articulations blanchissent au moment où l’aura s’efface.
Pourquoi a-t-il fait apparaître sa faux ? Que veut-il faire ? Il ne voudrait quand même pas... non, non, non. C'est hors de question. Si j'ai voulu l'amener chez nous, c'est pour comprendre. Pas pour qu'il le fauche quelques minutes plus tard. Je m'apprête à m'interposer mais... je n'en ai pas besoin. Il est comme figé, les yeux perdus dans quelque chose que je ne peux pas voir. Je ne sais pas de quoi il en retourne, mais je vois qu'il ne se sent pas bien. Ses mains sont bien plus blanches que de coutume, ses jointures on ne peut plus visible. Alors, doucement, je le ramène avec moi. Je lui prends les mains, faisant du même coup disparaître son arme. Desserre ses doigts un à un. Lui prend les mains. Je me plonge dans son regard. Il en fait de même. Et nous restons ainsi. Nul besoins de mots pour traduire ce que nous ressentons. Nous le savons. C'est suffisant. Et j'entends un bruit derrière moi. Je me retourne d'un mouvement sec, brisant la magie du moment. Il s'est réveillé. Doucement, il émerge des profondeurs de ses songes. Il a l'air complètement perdu, hagard. Alors, malgré les réticences de mon ancien maître, je m'approche de lui. Lentement. Un regard et un sourire bienveillant dessiné sur mon visage. Puis, lorsque je m'assois au bord de son lit, prête à lui poser les questions qui me taraudent. Il pose ses yeux sur moi. Et je reste sans voix. Ils sont... juste magnifiques. A la fois limpides et troubles, pastels mais vifs. Et surtout... leur couleur est incroyable. Indéfinissable. Ses iris sont semblables à une tempête sur le point d'exploser, à une vague immense sur le point de déferler. Et il me sourit. Un sourire qui me fait fondre de l'intérieur. Des fossettes se dessinent, absolument divines. Je n'avais encore jamais ressenti ce genre de sensations mais... je dois avouer qu'elles me plaisent. Les ressentir me fait du bien. Je ne veux pas qu'elles s'arrêtent. J'entends un toussotement derrière moi, et je me reprends. Je lui pose la question la plus simple qui me vient à l'esprit : — Qui es tu ? — Je... je ne me souviens plus, me répond-il. Je ne sais qu'une seule et unique chose : je m'appelle Gabriel. Gabriel... quel magnifique prénom. Et sa voix... est absolument incroyable. Mélodieuse. S'il ne se souvient plus de qui il est, ce n'est pas un problème pour moi. Je pourrais essayer de l'aider, du mieux que je le peux. Je me tourne vers mon âme sÅ“ur, tout sourire. Mais lui ne sourit pas. Il a même les sourcils froncés. Quelle est donc la chose qui le tourmente autant ?
Elle s’approche de lui et s’assied à ses côtés. Et elle ne dit mot. Elle rêvasse. Le contemple. Qu’attend-elle ? La pendule m’indique qu’une minute s’écoule… puis une deuxième. Nous n’avons pas le temps pour ces jeux-là … quels que soient ces jeux… Je tousse dans ma main pour qu’elle réalise le temps qu’elle perd à le regarder. Je la sors de ses rêveries et elle lui demande son prénom. Gabriel… Comme l’archange… Ironique ! S’il savait à quel point je ne souhaite que l’envoyer dans l’autre monde. Peut-être y a-t-il des anges qui l’attendent ? Qui sait ? Je ne comprends pas le flot de sentiment qui se déverse en moi. Y a-t-il tant de temps que je ne suis plus humain pour ne plus comprendre ses sentiments ? Je m’avance d’un pas et décide de prendre la parole. — Tu es invité dans notre demeure par la maîtresse des lieux. Le repas sera servi à dix-neuf heures tapantes, dis-je sur un ton sec. Je me retourne rapidement, ma cape voletant un instant autour de moi et ouvre la porte. — Si tu es en retard, étranger, tu… jeûneras. Je quitte les lieux sans plus attendre. La présence de cet individu m’est insupportable. Je suis prêt à l’accueillir pour le bonheur d’Elinor, qui, j’imagine, souhaite simplement avoir un peu de distraction dans notre quotidien quelque peu répétitif. J’essaie de retrouver le calme dans le salon et m’empare d’un livre qui vient tout juste d’être publié. Je l’ai acheté… Enfin, plutôt subtilisé sur le cadavre d’un libraire qui avait eu le tort de tenter de flouer un voyou de bas étage… Je l’ai récupéré pour mon aimée, mais n’est pas encore trouvé le temps de le lui offrir. J’en regarde la couverture. « La Fille aux yeux d’or ». Il lui plaira sans doute… Je suppose. Je ne suis pas adepte de la lecture. Lorsque j’entends qu’Elinor descend l’escalier, je regarde machinalement l’heure. 18H53… Dommage… J’aurais préféré ne pas devoir supporter sa présence à table. Il me faudra faire un effort inhumain pour faire plaisir à mon ancienne apprentie. Je m’installe à une extrémité en les attendant et cale ma faux contre la table, la lame bien visible. Il ne s’agirait pas que ce mortel joue au plus malin. Pourvu qu’il retrouve rapidement la mémoire afin qu’Elinor s’en débarrasse. Il ne s’agirait pas qu’elle souhaite s’en faire un — je ris intérieurement à cette idée — ami.
La conversation se développe naturellement. Je n'ai pas besoin de connaître beaucoup de détails de sa vie. Il serait d'ailleurs incapable de m'en donner. Mais, j'ai l'impression qu'il me comprend. Que je le comprends. Nous discutons librement. Malgré sa mémoire défaillante, sa culture est étonnante. Si tous les souvenirs propres à sa vie personnelle lui sont cachés, les autres sont encore bien présents. À chaque phrase que nous prononçons, nous nous découvrons des passions communes. L'amour des chevaux, de la lecture. Puis, nous en venons à parler de nous. Ou plutôt, de moi. Je lui parle de ma vie, de mes passions, de la lecture. Je ne suis pas encore prête à lui parler des épreuves que j'ai traversé. Mais qu'importe. Il m'écoute avec attention. Puis vient l'heure du dîner. Je lui prête des vêtements masculins, trophées de victimes particulières. Sans savoir pourquoi, lorsqu'il retire sa chemise, je rougis et détourne les yeux. Ce n'est pourtant pas le premier homme que je vois comme cela. Mais, peut-être le fait que ce ne soit pas une future victime joue un rôle dans mes émotions. Décidément, il faut que je me reprenne. Je ne peux rester ainsi, à la merci de mes émotions, sans aucun contrôle. Mais elles sont si agréables... Lorsque nous arrivons dans la salle à manger, mon aimé est déjà à table. Sa faux sortie. Un regard antipathique accroché au visage. Je ne comprends vraiment pas ce qu'il lui prend. Mais passons. Malgré sa mauvaise humeur, je refuse de me laisser aller à des sentiments négatifs. Ils ne pervertiront pas les émotions si douces que je ressens. Nous nous mettons à table. Du chevreuil est posé au centre de la table. Mon plat préféré. Je me sers avec plaisir. Gabriel en prend également, mais de quantité moindre. Mon ancien maître, quant à lui, ne mange que très peu, du bout des dents. Je ne sais pas ce qui le rend si morose, mais cela me peine. Cependant, je ne vois pas ce que je peux faire pour lui redonner le sourire. Et, un autre requiert mon attention. Assis près de moi, le jeune homme essaye de me faire rire, grâce à différents jeux de mots et plaisanteries de son invention. C'est vraiment un être très surprenant. Et très charmant. Après le dîner, je l'accompagne dans sa chambre. Puis, je redescends dans le grand salon. Il est là . Songeur. Les yeux perdus dans le vague. J'aimerais comprendre ce qui le tracasse. Alors, je m'avance vers lui. M'assois en tailleur à ses pieds. Lui prend les mains. Et, d'une voix douce, je lui demande : — Que se passe-t-il ?
Cet individu m’agace au plus haut point. Ses calembours ne m’amusent guère et je ne parviens pas à comprendre pourquoi cela amuse Elinor. Que le vent dans les cheveux lorsqu’elle galope à vive allure lui donne le sourire, je l’entends parfaitement. Mais là … mes doigts se crispent à nouveau sur ma faux. Un court instant, je la sens à nouveau s’entourer d’une aura maléfique. Je mange à peine. Nous sommes immortels, nous n’avons plus besoin de nous nourrir, mais habituellement, lorsque nous décidons de le faire, nous prenons plaisir à partager un repas en toute bonne humeur. Mais je suis d’humeur maussade ce soir. Je ne parviens pas à mettre de mots sur les sentiments qui m’envahissent. Ce stupide mortel doit partir. Je le sens dans tout mon être. Une fois le repas terminé, je regarde Elinor accompagner le jeune homme à la chambre que nous lui avons prêté et je m’asseois sur le grand canapé. J’attends. Mes mains entre mes genoux se crispent. Je tente de me remémorer ma vie d’avant. Avant que la sorcière ne me maudisse et me force à devenir l’apprenti d’une faucheuse. C’est trop loin… bien trop loin… Comme si mes souvenirs d’avant étaient bloqués, verrouillés. Peu importe. Nous ne devons pas détourner notre attention du problème auquel nous allons devoir faire face imminemment. Lorsque je quitte mes songeries, je me rends compte que mon aimée est au sol, à mes pieds. Elle me tient les mains. Sa peau est d’une douceur infinie. Son contact agréable. Quelque chose que je ne voudrais pas me voir arraché. Elle me regarde d’un Å“il interrogateur… M’a-t-elle posé une question ? — Je te demande pardon, Elinor. J’étais dans mes pensées. Qu’as-tu dis ? — Je te demandais ce qu’il t’arrivait… — Ce… qu’il m’arrive ? Mais c’est plutôt à toi que cette question devrait être posée. Cet humain semble t’avoir lancé quelques… maléfices, dirais-je. Je ne t’ai… jamais entendu rire de la sorte. T’ennuies-tu à mes côtés ? Te lasses-tu de ta fonction ? — Non, maître, non ! Il ne s’agit pas de cela ! Gabriel est… il est… J’avance ma tête légèrement, attendant une précision qui ne semble pas venir. — Qu’est-il ? demandé-je finalement. — J’ai simplement envie d’apprendre à le connaître. Depuis que je suis rentré dans ce manoir, je n’ai que toi et les domestiques pour compagnie. Et c’est très bien ainsi, mais… Gabriel change mon quotidien. Et j’aime sa présence. — Je vois… Mais il ne pourra pas rester. Cette demeure n’est pas faite pour les vivants. Sa présence m’est dérangeante. Je voudrais qu’il soit parti à la fin de la semaine. Sommes-nous d’accord ? Et les semaines s’écoulèrent. Et il était toujours là . Et plus le temps passait, plus souvent je partais seul pour accomplir notre tâche. Un soir, alors que je rentre, après la mise à mort d’une famille qui avait eu pour seul tort de vouloir camper dans le repaire d’un ours, je les retrouve tous deux assis sur le canapé, près du feu qui crépite. Et les mains de cet homme se rapprochent dangereusement du bras d’Elinor. Va-t-il tenter de la tuer ? Ma faux apparaît en un instant dans ma main, encore tâchée du sang de mes dernières victimes.
Les semaines passent. Si agréables. Je sais que je délaisse ma fonction pour Gabriel. Et que je ne devrais pas. Mais je sais également que le temps ensemble nous ait compté. Et j'apprécie... beaucoup sa compagnie. Alors, je profite du temps qu'il nous reste ensemble. De longues promenades à cheval, des après-midis de lecture, des soirées au coin du feu, à deviser de tout et de rien. Nous sommes si bien ensemble. Plusieurs fois je me prends même à penser... à certaines choses. Des choses dont je n'ai entendu parler que dans des livres. Mais qui me paraissent si... incroyables à vivre. Et puis un jour... Un soir plutôt... Alors que nous contemplons le feu qui crépite dans la cheminée, sans un mot... Il se passe quelque chose d'extraordinaire. Il pose sa main sur mon bras doucement. Je tressaille. Sa main est froide, mais si douce. Il tente alors de la retirer, mais je le retiens. Mes yeux disent ce que je ne peux prononcer. Sa main remonte, lentement, jusqu'à ma joue. Il rapproche doucement son visage du mien. Je me laisse faire. Et puis... ses lèvres touchent les miennes. D'abord effrayée, je finis par lui rendre son baiser. Un torrent d'émotions se déverse en moi. Et puis, lorsque nous nous séparons, il me sourit. Mais, cet acte pourtant si simple m'a complètement retourné. Je me lève et quitte la pièce précipitamment. Je monte dans ma chambre, et m'allonge brusquement sur mon lit. Les évènements de la soirée tournent en boucle dans ma tête. Que va-t-il donc se passer maintenant ? Entre nous... Irons nous plus loin. Je ne sais plus où j'en suis. C'est la tête emplie de questions que je m'endors ainsi. Le lendemain matin, lorsque nous nous retrouvons, comme à notre habitude, autour d'une table remplie de mets divins, nous ne disons mot, l'un comme l'autre, trop troublés par les évènements récents. Et puis, mon aimé me mande. Je pars le retrouver. Je sais bien le sujet dont il veut m'entretenir. Le départ de Gabriel. Il pense sûrement qu'il n'a que trop traîné. Je ne veux pas qu'il parte. Mais, oserai-je seulement lui dire ce que je ressens ? Oserai-je seulement lui dire que la présence du jeune homme à mes côtés m'est très précieuse, trop précieuse pour qu'il s'en aille ? Oserai-je seulement lui dire... que je suis amoureuse ?
Ils s’embrassent. Hébété, j’en laisse tomber ma faux au sol qui disparaît un volute de fumée noire. Ils n’entendent même pas le fracas de la lame d’acier. Et je m’éclipse. Je suis de trop. Je me rend dans une chambre inoccupée… Et je passe la nuit à abattre ma faux de rage. De… désespoir. Quel est ce sentiment qui m’envahit ? J’ai bien compris que ce jeune homme est amoureux de mon Eli… mais que veut-elle… elle ? Pourquoi l’a-t-elle laissé faire ? Le lendemain matin, le lit démoli et les meubles en miettes sont les derniers témoins de la colère que j’ai laissé s’abattre. Il faut que ce… Gabriel quitte les lieux. Cela me semble plus que nécessaire. Nous ne pouvons pas nous permettre plus de diversion. J’envoie donc Chandelier chercher Elinor. Il est temps qu’elle se fasse à l’idée que nous avons suffisamment repoussé le départ de ce mortel. Lorsqu’elle arrive face à moi, elle a les yeux baissés. Son teint est plus rouge qu’à l’habituel. Comme si elle avait honte… Ou… comme si elle ressentait une gêne certaine. Peu importe pour l’heure. Nous n’avons pas le temps pour ces enfantillages qui ont envahi notre vie. — Gabriel doit partir ! Ce soir ! Il ne cherche pas à retrouver son passé… Je pense qu’il se joue de toi. — Non ! Je t’en prie ! Je t’en conjure ! Je veux qu’il reste ! Je ne supporterais pas qu’il… — Dois-je prendre son âme pour te faire revenir à la raison ? — Quoi ? Non ! Si tu ne fais ça, je ne pourrais pas te le pardonner ! Je… Court silence. — Tu..? — Je l’aime. Je l’aime vraiment. Je veux qu’il reste auprès de moi ! Je suis abasourdi. Et Elinor est résolue. Clairement. Son ton est aussi déterminé que lorsqu’elle défia notre Déesse. Elle ne me laisse pas le choix. Il restera. J’ignore si elle ressent que mon esprit est tourmenté par la présence du mortel… Si c’est le cas, elle n’en a cure. — Je vois… dis-je doucement. Je me téléporte dans la chambre d’ami que nous avons fourni à Gabriel. À ce moment-là , peu m’importe les sentiments d’Elinor. Il doit partir. Maintenant. Il a un mouvement de surprise et de recul en me voyant, mais n’a pas le temps de se soustraire à ma poigne. Aussitôt ma main refermée sur lui, je nous téléporte tous deux aussi loin que possible. Là où elle ne pourra jamais le retrouver… Et je retourne au manoir, abandonnant ce scélérat à la tempête qui fait rage.
J'ai comme un mauvais pressentiment. Malgré le fait qu'il m'ait dit qu'il me comprenait, je ne suis pas sereine. Je tourne en rond. Je ne comprends pas pourquoi il réagit ainsi. Qu'ai je donc fait de mal ? Pourquoi refuse-t-il de voir à quel point Gabriel est important pour moi ? Et, j'entends la porte claquer. Il ne devrait y avoir personne dehors à cette heure pourtant, surtout avec la tempête qui gronde. A moins que... non, il n'aurait quand même pas fait ça ! Je me précipite dans l'entrée. Et, en effet, c'est bien mon ancien qui rentre. Trempé. Je dois vérifier. Je dois en avoir le cÅ“ur net. Je cours jusque dans la chambre de Gabriel. Elle est vide. Des larmes de colère viennent à mes yeux. Je redescends en trombe, et m'apprête à sortir, mais il me barre le passage. — N'y va pas. A ces simples mots, je laisse libre cours à ma colère, les yeux emplis de larmes : — Comment cela, n'y va pas ? Tu oses me donner des ordres après ce que tu viens de faire ? Tu n'en as pas le droit. Je ne le laisserai pas dehors par ce temps. Tu ne comprends donc vraiment pas ce que je ressens ? Tu ne comprends pas qu'il est important pour moi ? Tu n'avais pas le droit de le faire, surtout alors que tu m'as regardé dans les yeux et que tu m'as dit que tu me comprenais ! Tu n'avais pas le droit ! Tu peux être sûr d'une chose, je ne te pardonnerai jamais ce que tu viens de faire ! Jamais ! Maintenant, laisse moi passer ! Sûrement choqué par ce que je viens de dire, il ne résiste pas lorsque je le pousse. Je m'enfonce dans la tempête puis me téléporte pour le retrouver. Heureusement que ce traître n'a pas pensé à vérifier l'état de sa cape, et y a ainsi laissé certaines plantes qu'on ne trouve qu'à un endroit précis de la forêt. Celui non loin de la tanière des loups. Je prie pour qu'il ne soit pas trop tard. Heureusement, non. Il est là . Recroquevillé sous un arbre. Trempé. Mais vivant. J'entends des animaux sauvages approcher, alors je lui tends la main. Il l'a saisit, et d'une simple pensée, nous nous téléportons au sec, dans ma chambre. Je refuse de parler à la Faucheuse. Et je ne sais pas si j'en aurais la force un jour. Perdue dans mes pensées, je remarque à peine que Gabriel a enlevé sa chemise pour l'étendre près de la cheminée. Il est si beau. Je détourne la tête, gênée. Cela me rappelle étrangement la première nuit qu'il a passé ici. Mais tout est différent. Aujourd'hui, je sais pourquoi je ressentais cet émoi à l'époque. Pourquoi je le ressens toujours. Il s'approche tout doucement. Il m'enlace. Sa peau est douce, chaude, malgré la tempête que nous avons subi. Et ce qui se passe après... je ne sais pas comment le qualifier. Mais je me sens entière, lorsque nous ne faisons qu'un. Et puis, au milieu de la nuit, je le sens se lever. Nous nous étions endormis l'un contre l'autre, et cela me surprend lorsqu'il sort du lit et s'habille. Il revient quelques secondes plus tard, deux verres à la main. — Tu as soif? Bien que je ne comprenne pas son envie soudaine, je saisis le verre qu'il me tend. Le goût de l'eau est étrange, légèrement acide. Et soudain, je peine de plus en plus à respirer. Tout se bloque dans ma poitrine. Je le regarde, les yeux effarés. Lui me regarde, un sourire diabolique aux lèvres. — Que.. que m'as tu donné ? Pour... pourquoi ? — Tu aurais mieux fait d'écouter ton maître, ma chère Elinor. Ne jamais se fier aux apparences, tu connais cela pourtant. Si tu savais combien cette petite comédie m'a épuisé. Jouer le garçon parfait, c'est vraiment pénible. Mais, rien qu'en voyant l'effroi dans tes yeux actuellement, je sais que le jeu en valait la chandelle. Désormais, tu sauras qu'il ne faut jamais défier la Mort, notre déesse. J'ai de plus en plus de mal à respirer. Je n'arrive plus à réfléchir. Arrivé sur le pas de la porte, il me jette et me lance une dernière phrase : — Au fait, si cela t'intéresse, à partir de maintenant, tu portes un enfant. Adieu. Et il disparaît, aspiré par les ténèbres. Il ne me reste que si peu de forces. Juste assez pour faire une dernière chose. Je crie à l'aide. Je sais qu'il viendra. Il avait raison sur toute la ligne. Et je sais qu'il viendra. Il ne m'abandonnera pas. Sur ces dernières pensées, je suis également engloutie par des ténèbres. Mais des ténèbres bien plus sombres.
Au moment où elle franchit les portes du manoir, je comprend immédiatement mon erreur. La tempête au-dehors était censé le tuer lui… Mais je ne veux pas qu’elle soit mise en danger. Notre immortalité nous préservait de la mort, mais avec les tours de notre Déesse… Je préfère jouer de prudence. Je cours après elle, mais sitôt arriver au bas des marches, elle disparaît ! Que… Où est-elle allée ? Il est impossible qu’elle ait deviner l’endroit où j’ai placé le mortel ! Je tente de la localiser, mais c’est comme si elle avait lancé un sortilège pour dissimuler sa présence. Je m’enfonce dans la forêt et hurle son nom. Le vent violent couvre mes mots… Ma cape mouillée se colle à mon corps, me donnant une désagréable sensation. Au bout d’une longue heure, il me semble apercevoir un mouvement du coin de l’œil. Elinor ? Je pars à sa poursuite. Elle fonce jusqu’au repaire des loups… J’accélère le pas… et finis par glisser sur la boue. La pente qui suit m’emporte sur plusieurs mètres. Lorsque ma descente s’arrête, j’attends quelques secondes puis me relève. Face à moi, je réalise mon erreur. Ce n’était pas ma bien-aimée que j’avais poursuivie, mais Charon. Il se saisit d’un objet à sa ceinture et par réflexe, je tente de me dématérialiser pour retourner au manoir. Je tente… Mon pouvoir ne m’a jamais fait défaut. Pourquoi ne fonctionne-t-il pas à ce moment précis ? — Ton âme est coupée en deux, Faucheuse ! me dit alors l’agent de la Mort, comme s’il avait lu dans mes pensées. Tes pouvoirs sont donc dépendants d’elle ! Et elle est… occupée, dirons-nous ! L’objet quitte ses mains à une prodigieuse vitesse et je n’ai que le temps de me protéger de ma cape. Une arme apparaît dans sa main... une grande hache… Et lorsqu’elle s’abat sur moi, je n’ai que le temps de rouler sur le côté. Je ne veux pas savoir si elle peut me faire du mal. Ma cape prend à nouveau le coup à ma place. La hache se lève à nouveau avant de frapper… puis encore, puis une nouvelle fois… Ma cape est en lambeaux. Je suis moins chanceux avec le coup suivant, qui m’arrache un cri au moment où la lame me balafre la joue. Je rassemble mes pouvoirs et parvient finalement à disparaître juste avant que la hache ne se plante au sol, là où j’étais. Je réapparais au milieu du salon, épuisé, et je m’effondre. Lorsque je m’éveille, mes serviteurs sont presque tous autour de moi… Alors que je commence à me relever, j’entends alors mon âme sÅ“ur m’appeler à l’aide. Je rassemble mes forces et me précipite jusqu’à sa chambre. Elle est faible et s’effondre dans mes bras au moment même où j’arrive. Que s’est-il passé ? Je ne sens aucune âme qui vive dans le manoir. Gabriel est reparti. Instinctivement, je sens qu’il est lié à l’état d’Elinor. Mais cela ne change rien… Je ne sais pas ce qu’il lui arrive. Je sens juste… Je sens que son immortalité s’est fragilisée. Et comme nous partageons désormais la même… La mienne a dû subir le même sort. Je l’allonge sur son lit et la journée entière s’écoule avant qu’elle ne se réveille. Elle semble perdue, déboussolée.
Lorsque j'ouvre les yeux, la lumière m'aveugle. Je ne sais plus où je suis, ce qu'il s'est passé. J'ai affreusement du mal à respirer. Et... j'ai l'impression que quelque chose s'est brisée en moi. Même si je ne sais pas quoi. Et cela me fait peur, parce que je sais que ce n'est pas normal. Mais je n'ai pas la force de me poser toutes ses questions. Le regard hagard, je scrute la pièce. Je reconnais ma chambre. Et il est là . Comme toujours. Il ne m'a pas abandonnée. Et je vois son visage. Traversé par une balafre. Instantanément, je m'inquiète. Que s'est-il donc passé ? Je lui demande, de la meilleure manière que mon état me permet, ce qui lui est arrivé. Et il me répond : — Ce... ce n'est pas important. Ce qui compte, c'est toi. Je comprends instantanément ce qui l'a mis dans cet état. Je le connais mieux que personne. Il s'est lancé à ma poursuite, et il a rencontré des obstacles qui l'ont... Je m'en veux, je m'en veux. Tout est entièrement de ma faute. Mais, malgré cela, il ne pense qu'à moi. Je lui murmure autant que possible combien je suis désolée, et je commence à pleurer à chaudes larmes. Le surplus d'émotions ressenti les dernières 24h, c'est trop pour moi. Il s'installe alors à côté de moi, pose ma tête sur ses genoux, et me caresse doucement le front. Peu à peu, je m'apaise. Alors, il me demande de lui raconter. Et je me lance. Je lui explique tout. Depuis le début. Tous les sentiments que j'ai ressenti depuis que Gabriel est entré dans notre vie. La trahison que j'ai vécue lorsque je l'ai vu revenir de la tempête sans lui. La nuit que nous avons passée ensemble. La substance qu'il m'a fait ingurgitée. Les révélations qu'il m'a faites sur lui. Le fait qu'il soit au service de déesse. Et surtout... le début de ma grossesse. À ces mots, des larmes recommencent à couler. Je ne peux pas être mère. Ce n'est pas possible. Je n'en ai jamais eu, je ne saurai comment faire. Pourtant, je devrais l'être. Pour le petit être qui grandit déjà en moi, mais qui sera bientôt un humain de chair et de sang. Et puis... mon devoir, ma mission de Faucheuse. Comment pourrais je l'accomplir avec un nourrisson ? Et surtout, surtout, le danger constant qui plane au dessus de nous. La Mort qui n'est jamais loin, comme nous l'ont démontré les derniers évènements. Son père, bien trop dangereux. Je ne me sens juste pas capable d'affronter tout ça. Mais il est là . Il m'écoute. Il m'apaise. Et il prononce ces quelques mots : — Nous allons trouver une solution. Tu n'es pas seule. Je le sais. Mais cela me fait tant de bien de l'entendre. J'ai tellement eu peur qu'il ne me pardonne pas après toutes les horreurs que je lui ai dites la veille. Mais, au lieu de cela, il me jure qu'il est là , et qu'il le sera toujours. Je me blottis contre lui. Il m'entoure de ses bras. Je suis si heureuse de retrouver cet endroit fait pour moi, que je n'aurais jamais dû quitter. Et je m'endors ainsi, rassurée par sa présence à mes côtés.
Après qu’elle se soit endormie, je la laisse dans sa chambre et vais réfléchir dans la mienne. Une Faucheuse enceinte… C’est une configuration sans doute inédite. Les mains jointes dans mon dos, je n’arrive pas à concevoir un instant ce qu’il va se passer à partir de maintenant. J’ai besoin de conseils… J’ai besoin de savoir comment réagir. J’ai besoin d’avoir un aperçu de l’avenir… Mais cela fait longtemps que les oracles ne foulent plus la Terre. Et si… — Chandelier, hurlé-je. Les secondes s’écoulèrent, bien trop longues à mon goût. Une minute… Puis deux… Je m’impatiente lorsque ma porte s’ouvre enfin. — Vous m’avez appelé, Ô Maître ? — Oui… Je vais m’absenter… Pour moi, ce ne seront que quelques heures… mais je crains que le temps ne s’écoule pas tout à fait de la même façon là où je me rends… Cela risque d’être plusieurs jours ou semaines pour vous… — Très bien, Maître. Nous prendrons soin de notre Maîtresse. Il va pour partir. — Attends… Débrouille-toi pour contacter un médecin. Nous allons en avoir besoin d’un, je pense. — Bien, Maître. Après qu’il m’ait laissé seul, je ferme les yeux et concentre tout mon pouvoir. L’espace se contorsionne autour de moi et je suis irrémédiablement aspiré vers un monde intermédiaire entre celui-ci et le monde des morts. Un monde improbable où tout est possible et où je sais qu’un oracle existe. Je ne m’aventure jamais en ces lieux normalement. Je n’y suis pas immortel. Autour de moi, une forêt, dense, immense… Mais très dissemblable de celle qui entoure mon domaine. Et un bâtiment qui se dresse. Un manoir… Mais lui aussi très différent du mien. Un être singulier y vit et a fait de ce lieu un lieu d’enseignement, une académie. C’est cet être particulier que je m’apprête à rencontrer. Se souvient-elle de moi ? Cela fait tellement d’années… Et pourtant, elle est la seule qui pourra m’apporter réponse. Il me faut une bonne heure pour atteindre le bâtiment et y pénétrer. Lorsque j’atteins le bureau de l’oracle, je la vois pensive. Cet être nommé du nom très court Lu a l’apparence d’un met délicieux, mais ce qui m’emmène à elle, ce n’est pas son aspect, mais ses étonnantes connaissances. Je lui explique la situation. Et elle me raconte ce qu’elle sait. Je la regarde, éberlué. Je ne sais que penser de ce qu’elle m’apprend. Pensif, le regard dans le vide, je quitte le bâtiment et, n’y prenant pas garde, j’écrase malencontreusement la queue d’un dragon. Je ne dois ma survie qu’à un mouvement de recul lorsque les mâchoires du dragon tentent de se refermer sur ma tête. Et c’est en courant le plus rapidement que je peux que je retrouve le point précis où je suis apparu dans ce monde. Les flammes du dragon abîment davantage que ma cape qu’elle ne l’était déjà suite à ma confrontation avec Charon. Lorsque, essoufflé, j’atteins le portail, je ne tarde pas à y concentrer mon pouvoir pour retourner à mon domaine. J’apparais dans mon salon… Ma bien aimée est assoupie sur le canapé. Mais… elle a changé… son ventre… Combien de mois se sont écoulés depuis mon départ ?
Lorsque je me réveille, il n'est plus là . Je l'appelle, d'abord doucement, puis de plus en plus fort. Mais il ne vient pas. Lui serait-il arrivé quelque chose ? Pourquoi n'est-il pas là ? L'inquiétude monte en moi. Puis Chandelier débarque dans ma chambre, affolé par mes cris. — Que se passe-t-il, Maîtresse ? — Où est-il ? — Il...il est parti chercher des réponses dans un endroit particulier. Il m'a dit que le temps ne s'écoule pas de la même manière là -bas et qu'il ne sait donc pas quand il reviendra. Je retombe sur mon lit lourdement. Il est parti pour moi. Comme toujours, il pense à moi d'abord. Et moi, comme l'ingrate que je suis, je lui ai fait vivre un enfer. Des larmes me montent aux yeux. Mais je les retiens. Ce n'est pas le moment. Je m'habille, et pars pour ma tournée. Cela fait bien longtemps que je n'ai pas fauché, et je suis certainement rouillée. Mais je ne peux m'en prendre qu'à moi même. Et, je dois assurer notre mission tant qu'il n'est pas là . Les jours passent. Puis les semaines. Puis les mois. Mais il ne revient pas. Je commence sérieusement à m'inquiéter. Au fur et à mesure que mon ventre s'arrondit, je ne peux plus exécuter mes tâches normales. Je ne monte plus à cheval, ne fauche plus, et dois uniquement sur mes clones, que j'arrive à faire en pleine possession de leurs moyens, pour assurer l'équilibre du monde. Mais cela m'épuise. Je passe mes journées à lire et à dormir. Et puis... un après midi, lorsque je m'éveille, il est là . Plus de huit mois et demi se sont écoulés depuis qu'il est parti. Je voudrais lui sauter dans les bras, mais mon état ne me le permet. Alors, je lui prends les mains, et les étreins le plus fort possible. Je lui caresse le visage. Il m'a tellement manqué. Puis, il saisit ma main, et y dépose un léger baiser. Soudain, je sens le petit être bouger en moi. Alors, je pose délicatement sa main sur mon ventre. Et il le sent aussi. Ses yeux s'illuminent d'émerveillement. Je lui souris en retour. Je crois que nous avons des choses à nous dire. Il commence par me demander combien de temps il est parti. Lorsque je lui annonce la durée de son absence, ses yeux sortent de leur orbite. Il s'empresse de me demander comment tout s'est déroulé. Je le rassure. Oui, tout va bien. Non, je n'ai pas eu de problèmes, quels qu'ils soient. Puis, je lui demande à mon tour ce qu'il a appris. Il hésite quelques instants. Il ne semble pas savoir quoi me dire. Il ouvre ensuite la bouche pour me dire quelque chose mais... — Aaah ! Je hurle. Une douleur lancinante me saisit le ventre. Il s'inquiète instantanément. — Ne t'inquiète pas. Le médecin a dit que c'était normal. Cela fait déjà plusieurs fois que cela m'arrive aujourd'hui. Ne t'inquiète pas. Mais il ne semble pas vouloir m'écouter. Il sort en trombe de la pièce, et revient quelques minutes plus tard avec le médecin. Ce dernier m’ausculte. Et il me dit : — Vous allez accoucher Madame. Les contractions que vous ressentez ajoutés à la place du bébé dans le ventre. C'est indéniable. — Mais... mais... vous aviez dit que ce ne serait pas avant deux semaines! — Je sais, mais il arrive que tout ne se déroule pas comme prévu. Mais ne vous inquiétez pas, j'ai déjà vécu ce genre de situations, tout va bien se passer. J'ai peur. Je lui jette un regard rempli d'inquiétude. Et il me prend la main. Il est là .
Elle souffre. Je ne peux rien y faire, mais elle hurle. Je la prend dans mes bras et nous téléporte dans sa chambre… Le lieu où elle se sentira le plus en sécurité pour mettre au monde son enfant… Mais cette engeance… sera-t-elle humaine ? Une question que j’aurais dû poser à l’oracle. Les serviteurs forcent le médecin à nous rejoindre. Lorsqu’il pénètre dans les lieux, je sens qu’il est effrayé. Il sait qu’il n’est pas le bienvenu… Et il sait qu’un sinistre destin l’attend, s’il arrivait quelque chose à Elinor, ou à son enfant. Dans la douleur des contractions, mon aimée ne cesse d’invoquer et révoquer sa faux… Mais pas seulement… ses pouvoirs se manifestent inconsciemment. De petites volutes d’énergie s’échappent de ses mains, frappant parfois un mur, parfois l’un de nos serviteurs, qui est assommé sur le coup. De temps en temps, elle fait apparaître l’un de ses doubles. Mais, harassée par la douleur, elle ne maintient leur existence que quelques secondes. Le médecin lui demande de pousser, ce qu’elle fait. Sa main comprime la sienne et je sens son énergie se déverser en moi. Mais elle faiblit… de plus en plus… J’ai déjà ôté la vie de tant de mères mortes en couche… Je sais ce qu’il risque d’arriver. Je sens que son immortalité pourrait ne pas la protéger. Je sens… Je refuse de songer à cette possibilité. Je dois tout faire pour qu’elle vive. Je lui embrasse tendrement le front tandis qu’elle pousse un nouveau hurlement au moment où elle fait sortir le petit être de son corps. Au moment où le bébé pousse son premier cri, Elinor s’évanouit et je sens la vie sur le point de la quitter. Mes lèvres toujours posées contre sa peau, je lui renvoie toute l’énergie qu’elle a déversée en moi… et bien plus encore. Et soudain je sens l’emprise de son âme se refermer sur moi. Son âme, dont une moitié était hébergée en mon sein, décide de ne refaire qu’un avec son corps… tente de se recompléter. Je sais que ce n’est pas intentionnel… Peut-être un effet secondaire du poison qui coule désormais dans ses veines. Qui sait ? Mais mon âme se fragmente… se déchire… C’est ce que Lu m’avait annoncé. C’est ce qu’elle avait prédit. Ma mort ! Mon inéluctable mort ! Tandis que ma bien aimée reprend ses forces, son corps s’élève légèrement au-dessus du lit, lévitant… et mes propres forces m’abandonnent. Alors que je sens ma fin arriver, une fin que j’accepte volontiers, l’impossible se produit. Lorsque je rouvre les yeux, je suis au sol, à côté du lit. Et Chandelier est à côté du visage de mon âme sœur. Ces éternelles flammes sont éteintes. Il a sacrifié son étincelle de vie pour en préserver une dernière en moi. Je suis stupéfait. Je n’aurais jamais cru que mes serviteurs puissent me vouer une quelconque loyauté, autre que celle mue par la crainte. Le médecin s’approche alors d’Elinor et lui donne la fille qu’elle vient de mettre au monde avant de lui demander si elle a choisi un nom.
Ma fille. Ma toute petite fille. Dans mes bras, elle semble si petite. Si frêle. La Mort sait combien elle n’était pas prévue. Combien j’ai eu peur de la rencontrer. Mais, ces neuf derniers mois ont tout changé. J’ai appris lentement, doucement, à l’aimer. Et aujourd’hui, sa vie m’est plus chère que tout, tout comme celle de mon âme sÅ“ur. Si je venais à perdre l’un des deux… je ne m’en remettrais probablement jamais. Je dois lui donner un prénom. J’y ai beaucoup réfléchi… et Margaux est le prénom parfait. Porté par une reine. Et aujourd’hui porté par ma reine. Ma toute petite reine. Perdue dans mes pensées, je ne comprends que trop tard ce qu’il se passe. Bien trop tard. Tout se passe en un éclair. Gabriel et Charon apparaissent en une seconde. Le premier se saisit de ma fille pour la faire disparaître, tandis que le second menace mon adoré d’une arme que je ne connais que trop bien. Celle… que j’ai esquivée il y a presque 14 ans. Gabriel prend la parole : — Ma chère Elinor… la grossesse ne te va pas du tout. Tu t'es complètement enlaidie depuis la dernière fois. Je ne comprends pas… ou plutôt, je ne voudrais pas comprendre ce qu’il fait ici. Il est forcément là sur ordre de la Mort. Et la présence de Charon ne présage rien de bon. Il reprend : — Tu ne devrais pas être si étonnée de me voir. Je te l’ai dit pourtant. Tu ne devrais jamais défier notre Déesse. Et après ce jour, je peux t'assurer que tu ne le feras plus jamais. Vois-tu, votre petite révolution à tous les deux n’a que trop duré. Je vois à ton regard que tu ne comprends pas où je veux en venir. Alors je vais te l’expliquer de manière très simple. Depuis le début, tu es la seule qui provoque tout ce chaos. Tu es bien trop puissante. Bien trop rebelle. Nous allons donc te supprimer. Définitivement. — NON ! hurle mon aimé. D’un signe de tête, le démon donne un ordre silencieux à Charon, qui rapproche dangereusement sa lame de mon amour. Puis il reprend, comme il expliquerait à quelqu’un comment se rendre à la boulangerie : — Nous allons simplement récupérer la partie de ton âme que tu possèdes, l'assembler avec celle dont tu n'aurais jamais dû te séparer, virer celle du Chandelier qui est absolument inutile, et enfin la détruire. Quant à ton ancien maître... nous allons lui redonner son âme, car nous avons toujours besoin d'une Faucheuse. Mais je ne te garantis pas qu'il survive au processus. Son immortalité ne pourra rien. Et pour ta fille, la question est simple : si ton maître survit, il pourra en faire ce qu'il veut. S'il décède, nous l'emmènerons et en ferons la nouvelle Faucheuse. Si l'on se fit à ta puissance, ta fille ne devrait pas avoir de problèmes à accomplir sa tâche et comme nous l'élèverons, il n'y aura aucune probabilité qu'elle se rebelle. Des larmes perlent sur mes joues. Sur les siennes aussi. Nous ne pouvons pas être séparés. Pas après tout ce que nous avons traversé. Je refuse de les abandonner. Je refuse d'abandonner Margaux. Je ne pourrais même pas lui dire au revoir. Lui dire combien je l'aime. Ma petite fille de quelques minutes, déjà orpheline de mère. Cette pensée me hante. Une seule chose me rassure. Il sera là pour veiller sur elle. Je sais qu'il survivra, et qu'il fera au mieux pour qu'il ne lui arrive bien. Gabriel m'attrape par le bras. Encore trop affaiblie, je n'ai pas la force de résister. — Une dernière parole avant de partir, ma chère ? me demande cet homme à qui j'ai fait confiance, et qui m'a trahi de la pire des façons. Je regarde mon aimé pour la dernière fois. Et je lui dis : — Vous êtes ce que j'ai eu de plus précieux dans ma vie. Si je devais la revivre, je ne changerai rien, parce que maintenant que je vous connais, vivre sans vous serait insoutenable. Vous êtes les trésors de mon existence. Je vous aime tellement, infiniment, plus que je ne pourrais jamais le dire. Prends soin d'elle. Prends soin de ma petite Margaux. Et prends soin de toi. Je ne veux pas qu'il vous arrive quelque chose par ma faute. Je vous aime. L'éternité sera si longue sans vous. J'ai à peine le temps de finir ma phrase que Gabriel m'entaille la main. Il doit utiliser une arme spéciale, car je sens mon âme quitter mon corps. Étrangement, par je ne sais quel maléfice, il vit toujours. Mais peu importe aujourd'hui. Je ne vois pas ce qu'il se passe après. J'entends un cri. Je sens mon âme se rassembler à nouveau. Puis se déchirer. Petit à petit. La douleur est atroce. J'ai l'impression de crier, mais je ne sais pas si je le fais réellement. Je veux en finir, mais cela ne se passe pas pour autant. Cela dure longtemps. Bien trop longtemps. Et enfin. Rien. Juste... rien. Le noir. Le silence. À l'infini. Comme si je n'existais plus. Parce que c'est le cas. Je n'existe plus.
Tout est fini… Terminé… Elle n’est plus. J’ai vu son âme quitter son enveloppe charnelle par l’entaille… se cristalliser… et, tombant au sol, se briser en un million d’éclats. Charon m’a rendu mon âme… mais à quel prix ? Je tombe en sanglots et étreint ma bien aimée. Gabriel quitte les lieux dans un nuage ténébreux. Charon reste, quant à lui. Je le foudroie du regard. Je ne sais ce qui me retient de me jeter sur lui et de tenter de le détruire. Dans mon chagrin, j’essaye d’envoyer une partie de mon âme dans le corps d’Elinor, comme elle le fit pour moi… Mais rien ne se passe. Ses sentiments, tout humain qu’ils soient, lui permettaient de devenir plus puissante que moi. Je soulève son frêle corps et le dépose sur le lit, croisant ses bras sur son ventre, comme le font les mortels. Puis ma faux apparaît dans ma main et je m’élance sur Charon. Il esquive l’attaque comme s’il s’y était préparé et fait apparaître sa propre arme… La même avec laquelle il manqua de me tuer dans la forêt. — Regarde-toi, Faucheuse. Tu fais peine à voir. Tu n’as même pas daigné changer ta cape que j’ai réduite en lambeaux. Cette apprentie t’a-t-elle détruit l’esprit ? Tu n’es plus que l’ombre de ce que tu étais. Crois-tu vraiment que les mortels auront peur de mourir si tu leur apparaissais sous ses traits-là ? — Peu m’importe les mortels… Elinor est tout ce qui compte à mes yeux… Vous me l’avez prise… Nous vous avions pourtant prévenus. ELLE vous avait prévenus. C’était deux faucheuses, ou aucune. Et je respecterai le serment que nous nous sommes faits l’un à l’autre. Que ferez-vous sans faucheuses ? — Mais nous avons une faucheuse… Du moins, nous l’aurons bientôt ! Je ne comprend pas. Que veut-il dire ? Je crains de comprendre. — Êtes-vous stupides à ce point là , toi et ta… ton… engeance du chaos ? — Mon… engeance ? — Oui, ton… Comment s’appelle-t-elle déjà ? Elinor, c’est bien cela ? C’est à toi qu’elle doit son destin. Tu as voulu jouer aux dieux en en faisant ton apprentie. Mais tout cela ne serait pas arrivé si tu avais penser à lui retirer ses souvenirs humains, comme le fit la sorcière qui t’a maudit. — Je ne voulais pas d’une coquille vide… Je voulais… Je voulais Elinor. — Peu importe maintenant. Son âme n’est plus. Et aucun de tes tours de passe-passe de faucheuse ne pourra y changer quoi que ce soit. Quant à notre faucheuse… Pensiez-vous vraiment que parce qu’elle se rendrait, nous vous rendrions cet enfant ? Tu l’as dis toi-même, c’est deux faucheuses ou aucune. La Mort n’oublie jamais les chantages. Et elle ne pardonne pas davantage. Il existe des plans intermédiaires où le temps passe bien différemment. La fille de Gabriel y grandira rapidement. Nous pouvons nous passer d’une faucheuse pour quelques jours… Ce n’est pas… problématique ! Quelques jours ? Je réalise que le temps m’est compté. Je ne suis pas mathématicien, mais je me doute que si je n’agis pas vite, je ne la retrouverais qu’ayant déjà un certain âge. Je rassemble tous mes pouvoirs et je glisse dans l’entre-monde. Je ne connais qu’un endroit où le rapport de temps est inversé par rapport aux autres. Le purgatoire… J’y suis en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Et il est là … Il m’attendait… Il faut dire que pour lui, plusieurs jours se sont écoulés, si j’en juge par sa barbe naissante. Il porte une épée… une flamberge pour être précis. Une arme dont la lame est ondulée sur toute sa longueur. Si elle pénètre le corps… elle fait des dégâts colossaux lorsqu’elle en ressort. Je fonce sur mon adversaire. Peu habitué à devoir me battre, je ne parviens pas à l’atteindre… Mon adversaire, en revanche, semble plus familier de la chose. Il m’assène un coup dans le dos qui me déchire les chairs. Je pousse un hurlement, mais frappe à nouveau dans cette direction. Ma faux glisse sur son armure. Une armure ? Je n’avais même pas fais attention à ce détail. Il me frappe à nouveau. Sur le côté cette fois. Je sens deux de mes côtes exploser dans mon corps. Je souffre, mais la douleur ne m’empêche pas de me battre. En me rendant mon âme, m’ont-ils rendu mon immortalité ? Probablement pas, puisqu’ils désirent me remplacer. Mais je me battrais jusqu’à la mort, s’il le faut, pour sauver Margaux. C’est la dernière chose que je peux faire pour Elinor. Respecter sa dernière volonté. Mon attaque suivante ne fait pas meilleur effet que les précédentes… La sienne, en revanche, me taillade une jambe et me met à terre. Je me sens mourir. Gabriel me toise… Il plante son épée près de mon visage et s’accroupit vers moi. — J’espère que tu souffres. La Mort n’accepte pas que l’on puisse la trahir. Elinor et toi avez voulu jouer à un jeu dangereux. Vous avez perdu. La partie est terminée. La fin pour vous deux était inéluctable. Ne t’en fais pas… Je prendrais grand soin de ma fille ! — Tu as gagné le combat, Gabriel… dis-je faiblement. Si tant soit est que ce soit ton véritable nom. Mais… — Mais quoi ? Crois-tu encore avoir la moindre chance ? Elinor est morte… Son âme a été détruite… arraché au cours de la vie. Tu ne la restaureras pas. Et maintenant, la tienne va rejoindre notre Déesse. Et ma fille deviendra la nouvelle faucheuse. — Tu l’as peut-être conçu, réponds-je, mais c’est la fille d’Eli avant tout ! Dans un accès de colère, et parce que j’avais plus de force que je ne l’avais laissé croire, je me relève. Et profitant de la surprise de Gabriel, je le décapite. Mais il avait raison, il ne me reste que peu de temps à vivre… Je marche lentement, traînant ma jambe blessée. Je ressens Margaux, comme je ressentais Elinor. Et je finis par trouver le petit enfant, vêtue d’une cape adaptée à sa minuscule taille. Je la prends dans mes bras et retourne dans notre monde… dans mon monde… Je vais devoir réapprendre à ne plus parler qu’en mon nom. Je suis anéanti… Mais la volonté de sauver cette enfant me maintient en vie. Je n’ai pas rejoint mon domaine. Je ne peux prendre le risque de rencontrer Charon. J’ai rejoint une ville loin de là où je vis… C’est la nuit. Personne ne me remarquera. Je n’ai pas la force de masquer ma présence. Je toque à une porte et une femme m’ouvre. Elle n’a pas encore trente ans, mais elle me connaît. Il y a quatre ans, sur les conseils avisés d’Elinor, j’avais accordé quelques jours de plus à sa propre fille… Pour qu’elle puisse lui dire au revoir convenablement. Si Elinor avait su qu’en faisant cela, elle permettrait de fournir un foyer à Margaux… Comment aurait-elle pu le savoir ? J’explique la situation à la jeune femme… Lui rappelle la faveur qu’elle me doit… Elle prend l’enfant dans ses bras et accepte de l’élever à ma place. Avant de partir rejoindre le corps sans âme mais préservé de la mort d’Elinor, j’embrasse l’enfant sur le front, comme je le fis tant de fois pour Elinor. Margaux me regarde et tend un doigt vers moi. Au moment où je le touche, je sens une énergie m’envahir et soigner mes blessures. Le dernier cadeau d’Elinor… Cette histoire fait partie d'un tout plus grand !
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