Le soleil se couche entre les gratte-ciel, laissant la lune prendre la place qui lui revient. Comme tous les soirs, le ballet des voitures cesse à mesure que les travailleurs du jour regagnent leurs pénates et leur progéniture, bien à l'abri entre quatre murs pour toute la durée de la nuit. Enfin, tous les autres soirs, peut-être, mais pas aujourd'hui! Non, en ce jour malgré l'heure tardive, la ville est en pleine effervescence: c'est Halloween! La fête des morts, des bonbons et des fantômes! Déjà les enfants se rassemblent, déguisés en cortège de monstres se voulant effrayants, parfois avec succès, d'autres fois...un peu moins! Déjà, dans toutes les maisons, des paquets de bonbons s'ouvrent, des maquillages se parachèvent, on attend le débarquement des petits monstres, on se prépare à encaisser les «Trick or treat?» et à faire semblant d'être terrifiés!

Dans une ruelle, à l'écart, un trou s'ouvre dans le vide entre deux poubelles, brisant la réalité comme une feuille de papier. Une frimousse adolescente pointe le bout de son nez, moitié prudente, moitié excitée, et des yeux vairons, l'un brun et l'autre bleu, découvrent les lieux. La venelle n'est pas très glamour, c'est le moins qu'on puisse dire, mais au moins est-elle dénuée de traces de sang, ce qui est prometteur. Il hésite: c'est la première fois que le garçon met les pieds hors d'Irkalla, qui plus est dans le monde des humains. Un monde soi-disant paradisiaque, d'après certains; mais là d'où il vient, on apprend vite à ne plus être trop crédule…

Enfin, il ose franchir le pas et traverse le passage, qui se referme derrière lui sans lui demander son avis. Plus trop le choix, maintenant. Il prend une grande inspiration…et lâche un soupir agréablement surpris. L'air est tellement pur, ici! D'accord, il y a toujours des relents âcres de pollution qui gâche un peu l'expérience, mais ça change tellement des miasmes de sa dimension natale! Enchanté par cette découverte, c'est avec plus de confiance qu'il se décide à explorer ses environs.

La ruelle débouche sur une avenue bordée d'arbres, entourée de maisons collées les unes aux autres. Les jardins et les façades sont propres, jolies, entretenues…et envahies de boules orange sculptées de sourires grimaçants, de toiles et de décorations qui ont l'air de se vouloir effrayantes. Le plus étrange, cependant, ce sont les habitants et leur accoutrements: des enfants, pour la plupart, déguisés en parodie de loups-garous, de spectres ou d'autres races non identifiées. Le nouvel arrivant fronce les sourcils, boudeur. C'est tellement mal fait que c'en est presque insultant.

— Pourquoi ils sont habillĂ©s comme ça…? se demande-t-il tout haut.

— Parce que c'est Halloween! claironne une voix dans son dos, qui le fait sursauter.

Le garçon fait volte-face, surpris, pour se retrouver face à une jeune femme aux longs cheveux blonds ramassés en queue-de-cheval, adossée bras croisés contre un mur de la ruelle. À peine plus grande que lui, elle le rejoint et enveloppe son bras autour de ses épaules en une accolade amicale, sans lui demander son avis.

— Halloween! Une fĂŞte des humains oĂą ils nous rendent hommage, en un sens! Faut pas leur en vouloir de pas ĂŞtre ressemblants, ça fait looongtemps qu'ils ne nous ont pas vus en vrai. En tout cas, en sachant Ă  qui ils avaient affaire…

Elle lui sourit alors qu'il se dégage d'un mouvement d'épaule.

— T'es qui?

— C'est plutĂ´t Ă  moi de te poser la question! Je ne t'ai jamais vu ici, après tout. Tu viens d'arriver, pas vrai?

L'ado opine en silence.

— Alors t'en as du bol, d'arriver cette nuit! Tu vas pouvoir en profiter pour t'amuser un peu sous ta vraie forme. Enfin, tant que tu es dans le thème…

— Dans le thème?

— Il faut faire peur, voyons. C'est toute l'essence de cette fĂŞte! Les classiques c'est vampires, loups-garous, zombies, fantĂ´mes, diable…

Elle s'interrompt en voyant les yeux de l'adolescent changer de couleur, l'un passant au rouge sang, l'autre virant au bleu pâle. Tandis que ses cheveux de jais s'ornent de mèchent violacées, sa peau s'assombrit, prenant une teinte plus hâlée, à l'exception de la cicatrice sur sa joue, vestige d'un manque de sang accidentel, qui à l'inverse se décolore. Au milieu de son front s'ouvre un motif de lignes noires semblant gravé dans sa peau, encadré par deux courtes cornes. Un grand sourire fanfaron dévoilant ses crocs, il pose ses mains désormais affublées de griffes aussi longues que fines sur ses hanches, et se campe bien droit sur ses jambes, l'air fier de lui.

— Tadam!

— Nickel! applaudit la jeune femme. Maintenant, zou! En avant l'aventure, profite bien de la nuit!

Elle le reprend à nouveau par les épaules, le retourne et le pousse vers l'avenue, vers la lumière, vers les humains, et le fait sortir de la ruelle d'une bourrade indulgente sans qu'l n'ait son mot à dire. Le temps qu'il se retourne, et elle a déjà disparu, avant même qu'il ait pu ajouter quelque chose. Drôle de fille…

Livré à lui-même — ou plutôt, enfin seul —, le jeune démon se met à déambuler dans les rues, émerveillé par les nouveautés qu'il voit. Il y a du métal partout, ici, jusque dans les chariots que tout le monde a l'air de posséder. Les rues sont en bon état, bordées de poteaux de métal avec de la lumière au bout et d'arbres aux feuilles jaunes, oranges, parfois rouges. Dans le ciel, la lune placide côtoie plein de points scintillants comme il n'en a jamais vu, éclairant une ambiance paisible et bon enfant.

— Waouh, il dĂ©chire grave, ton costume! s'exclame une voix jeune dans son dos, le forçant Ă  se retourner.

Il se retrouve face à un groupe de jeunes humains, bien évidemment déguisés, chacun avec un petit sac à la main. Celui qui semble être le chef de la petite bande retire son masque pour dévoiler un visage facétieux, et se rapproche un peu plus du démon qui ne sait pas bien comment réagir, bientôt imité par le reste de la troupe excitée, qui commencent à poser des questions et à l'examiner sous toutes les coutures sans lui laisser le temps d'en placer une.

— Comment t'as fait les cornes? On dirait qu'elles sortent vraiment de ta tĂŞte!

— T'as des lentilles? C'est trop cool!

— C'est du maquillage, sur ton front?

— Ça reprĂ©sente quoi?

— Tu pourras nous dire oĂą t'as trouvĂ© ce costume? Steuplait steuplait steuplait!

— Elles sont faites en quoi, tes griffes?

— Je t'ai jamais vu, tu viens d'oĂą?

— Trop bien faites, les dents!

— T'es dĂ©guisĂ© en quoi, au juste?

— Euh, en Jiangshi… rĂ©pond l'intĂ©ressĂ©, hĂ©sitant, mais enfin en capacitĂ© de rĂ©pondre Ă  l'une de ces questions…ce qui dĂ©clenche aussitĂ´t une rafale de commentaires.

— En quoi?

— Mais si, tu sais! C'est le truc chinois, lĂ ! Je l'ai vu dans un film Ă  la tĂ©lĂ© avec mon père, hier!

— Ah ouais, je l'ai regardĂ© aussi! Ça s'appelait, heu… L'Exorciste Chinois?

— Ouais, c'est ça! Le truc avec son papier sur la tĂŞte, là…

Et les voilà repartis en bavardages. Le jeune démon, ne sachant plus où donner de la tête avec tous ces échanges, est finalement sauvé lorsque le chef de la petite bande s'adresse directement à lui.

— Dis, tu veux pas venir avec nous?

Un silence excité se fait alors que le Jiangshi le regarde, déstabilisé par la demande soudaine.

— Hein?

— Je veux dire… T'as l'air d'ĂŞtre tout seul, mais c'est plus drĂ´le Ă  plusieurs. Et puis, si t'es lĂ  avec ton super costume on va rĂ©cupĂ©rer plein de bonbons, c'est sĂ»r!

— Des bonbons?

— Bah oui!

Il ouvre son sac, dévoilant sa moisson de la soirée: un petit tas de sucreries multicolores, parfois emballées, tel que le démon n'en a jamais vu.

— Ça… se mange?

Sa question déclenche une hoquet collectif horrifié.

— T'as jamais mangĂ© de bonbons?!

— Attend, c'est ton premier Halloween aussi?!

Le démon hoche la tête, incitant le chef de bande à piocher dans sa réserve pour lui présenter un caramel.

— Tiens, goĂ»te!

Le Jiangshi ne se fait pas prier. Ce truc sent bon, il a l'air appétissant. Le délicieux goût sucré se répand dans sa bouche. Le bonbon est doux, crémeux, fondant, colle aux dents. Un vrai régal qui donne envie d'en avoir plus. La petite bande le regarde déguster avec le petit sourire de ceux qui savent.

— Alors? demande le meneur en lui tendant la main, sĂ»r de la rĂ©ponse. Qu'est-ce que t'en dis, on fait Ă©quipe pour la nuit?

Le nouvel arrivant se passe la langue sur les lèvres, le goût du caramel encore en bouche. Avec un sourire, il finit par saisir la main tendue, sous les vivats du petit groupe d'ados humains.

Finalement, on ne lui disait peut-ĂŞtre pas que des bĂŞtises, en fin de compte.

Trivia

Vampires: Classe de démons caractérisés par leur attrait pour le goût du sang. On distingue les "vrais" vampires, pour qui la consommation de sang est nécessaire au maintien des fonctions vitales, et les races en appréciant simplement la saveur. Les vampires, strigoïs et asanbosams font partie de cette classe.

Zombies: Classe de démons dont le corps se putréfie en permanence durant toute leur vie. Le processus peut être ralenti ou stoppé via divers moyens propres à chaque race. Les zombies et les wendigowak font partie de cette classe.

Jiangshis: Race de démons appartenant à la fois à la classe des zombies et des "vrais" vampires. La consommation périodique de sang leur permet de stopper leur décomposition.