L'Académie de Lu





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Aurélia la maudite

(par Schrödinger)
(Thème : Thème imposé personnalisé)
(dernière modification : 13/03/2022)



[ /! Attention, ce texte contient des scènes d'abus physique et des scènes de brutalité >









Aurélia n'avait jamais connu que cette auberge.


Ses parents ne l'aimaient pas. Elle le savait. Après tout, ils l'avaient abandonnée. L'aubergiste le lui avait dit, quand, à 5 ans, elle s'était plainte qu'elle avait mal aux mains à force de frotter les assiettes. Il lui avait dit que comme il avait été assez gentil pour la recueillir et s'occuper d'elle toutes ces années, alors que personne d'autre n'avait voulu d'elle, alors c'était normal qu'elle fasse tout ce qu'il lui disait. Alors Aurélia avait baissé la tête et s'était remise au travail, alors qu'on était en hiver et que l'eau était froide, et elle n'avait jamais osé se plaindre à nouveau.


Quand elle avait été un peu plus grande, elle avait dû commencer à aider au service. Au début, elle n'aimait pas ça. La grand-salle était toujours pleine de gens qui faisaient peur. Ça beuglait, ça buvait, ça riait gras, ça lorgnait les autres serveuses, ça s'insultait, ça se bagarrait, parfois. Les hommes avaient des grosses voix et des trognes sinistres, les rares femmes les tenaient à distance en se faisant encore plus ignobles. Et puis, Aurélia s'était habituée. Elle avait appris à s'excuser quand un ivrogne la renversait et que les choppes tombaient par terre ou, pire, sur un autre client. Elle avait appris à se glisser hors de la salle quand l'ambiance alcoolisée tournait à la rixe. Elle avait appris à baisser les yeux et à vite disparaître dès que l'on avait plus besoin d'elle.


Puis, le premier incident était arrivé. Aurélia avait alors onze ans, peut-être dix. Elle savait qu'elle n'était pas belle, avec ses cheveux roux cassants, ses yeux trop grands et son teint trop gris. Mais elle grandissait, et, même si elle était trop maigre, sa silhouette commençait déjà à attirer l'œil des clients. Aurélia les avait souvent vus, ces regards, posés sur ses aînées et accompagnés de sourires grivois et de tapes sur le derrière. L'aubergiste aussi l'avait remarqué, et lui avait donné la même tenue qu'aux autres serveuses, avec une jupe trop courte et un décolleté plongeant qui flottait encore sur sa poitrine efflanquée. À partir de là, il n'avait plus fallu longtemps…


Elle servait un groupe d'hommes d'allure grossière quand elle avait senti une main lourde se poser sur ses fesses. Elle n'avait pas pu s'empêcher de sursauter, s'attirant l'hilarité de la tablée. Le rire s'arrêta net quand le coupable poussa un cri de douleur. La main fautive dégoulinait de sang, mutilée par la découpe manquée d'un quignon de pain récalcitrant. La risée avait alors changé de cible, et Aurélia en avait profité pour s'éclipser. Mais ce n'était que le début.


Les incidents s'étaient par la suite multipliés. Untel était tombé de son tabouret après un sifflement gaillard à son encontre. Un autre avait fini aspergé d'alcool frelaté après l'avoir bousculée dans sa stupeur alcoolique. Lorgner trop nettement sur l'échancrure du col de la jeune fille s'accompagnait toujours d'un incident bénin, sinon humiliant. Quant à ceux qui osaient la toucher… Petit à petit, les murmures s'étaient faits moins excités, les regards moins lubriques, la concupiscence remplacée par la crainte. «Cette fille est maudite!» «C'est une sorcière!» «Ne l'approchez pas.» «Ne la touchez pas.» pouvait-on entendre si l'on tendait l'oreille. Mais, parce qu'elle paraissait aussi effrayée qu'eux par le phénomène, et parce que le tavernier n'avait pas besoin de la payer, il la garda.


Aurélia grandit, protégée par sa "malédiction" du pire qui pouvait — et était — arriver à une serveuse dans ce genre d'endroit sordide. Les habitués savaient à quoi s'en tenir, et se contentaient d'admirer de loin les formes toujours plus attrayantes de l'adolescente. Les autres, nouveaux venus ou fripouilles de passage, apprenaient vite à écouter leurs aînés. Certains tentaient tout de même leur chance, et immanquablement venaient à le regretter. Même l'aubergiste savait éviter les coups, brimades et autres stimulations pour inculquer une "saine" discipline à sa petite protégée. En homme avisé, il la nourrissait bien, désormais, pour l'engraisser un peu, pour qu'au moins les consommateurs puissent apprécier la vue, à défaut de pouvoir toucher.


Pour Aurélia, il était son bienfaiteur. Même s'il ne la payait pas, même s'il la faisait dormir dans l'écurie, dans le froid mordant, sur une natte de paille fine comme l'une de ces immondes galettes de sarrasins servies avec la bière, au moins avait-elle un toit, et un travail. Certaines nuits, elles se rêvait même prise dans une étreinte chaleureuse, avant de se réveiller emmitouflée dans les draps sales de sa couche. Ces jours-là étaient les meilleurs, ceux qui arrachaient un de ses rares sourires à l'adolescente, ceux où elle se sentait vraiment à sa place.


Ceux où elle ne pensait pas que, peut-être, une vie meilleure l'attendait ailleurs…


Vint alors un homme, qui bouscula à jamais son existence. Il était arrivé après le crépuscule, à une heure où d'ordinaire plus personne n'entrait plus, et avait attiré tous les regards. Aurélia n'avait jamais vu un homme pareil. À côté de la population rustre de la taverne, il faisait figure d'anomalie, avec sa mise soignée et sa nonchalance tranquille. Il était propre, il était jeune, et son regard n'avait pas l'éclat froid de la meute de truands qui fréquentait le reste du temps l'auberge. Il était beau, oui, plus beau que n'importe quel autre homme qu'Aurélia n'avait jamais vu. Mais ce n'était pas le plus saisissant, non. Le plus impressionnant avait été l'aisance avec laquelle il s'était approprié l'endroit.


Aurélia n'aurait pas été surprise s'il n'avait pas pu faire un pas dans la taverne sans qu'une demi-douzaine de brutes ne lui tombent sur le râble. Elle s'était presque attendue à ce qu'il se fasse dépouiller sitôt la première table passée. Mais le nouveau venu s'était glissé dans les bonnes grâces de la clique comme un poisson dans l'eau. Moins d'une quinzaine de minutes après son entrée, il était attablé au milieu de la salle, entouré d'une troupe rubiconde déjà imbibée par plusieurs heures de beuveries, et il riait avec eux, une choppe offerte dans une main et un paquet de cartes dans l'autre.


Et puis, l'impensable s'était produit. Quand elle s'était approchée de la tablée pour prendre les commandes, pour la prochaine tournée, il s'était tourné vers elle, et là, il l'avait regardée. Regardée, vraiment regardée. Il n'avait pas reluqué sa tenue indécente, ni fait de commentaire sur sa silhouette. Non, il lui avait souri, et lui avait demandé son nom. Il lui avait parlé gentiment, pour la mettre à l'aise, comme elle l'avait fait pour ce petit chien perdu devant la taverne, il y avait des années de ça. Aurélia n'avait pas su quoi faire, et était restée muette. Elle avait eu vaguement conscience d'être au centre de l'attention, alors que l'assistance, interdite, attendait que sa malédiction ne se manifeste et châtie l'inconscient. Mais rien n'était arrivé, et elle avait fini par s'esquiver, troublée, le visage écarlate


Durant le reste de la soirée, elle l'avait observé en cachette, de loin, incapable de se concentrer sur ce qu'elle faisait. Dès qu'il tournait la tête vers elle, la jeune fille faisait mine d'être occupée, les joues brûlantes, pour retourner à sa surveillance discrète sitôt le "danger" écarté. Et lorsqu'il s'était levé et s'était dirigé vers l'étage, vers la chambre qu'il avait certainement réservée, elle l'avait suivi des yeux jusqu'à ce que ses bottes disparaissent en haut de l'escalier, et avait poussé un petit soupir avant de retourner à son service, réprimant un pincement au cœur.

C'était à ce moment précis qu'une main l'avait saisie à la taille, lui arrachant un cri de surprise. Son plateau lui avait échappé, répandant des flaques de bière sur le sol crasseux, alors qu'on l'avait tirée avec force en arrière dans un ricanement obscène. Quand Aurélia avait levé les yeux, elle avait vu une montagne titubante, un sourire grivois qui dévoilait des tombes pourrissantes, des yeux caverneux illuminés d'une lueur malsaine. Elle ne le connaissait pas. Il ne la connaissait pas non plus, ou alors il s'en fichait. Sa main était remontée jusqu'à la poitrine de l'adolescente, pressant un sein à pleine poigne. Elle avait pu sentir son haleine chargée d'alcool quand il l'avait assise de force sur ses genoux.


Personne ne l'avait aidée, bien sûr. On s'était contenté de regarder la scène avec une curiosité morbide. Elle s'était débattue de plus belle, terrifiée. Et puis il l'avait lâchée, brusquement, avec un braillement de souffrance, comme si elle l'avait brûlé. Aurélia était tombée durement à terre, sous le choc. Elle avait tenté de s'enfuir, en rampant, mais une grosse pogne s'était refermée sur ses cheveux, et l'avait relevée sans douceur. La montagne était là, toute trace de convoitise évaporée, remplacée par une fureur alcoolique. Sa main, son torse et sa joue étaient rouges et cloquées. Aurélia avait gémi quand il l'avait secouée comme un prunier. Une gifle l'avait envoyée contre une table, à moitié assommée, et l'aubergiste avait dû intervenir pour ne pas que l'agresseur ne brise la nuque de la jeune fille. Au bord de l'inconscience, Aurélia avait été renvoyée dans sa niche, sans manger, presque à coups de pieds, alors que la brute s'en était retournée dans sa loge, offerte à titre gracieux, à grands pas furibonds.


Au lendemain matin, on l'avait retrouvé mort dans son lit, atrocement mutilé.


À compter de ce moment, il avait été définitivement admis que la jeune fille était maudite, sauf pour ceux qui la pensaient responsable en son âme et conscience. Ceux-là voyaient en elle une sorcière, un suppôt de Satan, voire le Malin lui-même, dissimulé sous quelque artifice de son invention. Mais aucun n'osait le dire à haute voix, de peur de s'attirer des ennuis. Alors on se contentait de cracher dans son dos, de l'éloigner, de la repousser comme on repousse le mauvais œil. On ne l'approchait plus, on ne la regardait même plus, on ne lui adressait presque plus la parole, voire plus du tout pour ceux qui ne voulaient plus rien avoir à faire avec elle. On se demandait tout haut pourquoi le tenancier ne s'en débarrassait pas, s'il n'était pas ensorcelé lui aussi. Ou s'il n'avait pas encore plus peur qu'eux…


Mais Aurélia s'en fichait, de toutes ces histoires. Elle s'en fichait parce qu'elle n'était plus toute seule, désormais. Parce qu'elle avait une amie, maintenant. Une amie qui était apparue, pendant cette nuit fatidique, dans l'écurie qui servait de chambre à l'adolescente. Une amie qui l'avait entourée de ses bras alors qu'Aurélia pleurait et tremblait, seule dans le froid. Une amie qui ressemblait à une version plus jeune d'elle-même, avec sa chevelure rousse frisée, sa maigreur et sa peau pâle. Une amie qui l'étreignait avec bienveillance et chaleur dès que quelque chose allait mal. Une amie qui la suivait partout, silencieux soutien durant ces longues soirées, et que personne d'autre ne semblait voir. Une amie qui ne lui faisait pas peur, malgré son visage de porcelaine figé en un sourire factice, parce que ça ne l'empêchait pas d'être d'une gentillesse sans égale, et que de toute façon tout le monde dans la taverne avait au moins un ami biscornu comme elle…


Et puis, il y avait aussi le bel inconnu. Aurélia avait cru qu'il partirait au matin, ou qu'il l'éviterait comme les autres. Mais il n'en avait rien fait, bien au contraire. Il était le seul à lui parler quotidiennement, à la chercher du regard au lieu de la fuir, à continuer à faire comme si de rien n'était. Un soir particulièrement difficile, il l'avait même retrouvée dans sa niche, en catimini, pour la consoler. Puis c'était devenu une habitude, et ils se retrouvaient comme ça tous les soirs, en cachette, en silence, et ils discutaient un peu jusqu'à ce qu'elle s'endorme dans les bras de son amie. Il voyait qu'elle était malheureuse, ici. Il lui disait qu'elle ne devrait pas rester, là, qu'il l'emmènerait avec elle, loin de cet endroit sordide, si elle le lui demandait. Elle lui répétait qu'elle devait rester ici, par égard pour l'aubergiste qui l'avait recueillie, mais chaque jour ses protestations se faisaient plus faibles, et son cœur plus léger.


Jusqu'au jour où elle avait cédé. Quand il l'avait rejointe au cœur de la nuit, et qu'il avait réitéré son offre, Aurélia s'était surprise elle-même à répondre «Oui», à la grande joie de son confident. Tout au long de la journée qui avait suivi, elle n'avait eu de cesse de ressasser la question, encore et encore, d'abord indécise, puis résolue. Cette nuit, quand il viendrait la retrouver, ils partiraient tous les deux. Ou plutôt, tous les trois. Car il était impensable pour Aurélia de partir sans son amie si proche, si importante.


Alors, quand il était venu la retrouver cette nuit-là, lui demandant si elle était prête, elle avait rassemblé son courage, et l'avait supplié d'accéder à sa requête et de les emmener toutes les deux avec lui, loin d'ici. Et, lorsqu'il l'avait regardée sans comprendre, elle avait suivi son instinct, elle lui avait pris la main. Elle l'avait vu écarquiller les yeux, avoir un bref mouvement de recul, avant de se reprendre et de lui adresser un sourire réconfortant. Ses doigts s'étaient repliés sur ceux de l'adolescente, leur donnant un peu de sa chaleur, et il lui avait promis. Promis qu'il les emmènerait toutes les deux, mais qu'il ne pouvait plus le faire aujourd'hui, car puisqu'elles étaient deux, il lui fallait mieux se préparer, et donc il allait devoir partir, quelques jours tout au plus, pour organiser leur nouvelle vie, loin d'ici, mais il reviendra vite, c'est promis, alors tu devras m'attendre sans que personne ne se doute de rien, et on pourra partir tous les trois ensemble et vivre heureux, d'accord?


Tôt le lendemain, il était parti, et, fidèle à sa parole, n'avait pas reparu ce soir-là. Ni le jour suivant. Ni le jour d'après. Et Aurélia avait attendu que son prince charmant revienne, malheureuse comme les pierres, mais soutenue par son amie qui ne la quittait plus. Chaque fois que les portes de l'établissement s'ouvraient, elle lançait un regard plein d'espoir en direction des battants de bois tendre, pour être à chaque fois déçue par l'arrivée d'un nouveau vaurien venu finir la journée par une choppe d'alcool frelaté. Jusqu'au jour où son attente fut récompensée.


C'était une soirée d'automne comme les autres, froide, grise et solitaire. L'on était encore tôt, mais la grand-salle était déjà bondée, grouillante de sa faune habituelle. Parce que personne ne voulait l'approcher, encore moins lui parler, Aurélia avait été reléguée dans l'arrière-cuisine, à récurer assiettes, choppes et écuelles. Elle lavait, et son amie rangeait. Elle avait réussi à se placer de sorte à pouvoir apercevoir ceux qui passaient l'ouverture, et levait la tête à chaque grincement du bois. Et c'est ainsi qu'elle avait vu son prince entrer, rejetant le capuchon de sa cape de voyage, qu'elle l'avait aperçu parcourir la pièce du regard, la voir, et fendre la foule sans un mot, droit vers elle, empli de détermination.


Aurélia s'était alors levée, tranquille, sans un regard pour le tenancier près d'elle. Avait pris la main de son amie. Était sortie de l'arrière-cuisine sans un coup d'œil en arrière. Ils s'étaient rejoints derrière le comptoir, et il avait posé ses mains sur les épaules de la jeune fille avec un sourire tendre, avant de faire volte-face et de l'entraîner avec lui, en sens inverse, vers les portes de la gargote et la liberté qu'elles masquaient. Dans le tapage ambiant, Aurélia avait senti peser sur elle, sur eux, les regards médusés des buveurs les plus proches. Mais elle les avait ignorés, puisant dans le contact de la main de son prince sur son épaule le courage qu'il lui manquait. Après tout, ce n'était qu'une petite fraction de la foule qui la voyait s'enfuir, et, au vu du chahut environnant, le reste de la horde n'avait encore rien remarqué, pas vrai? Et, dans ce cas-là, tout allait pour le mieux, ce n'était rien d'important, rien qu'un épisode mineur qui serait aussi vite oublié que la dernière partie de cartes, n'est-ce pas?


Alors la porte s'était ouverte sur une demi-douzaine d'hommes en hauberts rutilants et surcots ornés d'une croix noire, et le silence s'était abattu dans la vaste salle comme une sentence. Aurélia avait soudain eu peur, très peur. Elle avait senti la main de son prince se crisper sur son épaule, mais quand elle avait levé les yeux vers son visage, il lui avait offert un sourire réconfortant, et elle s'était sentie mieux.


Et, parce qu'ils étaient absorbés dans leur conversation muette, ni lui ni elle ne virent la fissure apparaître sur le masque de porcelaine.


Le moment de complicité unissant la jeune fille et son prince avait cependant été interrompu lorsqu'une ombre avait surplombé Aurélia. L'un des hommes s'était approché d'elle pendant que son prince la rassurait, et la dévisageait. Il avait un regard froid, calculateur, et une barbe fournie, noire comme le charbon, et le maintien d'un homme habitué à être obéi. Sans un mot, il l'avait évaluée, de la tête aux pieds, et elle n'avait pas réussi à détacher son regard de ses traits durs, impitoyables. Des doigts gantés de métal s'étaient alors refermés sur son bras, sans douceur. Et elle l'avait vu pâlir, ses yeux fixant l'endroit où Aurélia savait que se tenait son amie, d'abord hagards, puis emplis de répulsion. Sa bouche s'était tordue en un rictus haineux, et sa prise s'était raffermie sur le bras de l'adolescente, lui arrachant un cri de douleur.


Mais lorsqu'il avait commencé à la tirer vers la sortie avec une imprécation, une main l'avait stoppé net: celle de son prince, qui avait affronté le ravisseur du regard, jusqu'à ce que ce dernier ne cède avec un grognement. Aurélia avait alors mieux respiré. Son prince allait la protéger. Il ne la laisserait jamais se faire enlever. Puis le soldat avait décroché une bourse replète de sa ceinture, et l'avait déposée dans la main du jeune homme, qui s'était alors empressé d'en soupeser le poids conséquent et de l'ouvrir pour en estimer la valeur, sous les yeux d'une Aurélia plus perdue que jamais.


Et, parce que leur attention était toute entière focalisée sur l'escarcelle, aucun d'entre eux ne vit que le sourire du masque de porcelaine avait laissé place à une grimace haineuse.

Enfin, après un moment qui avait semblé interminable, le jeune homme avait souri. Et Aurélia l'avait regardé, hagarde, refermer le cordon avec un sifflement appréciateur. Faire un signe de tête entendu à l'adresse du soldat. Accrocher la bourse à sa propre ceinture. Il s'était alors tourné vers la jeune fille, qui avait à peine senti sa main quitter son épaule, prise dans un tourbillon de désespoir. Elle avait senti une paume chaude se poser sur sa joue, essuyer de son pouce une larme qu'elle n'avait pas conscience d'avoir pleurée. Le jeune homme lui avait tapoté la joue comme on tapote celle d'une enfant, avec un sourire indulgent. Puis il s'était redressé, et s'était détourné d'elle sans une once d'hésitation.


Et, parce qu'elle le regardait partir en pleurant, elle ne vit pas le côté du masque de porcelaine s'effriter, révélant un puits rougeoyant entouré de noirceur.


Alors qu'il se dirigeait vers la sortie, Aurélia avait continué à le fixer du regard, espérant que ce n'était qu'une ruse pour tromper la vigilance de l'Inquisition, qu'il allait la sauver de leurs griffes, qu'il ne l'avait pas abandonnée, qu'il ne l'avait pas trahie. Mais il avait passé le cordon de soldats avec nonchalance, d'un pas guilleret. Alors elle l'avait appelé dans un sanglot, implorante, et il s'était retourné, juste devant les portes de l'auberge, le temps de lui adresser une œillade et une révérence moqueuse.


Et, parce qu'il avait lâché la main d'Aurélia, il ne vit pas son amie lever un bras fantomatique, marbré de veines noires, dans sa direction. Il ne vit pas le plancher s'ouvrir, sous son pied, et lui happer la cheville.

Déséquilibré, il chuta, un air d'incompréhension peint sur le visage, rapidement remplacé par une grimace de souffrance quand un craquement déchira le silence soudain. Les lattes se séparèrent à nouveau telles une mâchoire d'échardes, rougies de sang, puis se refermèrent en broyant le mollet du félon. Et cela recommença, encore et encore, l'auberge avalant dans un concert de craquements et de cris de souffrance celui qui s'était joué de sa petite protégée. Une jambe, puis l'autre, disparurent dans le sol. Puis ce fut au tour du torse d'être broyé, centimètre par centimètre, puis les bras, puis le cou, et enfin la tête, mettant un point final aux hurlements qui avaient résonnés sans discontinuer jusqu'alors.


Malgré sa violence, le spectacle n'avait duré que quelques instants, et il n'était bientôt resté du jeune homme qu'une tache écarlate sur le bois, et un silence de plomb. Puis cri strident, inhumain, avait éclaté, et, avec lui, la panique. Les clients de l'auberge avaient pris leurs jambes à leur cou, sans un regard pour le cordon de soldats, emportés par la cohue. Aurélia les avait regardé s'égailler, étrangement calme, détachée de l'instant. Une brusque torsion de son bras l'avait tirée de son hébétude quand son bourreau avait voulu l'entraîner au-dehors, mais une main difforme avait griffé le poignet ganté, des serres en forme de faux déchirant le métal comme du tissu. Blanc de souffrance, il avait poussé un juron, dégainé son épée, levé sa lame pour abattre ce démon impie… Et un lustre l'avait promptement écrasé sous son poids.


Entourée de l'étreinte protectrice du spectre déchaîné, Aurélia avait assisté à la scène sans manifester la moindre émotion. Elle avait entrevu les flammes qui commençaient à lécher le bois et les chaumes du toit, là où les flèches embrasées s'étaient abattues depuis l'extérieur, mais son regard était resté fixé là où son prince avait disparu. Son prince qui l'avait trompée et l'avait abandonnée. Son prince qui en avait payé le prix fort. Aurélia avait levé les yeux vers sa protectrice, sa justicière, et lui avait souri. Elle n'avait pas peur d'elle, non. Malgré ses orbites vides, rougeoyantes comme l'Enfer. Malgré son expression féroce, figée en un sourire plein de crocs. Malgré sa silhouette distordue, monstrueuse. Elle n'avait pas peur d'elle, parce que son étreinte était toujours aussi chaleureuse, aimante et bienveillante qu'au premier jour.

La poutre qui s'était effondrée à quelques pas d'elle avait ramené Aurélia à la réalité. L'incendie se propageait vite, trop vite; il fallait partir, s'enfuir avant de brûler vive ou d'être asphyxiée par la fumée. Son amie l'avait aidée à se relever. Les portes de l'auberge étaient inaccessibles, condamnées par la bousculade des fuyards paniqués. Et, même si son amie pouvait libérer la voie, devant l'attendait encore le reste des troupes venues l'emmener. Soutenue par son ange gardien, elle avait fait volte-face. Il fallait qu'elle atteigne la porte arrière de l'établissement, il le fallait…


Aveuglée par la fumée, encore mal assurée sur ses jambes, Aurélia avait louvoyé entre les tables, guidée par l'habitude. Elle était passée à côté d'un groupe de serveuses terrifiées, blotties ensemble dans un coin de la grand-salle, sans leur accorder un regard. Elle avait contourné le comptoir, qui s'était rétracté pour la laisser passer. Elle avait enfin atteint la porte qui séparait la salle principale de l'arrière-cuisine, qu'elle avait quitté pleine d'espoir une éternité plus tôt. L'issue était là, à quelques mètres à peine, mais le feu grignotait déjà la charpente de la dépendance. Il fallait faire vite, avant que…


Une main l'avait repoussée sans douceur, envoyant l'adolescence à terre, dans les bras de son amie qui avait poussé un sifflement rageur. Aurélia avait levé les yeux, et son regard avait croisé celui de l'aubergiste. Un regard livide, hanté, empli d'une terreur et d'un dégoût dirigés tout entiers sur elle. Distraitement, elle avait noté qu'il serrait contre lui un sac qui laissait s'échapper quelques pièces, s'était demandée quelle proportion de ce magot aurait dû être à elle. Puis il avait passé l'ouverture et claqué la porte de l'annexe, et une poutre enflammée avait scellé l'issue, condamnant les derniers espoirs d'Aurélia.


Un instant plus tard, un grand cri s'était élevé de l'autre côté du mur, et puis plus rien.

Mais ça n'avait plus d'importance. Il n'y avait plus d'issue à cet enfer. L'incendie faisait toujours rage dans l'auberge, consumant le toit, la charpente, et tous ceux qui n'avaient pu sortir à temps. Aurélia s'était blottie avec son amie sous le comptoir. Elles s'étreignaient une dernière fois, partageant cet ultime moment avant de devoir affronter leur destin.

Ensemble.



Au petit matin, la pluie avait commencé à tomber sur les braises encore fumantes, faisant luire les heaumes des soldats fouillant les décombres. Il ne restait rien de l'auberge, rien que des cendres et de la fumée, mais ils devaient s'assurer que les démons n'avaient pas survécu. Que la sorcière avait péri dans les flammes, avec ses légions infernales.

Aucun d'entre eux ne vit les traces de pieds nus maculés de cendre qui s'enfonçaient dans les bois.














Downforyears

Un très bon texte, bien mené de bout en bout. Le rythme est parfaitement maitrisé, et les relations entre les personnages sont bien tissées.

Par contre, je commence à me poser des questions... Pourquoi faut-il que les auberges mal famées aient tous une serveuse recueillie dès l'enfance par un aubergiste Thénardier ..? (non que cela soit mal amené ici, bien au contraire)


Le 08/03/2022 à 06:39:46



Sourne

Mais ton texte est trop trop bien aussi !
Lui aussi m'a absorbé ! Par contre, pourquoi le '' prince '' a trahi Aurélia pour une bourse pleine d'argent ? Et d'où vient sa malédiction ?


Le 10/03/2022 à 14:06:21



Ellumyne

Il est super ton texte @Schrödinger en boîte ! Franchement, il m'a tenu en haleine jusqu'au bout, l'histoire est vraiment bien racontée et ça monte en puissance petit à petit jusqu'à ce final incroyable (je visualise très bien ta scène avec ces lattes carnivores xD). Par contre, même si je comprends que son prince ait averti les autorités de la présence d'Aurélia en échange d'une bourse pleine, pourquoi ne pas avoir été plus discret (en restant au loin ou en faisant semblant de ne pas pouvoir l'aider par ex) sachant la malédiction qui habitait la pauvre fille ? Mais bon, c'est bien fait pour sa pomme et ce n'est pas moi qui vais le plaindre ^^


Le 21/03/2022 à 22:22:00



Awoken

@Schrödinger poisson pour "Aurélia la maudite". Ton texte est génial. Le personnege d'Aurélia qui est quand même pas mal perdue dans cette histoire est plutôt attachante. Bravo!


Le 03/04/2022 à 21:26:00

















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