L'Académie de Lu





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Chroniques d'un écureuil


Entretien avec un dragon

(par Schrödinger)
(Thème : Perso secondaire)



Maryland, de nos jours

L'homme de haute taille entra d'un pas rapide à l'intérieur du musée archéologique de la ville, échappant enfin à la pluie diluvienne qui martelait les pavés depuis le début de l'après-midi. Enlevant son feutre trempé, il passa sans se gêner devant la file d'attente, se fendant à peine d'un léger signe de tête à l'égard de la guichetière. Il était pressé, après tout, et trop important pour avoir à patienter. Tout le monde travaillant ici connaissait Gamory, le rokh. Tout le monde ici savait qu'il gérait l'intendance de tout un quartier. Pas grand-chose, pour une ville aussi grande. Il n'avait encore qu'un rôle ridiculement mineur, alors qu'il méritait mieux, bien mieux. Mais plus pour longtemps.

Aujourd'hui était un jour parfait pour avoir un entretien seul à seul avec Balaur à ce sujet, un jour qu'il attendait depuis longtemps. En habitué des lieux, il se dirigea sans perdre de temps vers les parties interdites au public, son imper dégoulinant derrière lui, et tant pis pour ceux qui passaient après lui. L'un des employés lui ouvrit la porte menant au sous-sol sans poser de question, et Gamory lui lança un regard chargé d'un mépris teinté de satisfaction personnelle. Les grouillots du dragon, trop faibles et de races trop rares pour risquer de les perdre bêtement aux mains de psychopathes de la trempe de Zaelle… Pas pour la première fois, Gamory se demanda comment ces ahuris pouvaient se complaire d'en être réduits à servir des humains. Comme si la relative sécurité apportée par la présence de leur seigneur pouvait compenser leur position, toute en bas de l'échelle. Il renifla, heureux de ne pas être comme ces déchets. Lui avait des responsabilités, lui était important. Et à l'issue de la journée, il n'aurait plus de compte à rendre à personne, ou presque.

Ses pas résonnèrent dans les couloirs déserts, peu éclairés. Il n'y avait pas grand-monde, aujourd'hui, ce qui était exactement ce qu'il attendait. Balaur lui-même mis à part —le dragon ne quittait guère la sécurité son antre, pensa-t-il, sarcastique — la plupart des plus dangereux démons à son service avaient déserté les lieux: Laon était absent, parti avec ses hommes et Zaelle suffisamment loin pour que rien de ce qui ne se passait ici n'arrive même aux oreilles de cette dernière. Quant à la fille du dragon lui-même, elle faisait joujou dans la ville, elle aussi trop éloignée pour intervenir même si elle quelque chose lui mettait la puce à l'oreille.

En clair, aucun obstacle n'empêchait plus Gamory de prendre la place de son maître.

Passant près d'une porte ouverte, il entendit enfin un signe d'agitation; les serviteurs avaient déjà commencé à s'affairer en cuisines. Dans quelques heures, il serait temps pour eux d'aller présenter au maître des lieux leur œuvre du jour, de sorte à calmer ses névroses. À cette idée, les mains du démon se resserrèrent convulsivement sur sa propre offrande. Malgré sa conviction qu'il était largement à même de se débarrasser du dragon, il n'avait pas osé se présenter les mains vides. Et puis, le rokh était suffisamment retors pour avoir transformé cette faiblesse passagère en force. Cet assortiment de babioles allait servir de distraction avant le dernier cadeau qui lui sera jamais offert: de belles lames lui allant droit au cœur.

Bientôt, les portes de la crypte dans laquelle reposait Balaur, au plus profond des entrailles du musée annexé, s'offrirent à son regard. Après une hésitation repoussée d'une profonde inspiration, le rokh poussa l'un des battants le plus silencieusement possible, avant de pénétrer à pas légers dans l'antre du Collectionneur, curieusement excité. Le silence et l'obscurité régnaient dans la vaste salle. Aucun mouvement n'était perceptible; le dragon devait encore dormir en attendant son tribut quotidien, comme il le faisait à longueur de journée. Comme partout, pendant que les autres trimaient, les dirigeants se la coulaient douce — exactement ce dont Gamory rêvait comme destin. Bientôt, ce ne serait plus une chimère, mais la réalité. Et bien sûr, il ne s'arrêterait pas là. D'abord, cette ville. Ensuite, le monde. Étape par étape. Avec LE Laon sous ses ordres, ce serait facile… Tout en pensant à l'avenir, le démon avançait, s'enfonçant dans l'obscurité insondable. Malgré sa nyctalopie, il n'y voyait goutte; aussi fit-il un bond lorsque le silence fut brisé par les voix profondes du maître de ces lieux.

— Et que viens-tu faire cĂ©ans, rokh?

— Je ne me souviens pourtant pas…

— t'avoir fait mander ce jour.

Les voix du dragon, toutes trois bien distinctes mais également terrifiantes, avaient claqué entre les murs de la crypte, résonnant jusque dans les os de Gamory, aidées en cela par l'acoustique surnaturelle des lieux. Malgré ses efforts et ce dont il était persuadé, ce dernier ne put empêcher un frisson de lui traverser l'échine. Le rokh s'obligea à se reprendre et se força à ne pas frémir lorsque les yeux infernaux de la bête, paire de pupilles effilées noyées dans deux lacs de flammes incandescentes, s'ouvrirent, bien plus près qu'il ne s'y attendait. Pas à dire, le lézard était doué. Dissimulé dans ses ténèbres insondables, laissant tout loisir à l'imagination de chacun pour deviner ce qui se cachait sous ce manteau obscur, outre ces yeux flamboyants. Gamory, comme tout le monde, n'avait jamais ne serait-ce qu'entraperçu ce corps que dissimulait la noirceur. Tout juste pouvait-on parfois entendre les mouvements d'une créature massive et les cliquetis du butin de plusieurs vies — autres que la sienne, bien entendu — sur lequel se prélassait la bête.

Mais Gamory n'était pas dupe. Tout ceci n'était qu'écran de fumée et effets pyrotechniques, destinés à le faire paraître plus dangereux qu'il ne l'était vraiment. Quelques bruits savamment amplifiés, et l'imagination du spectateur faisait le reste. Il était bien placé pour s'en rendre compte, ayant usé maintes et maintes fois d'un stratagème similaire, autrefois, avant d'obtenir un protecteur et sa situation confortable. Sous couvert d'une obéissance servile, le rokh avait attentivement observé le dragon, ses paroles, ses actes et ses réactions. Il y avait évidemment reconnu certaines de ses combines: ne pas agir de soi-même, laisser un démon de confiance s'occuper de l'aspect physique ou ne montrer que le résultat des batailles inévitables de sorte à paraître intouchable… Ne pas trop en dire pour garder un air de maîtrise, ne pas être trop sévère pour ne pas risquer de provoquer l'attaque d'un démon trop puissant… Tout ceci, et plus encore, étaient des attitudes que Gamory avait pu observer chez le dragon. Plus parlant encore, la faiblesse des signaux vitaux d'une créature aussi prétendument massive, que le rokh pouvait détecter plus précisément que n'importe qui, avait confirmé ses doutes. Encore maintenant, alors qu'il était tout près du lézard, son souffle était à peine perceptible… et impatient. Le silence de l'ambitieux démon avait déjà duré trop longtemps. Il se racla précipitamment la gorge pour se donner une contenance, et s'inclina bien bas.

— Vous me voyez fort navrĂ© d'avoir troublĂ© votre sommeil, monseigneur. J'espère que vous me pardonnerez d'avoir tardĂ© Ă  prĂ©senter mes hommages Ă  votre illus…

— Épargne-moi tes ineptes billevesĂ©es…

— et viens-en immĂ©diatement au fait.

— Nous savons tous deux…

— que tes Ă©lucubrations….

— ne contiennent pas la moindre trace…

— de sincĂ©ritĂ©.

— Alors parle!

Gamory déglutit à ces paroles fort à propos, sonnant bien trop justes à son goût. Se pourrait-il que le dragon soit plus au courant qu'il ne le pensait? Non, il ne pouvait pas savoir ce que préparait le rokh. Personne ne connaissait ses plans. Ce n'était qu'une coïncidence, Balaur préférant les menaces aux punitions, il en aurait dit plus s'il avait deviné les plans de son interlocuteur. Le démon se redressa, un sourire toujours aussi faux mais moins obséquieux plaqué sur le visage, et déroula son prétexte.

— Très bien. Dans ce cas, il me faut vous informer de quelques troubles entre les troupes du gouverneur et nos propres forces dans le quartier sous ma juridiction. Je sais, je sais, ajouta-t-il rapidement en levant une main conciliante, anticipant le reproche. Il n'Ă©tait pas nĂ©cessaire que je me dĂ©place moi-mĂŞme pour vous porter ce message, mais je voulais Ă©galement en profiter pour vous soumettre une requĂŞte Ă  propos de ma situation…

Un mouvement se fit entendre dans l'obscurité, mais aucune réponse ne vint, le dragon se contentant de le fixer de son regard infernal. Gamory comprit le signal et sortit un petit coffret de son imper, qu'il posa au sol. Aussitôt, une chape de noirceur engloutit l'offrande, le soustrayant à sa vue, et le rokh se raidit. Et lorsque les yeux disparurent et qu'il perçut l'ouverture du coffret, désormais objet de l'attention du charlatan, il agit sans attendre; plongeant en avant avec toute la célérité dont il était capable, il repris sa forme naturelle, déchirant sa veste de ses lourdes ailes tranchantes, et referma ses serres à l'endroit approximatif où devait se trouver la gorge du lézard. Une partie des plumes de pierre de son aile gauche s'enfoncèrent dans des tissus mous, transperçant le reste du corps de sa proie jusqu'à se planter dans le sol. Et il serra, de toutes ses forces, afin d'éteindre une fois pour toutes la vie de son seigneur. Il s'était attendu à de la résistance. Mais il semblait avoir mésestimé leurs forces respectives: il sentit quelques spasmes agiter le corps du dragon, mais il n'avait déjà plus la force de se battre. Déjà, son cœur semblait s'être arrêté, car aucune pulsation ne venait agiter sa carcasse.

Gamory autorisa enfin un sourire de satisfaction sincère s'étaler sur son visage. Tout s'était passé comme il l'avait prévu. Ne restait plus qu'à convaincre Laon de lui obéir, et à rôder son petit numéro de mysticisme. Bien malgré lui, il dut admettre qu'il ne pourrait sans doute pas faire mieux que feu son seigneur en la matière, mais il était confiant de réussir à berner la plupart des démons désormais sous ses ordres. Après tout, si le lézard avait pu le faire pendant toutes ces années… Il retint un ricanement, avant de se rappeler qu'il n'avait désormais plus de raisons de se faire discret. Le corps de sa victime ne s'était pas encore désagrégé, signe qu'il vivait toujours, mais sa mort était désormais proche. Il pouvait exulter, crier ce qu'il avait en tête autant qu'il le voulait, maintenant!

Absorbé par sa victoire, il ne vit pas les ténèbres s'épaissir autour de lui, envahissant les moindres recoins de la crypte. Ce ne fut que lorsqu'un souffle brûlant lui chatouilla le visage qu'il prit conscience de la menace – mais trop tard. Une pointe lui transperça le flanc et l'envoya bouler un peu plus loin au sol. Le rokh cracha un filet de sang et se redressa en titubant, effaré, prenant seulement maintenant conscience de l'obscurité omniprésente, dans laquelle il pouvait percevoir les grondements et les mouvements d'une masse invisible, mais très, très en colère. Le dragon était furieux. Bientôt, les brasiers de son regard naquirent un peu partout au sein des ténèbres, encerclant un Gamory désespérément à la recherche d'une échappatoire.

— VoilĂ  donc toute l'Ă©tendue…

— de tes sottes aspirations!

— Stupide…

— arrogant…

— ridicule petit oisillon!

— Je t'ai laissé…

— m'emprunter ta vie…

— une partie de ma ville…

— une partie de mes possessions…

— Je t'ai permis…

— de garder libertĂ© de mouvement, de parole, d'action…

— mais c'est ainsi…

— que tu as dĂ©cidé…

— d'utiliser tout cela?!

— Souhaitais-tu prendre ce qui m'appartient…

— me voler MA vie, MA ville…

— MA position, MES possessions…

— MON monde, peut-ĂŞtre?!

Les voix du dragon s'enchaînaient à un rythme presque hypnotique, emplies d'une fureur croissante, tournoyant autour de l'objet de son ire. Gamory recula en titubant, tenant sa blessure. S'il pouvait atteindre la porte qu'il avait laissé ajourée peut-être que… le battant claqua à l'autre bout de la salle, l'écho résonnant à travers la noirceur comme une condamnation. Serrant les poings, il fit alors face à son maître, tremblant mais pas encore vaincu. Ce n'était encore qu'un artifice de plus, ça ne pouvait être que ça. Le rokh n'avait pas peur d'affronter le dragon, et sourit crânement. Il n'avait pas tout perdu. Le regard flamboyant s'étrécit de rage et les voix s'élevèrent de nouveau, plus tranchantes que jamais.

— VoilĂ  une disposition des plus insolentes…

— Peut-ĂŞtre escomptes-tu encore…

— rĂ©cupĂ©rer les fruits…

— de tes actions idiotes…

— et ambitionnes-tu maintenant…

— de voler en sus un souvenir de mon apparence?

Gamory hésita, déboussolé par la question, et s'aperçut avec surprise que le voile de ténèbres commençait à se lever, tel une brume matinale. Pour la première fois, le dragon semblait vouloir se dévoiler. Le rokh se surprit à observer attentivement la pénombre, un sourire incrédule aux lèvres, anticipant un énième tour de passe-passe, ou un assaut surprise.

— Fort bien. Si tel est le cas…

— me voilĂ  disposĂ© Ă  t'accorder cĂ©ans…

— ce dernier privilège…

Sous les yeux du rokh, les ténèbres s'écartèrent, révélant la chair dissimulée en-dessous, à commencer par les blessures suintantes laissées par son attaque. Le sourire suffisant du démon aviaire se figea lorsqu'une lame osseuse large comme deux hommes s'abattit sur le sol à sa droite. Dans un craquement de chairs et d'os figés par les ans, la chose cachée par les ténèbres se déploya dans toute sa fureur, ses gueules emplies de flammes crépitantes. Et pour la première fois de sa vie, Gamory revit ses ambitions à la baisse. Finis, ses rêves de remplacer le seigneur. Finies, ses délusions de grandeur. Il ne pouvait que contempler, muet de terreur, la créature dont il avait eu l'audace de se faire un ennemi.

Et les chaînes s'abattirent.





Dans le silence ouaté de ses ténèbres, Balaur examinait, ravi, la magnifique pièce montée qui lui avait enfin été apportée. Avec un peu de retard par rapport à d'habitude, mais le résultat valait le coup d'attendre. Par peur de son humeur, ses laquais avaient préféré se surpasser. Amusant. Comme s'il allait risquer de les endommager pour une raison si triviale! Satisfait, le dragon se saisit du dessert et le plongea dans une cuve individuelle, prenant soin de le mettre en valeur par rapport aux autres, pour un temps tout du moins. Puis le Collectionneur s'installa confortablement sur son lit de butins. La tête sur ses pattes avant, il fit distraitement tinter une griffe contre une autre cuve, suspendue à ses côtés, faisant clapoter le liquide de conservation dans un cliquetis de chaînes. Dommage d'avoir dû abîmer une telle pièce… Mais ce n'était pas bien grave. Il en avait d'autres en meilleur état, de toute façon. Celui-ci avait une autre valeur, maintenant, celle d'exemple pour tous les autres imbéciles de son acabit. Et puis, d'après le message qui lui était parvenu un peu plus tôt, Laon revenait, semblait-il, avec quelques souvenirs surprise, qui compenseraient avantageusement ce petit incident. Le dragon exhala un soupir satisfait, bercé par d'agréables pensées, et se laissa aller à un sommeil plaisant.

Sous le regard aveugle du rokh à jamais prisonnier, pas tout à fait mort, mais déjà plus vivant, Balaur le Collectionneur s'assoupit doucement, rêvant de ses possessions dans son confortable cocon de noirceur.










Cette histoire fait partie d'un tout plus grand !











Ar_Sparfell

Tu sais déjà ce que je vais te dire ? :innocent:
le passé simple, là déjà
Nan en vrai c'est très perturbant parce que le démon est peu à peu décrit, et ducoup j'ai vraiment galéré à le visualiser (vu qu'il changeait de forme tout le temps dans mon esprit)
Après, je l'aurais surement tourné comme ça le texte aussi moi je soulève les problèmes...je ne dis pas que je les fait pas !!
Le gentil petit dragon, c'est le méchant de ton histoire j'imagine nan ?


Le 17/02/2021 à 19:43:00



Ellumyne

Mais elle a combien de têtes c'te chose ? Haha, j'aimerais pas m'y frotter ! C'est pas mal l'idée de garder le dragon dissimulé jusqu'à la fin. On réalise en même temps que le démon l'ampleur de son erreur d'avoir voulu le combattre.


Le 17/02/2021 à 20:05:00



Lu' Directrice

pas mal non plus ! Arrivée à la moitié c'était plus rythmé que son arrivée et j'accrochais déjà plus :stuck_out_tongue: mais du coup qui va avoir un rôle dans ton projet au final ? :thinking: Le dragon ou le démon ?


Le 19/02/2021 à 10:18:00



Eskiss

Ami quantique, me revoilĂ  !
Ton texte donc. Quelques petites répétitions parfois ("Tout le monde/tout le monde)
J'aime bien ce rokh, arriviste sans scrupule qui fait face Ă  une surprise de taille
L'usage des virgules me paraît parfois impromptu, en le lisant à haute voix j'arrive pas à placer ma voix, peut-être y jeter un oeil ?
Petit regret, je ne sais pas Ă  quoi ressemble un rokh, une description physique sommaire aurait pu m'y attacher un peu plus
J'adore comment le dragon parle par contre, ça fait vraiment créature terrifiante. De manière générale, l'impression qu'il dégage est impressionnante.
Bref, j'ai apprécié le voyage et je pourrais lire volontiers plus de cet univers !


Le 19/02/2021 à 23:09:00

















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