L'Académie de Lu





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Contraintes mixées

Chroniques d'un écureuil


Nuit agitée

(par Schrödinger)
(Thème : Contraintes mixĂ©es)



À cette heure où le soleil avait disparu derrière les hauts buildings de la city depuis bien longtemps déjà, se balader, seule, dans ces ruelles sombres et mal famées revenait à se jeter dans la gueule du loup, déguisée en pièce de viande premier choix, décida la jeune femme. Pour la centième fois au moins, elle se dit qu'elle aurait dû refuser. Ou, au moins, demander à ce que le rendez-vous se fasse en plein jour, si possible en place publique. L'offre était avantageuse, certes. Et, très franchement, refuser n'aurait probablement pas été sans conséquences. Mais, bon sang, au moins n'aurait-elle pas guetté chaque bruit comme une souris à la recherche d'un bout de fromage!

Nerveuse, elle se retourna pour la énième fois, à l'affût de bruits de pas suspects derrière elle. Elle s'arrêta, tendit l'oreille, prête à détaler au moindre son. Le point de rendez-vous était proche, mais il pouvait aussi s'agir d'un piège. Mais rien. Pas de bruits louches. Avec un soupir mi-soulagé, mi-résigné, elle se remit en route, empruntant une ruelle voisine encore plus étroite que la précédente. Elle ne put retenir un frisson. C'était dit, au retour, elle exigerait d'être accompagnée!




À peine avait-elle disparu au coin de la rue que les silhouettes qui la filaient émergèrent des ombres. Les trois hommes se regardèrent, exaspérés. Putain, que cette nana était méfiante! Rien d'étonnant vu le coin, mais quand même, elle pourrait leur faciliter un peu la tâche. Le patron s'impatientait suffisamment comme ça pour pas que cette gourde les oblige à se planquer tous les trois pas! Las, le meneur fit signe à ses sous-fifres de le suivre. Elle allait bien finir par s'arrêter définitivement, et ils pourraient enfin la cueillir.

Deux ruelles plus loin, enfin, son vœu fut exaucé. La garce s'était immobilisée devant un porche et fouillait dans son sac. Sûrement à la recherche de sa clé. D'un geste, il fit signe au plus costaud de ses gars de faire le tour, histoire de bloquer l'autre bout de l'allée. Manquerait plus que cette conne les voit et se barre. Trépignant sur place, il se força à attendre, sortit une clope et l'alluma discrètement. Il en avait marre, mais marre de ces conneries!

Une discrète vibration de son portable lui apprit que tout le monde était en place. Il cracha son mégot, le piétina de son talon. Sortit de sa poche un pistolet armé de fléchettes tranquillisantes, au cas où. Silencieux comme une ombre, il jeta un coup d'œil à sa cible tout en chuchotant son ordre à son deuxième sous-fifre.

— Ă€ mon signal…

La fille n'avait pas bougé. Bizarre, elle ne fouinait plus dans son sac. On aurait dit qu'elle attendait quelqu'un. Un rencard dans un endroit pareil? L'homme se mordit la lèvre. Son instinct lui soufflait que quelque chose clochait, mais derrière lui son gars s'agitait et haletait comme un bœuf. Çui-là aussi il commençait à le gonfler. Il pouvait pas être plus discret, ce con? Un doigt sur ses lèvres pour intimer le silence à l'abruti, l'homme se retourna et lui jeta une œillade meurtrière.

Qui se transforma bien vite en panique en voyant son sous-fifre au sol, inanimé. Ou mort. Presque sans un bruit, à dix centimètres de lui. Tournant sur lui-même, il jeta un regard affolé aux alentours, la fille oubliée, le doigt crispé sur la détente de son arme, prêt à tirer sur la première ombre de la ruelle. Sauf qu'il n'y avait rien, rien du tout! Il sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, une sueur froide couler entre ses omoplates.

Une goutte tomba sur son crâne dégarni. Puis une autre. Or il ne devait pas pleuvoir, cette nuit-là. Il leva la tête, découvrant trop tard, bien trop tard la silhouette suspendue à l'envers entre les immeubles, le bas de son corps se fondant dans l'obscurité, une gueule garnie de crocs à l'éclat métallique grande ouverte, retroussée en un sourire macabre, prête à se refermer sur son cou ou son épaule. Une puissante main griffue se referma avec violence sur le bras armé du truand, lui arrachant un cri de souffrance. La créature retourna sa tête aux yeux bandés, son cou se tordant à un angle impossible, son joli minois éclairé par un sourire à la fois ravi et vorace.

— Bouh!




Affalé dans son siège, jonglant avec son trousseau de clé, le vigile bâilla, jetant un coup d'œil distrait aux quatre écrans de surveillances qui encombraient son bureau. Rien à signaler, comme toujours. Il soupira et le trousseau fit encore une cabriole par-dessus sa tête. Ce job était chiant comme la mort. Mais au moins, c'était fastoche, et ça payait bien, héhé. La seule réelle difficulté était de pas se faire surprendre par le big boss, mais avec autant de caméras braquées sur lui en permanence, difficile de le rater!

D'ailleurs, il avait pas bougé depuis le début de l'après-midi: toujours devant ses toiles, à peindre et peindre et peindre dans sa salle spéciale, sous un demi-écran de caméras, pfff… Le gardien bâilla à nouveau, sortit son portable et se lança un jeu mobile pour passer le temps. Encore… 5h à tenir avant la relève. Cinq longues heures d'ennui. Ça allait être long, et difficile de rester éveillé. Il aurait peut-être mieux fait de moins boire avant son service, haha!

Tout à sa partie, il ne vit pas les caméras lui montrer quatre hommes en costumes semblables au sien passer l'entrée du bâtiment. Il ne les vit pas plus s'arrêter devant les cages d'ascenseur, emprunter l'une des cabines, sortir à l'étage où il se trouvait. Il avait fini par ranger son portable et recommencer à jouer avec son trousseau quand la porte en face de lui s'ouvrit sans douceur. Pris de court, le vigile sursauta, manquant de tomber à la renverse. Les clés lui échappèrent des mains, tombant au sol avec un cliquetis, alors que l'homme de tête, le seul avec un costume immaculé, fonça sur lui à grandes enjambées, le visage fermé. Saisissant le gardien par le col , l'homme au costume le tira violemment vers lui, lui sifflant avec colère:

— CrĂ©tin, je peux savoir ce que tu fous?! Tu nous as mĂŞme pas vu dĂ©barquer, pas vrai? Et cette odeur, tu pues l'alcool Ă  dix mètres!

— D-dĂ©solĂ©, m'sieur Meyer!

— Encore un coup comme ça et tu t'expliqueras avec le boss! Vu?

— Faites pas ça, je vous en prie! J'vous en supplie! Chuis dĂ©solĂ©, ça s'reproduira p…

Une baffe l'interrompit, et Meyer le rejeta d'un geste brutal au fond de son siège.

— Garde tes excuses, abruti! Tu veux pas de problèmes? Alors tiens-toi correctement, sois sĂ©rieux, et fais ton job, imbĂ©cile! T'as cinq minutes pour tout remettre en ordre, pas une de plus, le temps que j'aille chercher le patron.

Le vigile déglutit, hochant frénétiquement la tête. Avec un regard assassin, son supérieur le laissa à sa tâche, emmenant ses hommes avec lui à travers la porte menant aux appartements de son boss. Le tire-au-flanc crut entendre un rire moqueur au passage, qu'il mit sur le compte de l'alcool et du stress. Ce fut seulement lorsqu'il se retrouva seul dans la pièce qu'il se détendit quelque peu. Il avait eu chaud pour cette fois, et ce serait pire si Bria venait à l'apprendre. Valait mieux faire profil bas pendant quelques temps, maintenant, à condition de ne pas se faire choper par le big boss.

Lentement, sans quitter les écrans des yeux, le vigile se pencha pour récupérer les clés tombées sous son bureau. Ses doigts ne touchèrent que la moquette. Fronçant les sourcils, il tâtonna les environs du bout des doigts. Il savait où était le trousseau. Il aurait dû mettre la main dessus, non? Délaissant ses écran le temps de jeter un coup d'œil rapide, il se figea, son sang se glaçant dans ses veines. Les clés avaient disparu.




Pestant contre les imbéciles sous ses ordres, Meyer pénétra dans la grande pièce couverte de moquette rouge, à la décoration spartiate, qui servait à la fois de séjour et de salon de réunion. Prenant le temps de se calmer en traversant la salle, il rajusta sa mise dans l'antichambre qui suivait, vérifiant dans le miroir près de la porte blindée que son apparence était convenable. Impeccable. Laissant là son escorte, l'homme de main pénétra dans le saint des saints, se posta près de la porte, dos au mur, en silence, et attendit.

La pièce, utilitaire, n'était pas vide pour autant, loin s'en fallait. Au fond, des dizaines de toiles de toutes tailles, supports vides ou œuvres achevées, s'alignaient en rang d'oignons, chacune couverte d'un tissu. Plus près, un énorme tableau, lui aussi couvert, trônait sur un chevalet, mis en évidence par la lumière de spots. Meyer savait que celui-ci était presque complet. Il savait aussi que c'était à lui de fournir les derniers "détails", et que son boss commençait à s'impatienter. Cela faisait déjà un mois qu'il attendait, après tout. Il fallait des résultats, maintenant, et vite.

Un jappement le tira de ses réflexions. L'homme en blanc baissa les yeux vers la petite boule de fourrure qui venait de poser joyeusement ses pattes sur son pantalon. Il fronça les sourcils. Si cette bestiole venait à le salir… Une voix tranquille, presque douce, ramena son attention au maître des lieux.

— Huit secondes. Vous m'avez habituĂ© Ă  mieux. Des problèmes, peut-ĂŞtre?

Malgré sa question, le peintre n'avait pas interrompu son travail. Pour un peu, on eut pu croire qu'il n'avait même pas remarqué l'arrivée de son homme de confiance. Assis devant une nouvelle toile, la dissimulant de son corps, ses bras virevoltaient, chacun s'employant à une tâche précise. Meyer en compta sept, chaque avant-bras couvert de tatouages bariolés relié à un biceps ou une épaule par une demi-douzaine de longs fils colorés. L'une de ces mains lui fit signe de s'approcher. Se forçant à rester calme, Meyer s'exécuta, le chiot sur ses talons.

— Il y a eu un imprĂ©vu. Rien de grave, je m'en suis occupĂ©.

— J'ose espĂ©rer que cela ne se reproduira pas, dans ce cas. Qu'en pensez-vous? s'enquit l'artiste avec un geste vers sa dernière Ĺ“uvre, changeant abruptement de sujet.

L'homme de main jeta un coup d'œil, prenant soin de garder une expression parfaitement neutre. Il n'avait jamais été grand amateur d'art. En particulier, l'art abstrait ne lui inspirait qu'un ennui profond et un désintérêt total. Heureusement, on ne lui demandait pas d'être honnête.

— Kandinsky n'aurait pas fait mieux, monsieur.

Un œil d'un bleu éclatant le scruta, inquisiteur, à la recherche de la moindre trace de sarcasme. N'en trouvant aucune, un fin sourire étira les lèvres du peintre satisfait.

— Le talent se voit bien avant le dernier coup de pinceau, il semblerait. Il me faudra encore quelques heures pour la rendre parfaite, ceci dit.

— Monsieur, ça devra attendre, j'en ai peur. Comme je vous l'ai expliquĂ© tout Ă  l'heure, vous avez Ă©tĂ© convoquĂ©. Votre voiture vous attend en bas. L'ordre vient de tout en haut.

Avec un soupir, Bria déposa à contre-cœur ses pinceaux et étira ses membres, faisant craquer ses articulations en une trentaine de petits "plop!" crépitants. Se levant, il rassembla ses cheveux blonds en une longue natte, avant qu'une partie de ses bras ne s'efface pour se réduire au nombre bien plus raisonnable de deux.

— Nous n'avons donc d'autre choix que d'obĂ©ir, n'est-ce pas? Mon Seigneur n'est pas plus patient que moi, comme il se doit. Laissez-moi un instant, j'arrive.

Son subalterne recula d'un pas et s'inclina respectueusement, une main sur le cœur.

— Oui, boss. Tout sera prĂŞt pour l'heure prĂ©vue.

— Parfait, parfait…

D'un geste, il congédia son homme de main, qui quitta la salle sécurisée dans la plus grande discrétion. Une fois dans l'antichambre, Meyer ne perdit pas de temps pour apostropher ses hommes à voix basse.

— Quelles nouvelles de Pierce? Une demi-journĂ©e qu'il suit la fille, me dites pas qu'il l'a pas encore capturĂ©e!

— Rien Ă  signaler pour le moment, chef, rĂ©pondit l'un d'eux. Aux dernières nouvelles, elle Ă©tait enfin seule. Ça devrait pas tarder.

Son supérieur leva les yeux au ciel, passablement agacé. C'était tellement compliqué de trouver du bon personnel ces derniers temps…

— S'il appelle, dis-lui de l'amener directement ici, et d'attendre notre retour dans la salle des peintures.

Pointant du doigt un autre de ces hommes, il enchaîna sans attendre de réponse.

— Toi. Reste ici et veille Ă  ce que personne n'entre sauf lui jusqu'Ă  notre retour. Quitte ton poste ne serait-ce qu'une seconde et tu auras affaire Ă  moi.

À sa décharge, le volontaire désigné d'office ne parut pas s'émouvoir de la menace et prit place sans le moindre état d'âme. Bien. Tout compte fait, il y avait peut-être encore de l'espoir pour certains… À peine avait-il rejoint son poste que la porte blindée s'ouvrit et laissa passer Bria, une toile empaquetée sous le bras. L'offrande était choisie, les ordres donnés. Sans un mot de plus, le démon et son escorte quittèrent l'appartement écarlate sans un regard en arrière. Le bruit du loquet résonna dans la pièce, puis ce fut le silence, à peine troublé par la respiration de l'homme en poste.

Aucune des personnes présentes, pas même l'artiste aux cent yeux, n'avait remarqué que le garde avait deux ombres.


À suivre…










Cette histoire fait partie d'un tout plus grand !











Downforyears

j'ai eu plaisir à retrouver l'intrigue et l'univers que tu avais mis en place sur les derniers textes de ta chronologie. Les contraintes que tu t'es fixé sont respectées, même si je suis un peu déçu que les dialogues ne t'aient pas emmenés jusqu'à la lettre Z, j'aurais bien voulu savoir comment tu te serais débrouillé ^-^
Très bon récit, et je te remercie de nous l'avoir partagé.


Le 11/10/2021 à 05:36:00



Awoken

pour le texte "nuit agitée". J'ai beaucoup aimé découvrir tout ces personnages (oui c'est le premier de la série que je lis), je les trouve tous très intéressants de même que le suspens que tu installe. En gros, j'adore.


Le 14/10/2021 à 20:35:00



JilanoAlhuin

Pour "Nuit agitée" : Un texte très sympathique ! L'horreur est bien amenée avec la tension, tout comme la première apparition de l'horreur qu'est le monstre qui vit là-bas. D'abord, ça semble être un kidnapping, puis ça monte doucement dans le côté horreur, avec quelque chose qu'on ne connait pas mais qui est là, avant que tu nous le révèles. La description est d'ailleurs très bien faite :smileycool: De plus, la liaison avec la seconde partie du texte, si je puis dire, est bien amenée avec le boss ainsi que ses sous-fifres. Un texte très sympa !


Le 02/11/2021 à 16:40:00

















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