L'Académie de Lu





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Fil de Brume

(par Chouette Insomniaque)
(Thème : MĂ©lange : self-insert / projet)





Schrilandschka : Plus qu’une toute petite minute…

ZĂ©phire : Voyons voir… Ohw. Mais… Mais non !

Schrilandschka : La leçon du jour est donc que les plus grands mystères

de ce monde peuvent avoir pour explication une banale connerie.

Un casaquin-tailleur ! L’imaginer n’avait pas suffit : il me fallait le coudre, le porter, observer comme il tombait, comment il bougeait. Le tissu gris sobre trouvĂ© dans le fond d’un placard Ă©tait juste parfait pour donner au vĂŞtement le cĂ´tĂ© ordonnĂ© lĂ©gèrement austère recherchĂ©, Ă  la fois moderne et atemporel. Un projet au final assez peu fantasque au regard de mes envolĂ©es lyriques habituelles derrière une machine Ă  coudre. J’improvise rapidement le chignon Ă  boucles portĂ© par la dauphine en mĂŞme temps que cette tenue et me voilĂ  parĂ©e comme l’un de mes personnages. C’est plutĂ´t seyant, tout en Ă©tant dĂ©paysant. DĂ©finitivement, une illustration s’impose : aucun lecteur ne va faire une recherche « casaquin plissĂ© » pour mixer mentalement cette pièce d’habillement du XVIIIe avec un tailleur moderne afin de se figurer la chose… Alors que la chose vaut clairement le coup d’être figurĂ©e.

Un coup d’œil par la fenêtre, le brouillard se délite. La Chartreuse, de nouveau visible, flotte comme suspendue au ciel, voguant sur une mer pâle dont les longs filaments diaphanes s’entremêlent avec le bleu profond des arbres. Le crépuscule n’est pas loin et bientôt le soleil l’embrasera. Je n’ai que quelques minutes devant moi si je veux faire la photo de projet couture la plus épique qui soit. L’appareil a de la batterie, je le fiche sur son pied, m’en saisit, manque de trébucher sur Shaör, l’un de mes chats et, une volée de marches plus tard, me voilà dehors. L’odeur forte des lilas m’accueille, immédiatement tempérée par les relents aigres de la molasse, tandis qu’une première pointe de couchant imprime son rose éclatant sur le calcaire du Grand Som.

Quelques pas de plus et me voila dans l’herbe. Je pose le trépied et tente d’ajuster mon cadre. Les falaises flamboient derrière les volutes de brume et une pie curieuse se pose à quelques mètres à peine. J’en profite et tourne l’objectif vers l’oiseau, qui prend un instant la pause avant de quitter le cadre dans un froissement d’ailes. Le ciel est à présent d’une rougeur intense qui contraste violemment avec les lambeaux de brume à peine translucides qui enserrent le jardin. À quelques pas, un bosquet de jacinthes émerge de ce cadre fantasmagorique et je prends une nouvelle photo avant de réaliser que ces fleurs n’ont rien à faire là. La pie s’est posée non loin, sur le dossier d’un banc noyé par l’ombre d’un acacia. L’odeur singulière du crépuscule se mêle désormais à celle des diots que l’on grille sur la braise. Des voix indistinctes me parviennent, un brouhaha léger rendu presque mélodieux par les accents enivrants d’un tambour vibrant dans le lointain. Bientôt, un chant curieux s’élève, dans une langue que je ne comprends pas.

D’un geste machinal, je reprends l’appareil et avance jusqu’aux limites de la verdure pour assister au curieux spectacle d’une foule massée devant un chat immense, se tenant debout, vêtu d’un pourpoint de jersey gris rehaussée de mailles argent dessinant un lotus stylisé. À ses côtés, une cuve coupée en deux sert de brasero. Un grillage à poules la recouvre et, par dessus, les saucisses dodues et craquantes qu’il plante de ses griffes pour les fourrer dans de petits pais bis. Derrière lui, des bâtiments démesurément étirés en hauteur déchirent la brume. Les poutres tordues et épaisses qui structurent leurs silhouettes s’entremêlent en d’improbables croisillons dissymétriques. Accrochés comme des tiques, des balcons de planches brutes approximativement agencées parsèment de taches monochromes le camaïeu coloré du torchis des façades.

Le félin me remarque et tourne un court instant ses yeux dans ma direction, dans un hochement de tête amène. Le regard rivé sur son pourpoint en jersey, je contemple incrédule la capuche qui pend mollement dans son dos. Un filet de voix s’échappe de mes lèvres,

— J’ai osĂ© mixer la renaissance avec un sweat Adidas… Mais la honte sur moi !


L’instant de choc passĂ©, je n’ai rien trouvĂ© de mieux Ă  faire que prendre des photos. J’erre Ă  prĂ©sent sans but dans les ruelles Ă©troites du quartier de la CitĂ© Antique. Ici et lĂ , des dĂ©tails me sautent aux yeux, que je ne me souviens pas d’avoir imaginé… Mais cela fait tant d’annĂ©es que j’écris sur ces contrĂ©es, je ne peux me souvenir de tout ! J’ai repliĂ© et rangĂ© mon trĂ©pied, il rentrait tout juste dans les paniers XVIIIe qui soutiennent le casaquin-tailleur. BĂ©nies soient les poches taille costume histo ! L’appareil pend dĂ©sormais autour de mon cou, anachronisme curieux qui me fait me sentir comme une touriste ordinaire au milieu de l’effervescence urbaine d’un Paris revisitĂ© par un gang d’artistes DadaĂŻstes ayant involontairement invoquĂ© Cthulhu en malmenant malicieusement la logique du tracĂ© de ces rues.

Le crĂ©puscule a passĂ© et le ciel est de nouveau lumineux, le brouillard s’est effacĂ© et une chaleur douce enveloppe la ville. Sur toutes les places, des estrades se montent, que l’on garnit de fleurs. Quelques instruments sont sortis, dĂ©jĂ , et des jeunes se chamaillent sur les planches sitĂ´t une scène montĂ©e, en s’envoyant aux oreilles des envolĂ©es au hautbois ou Ă  la nyckelharpa. Avec la prĂ©paration de la fĂŞte, je me retrouve en terrain un peu plus familier : nous sommes Ă  la veille du premier des quatre jours des cĂ©lĂ©brations de Beltaine, le cĹ“ur du printemps. Reste Ă  dĂ©terminer l’annĂ©e, ce qui n’a rien de simple : la mode populaire me donne bien quelques indices et ma tenue, si elle ne dĂ©note pas au point de me faire dĂ©visager, a bien dix bonnes annĂ©es de retard sur les robes des grands jours que j’ai pu croiser. Quelques annĂ©es, donc, après les Ă©vĂ©nements sur lesquels j’ai laissĂ© mon rĂ©cit. Un temps que je n’ai fait qu’esquisser sous forme de notes Ă©parses et que je dĂ©couvre avec une naĂŻvetĂ© confuse, comme si le monde que j’ai crĂ©e prĂ©existait Ă  l’écriture.


Le jour poursuit sa course et le temps du midi arrive, je commence à avoir faim. J’ai cousu jusqu’au crépuscule et j’ai évidemment oublié de manger, comme souvent quand je suis absorbée dans une tâche. Je vois de plus en plus de gens dévorer avec gourmandise des cornets de churros, de frites, des crêpes… Mais je n’ai pas le moindre sou et je ne parle de toute façon que quelques mots de la langue locale. C’est étrange, d’ailleurs, j’aurais imaginé qu’un auteur qui parcourt sa création serait omniscient…


Les heures passent, j’ai toujours faim et je commence à avoir mal au pieds à force d’arpenter le pavement irrégulier. Je tourne en rond dans le quartier de la Cité Antique, complètement perdue. Je me maudis intérieurement d’avoir tracé ce plan labyrinthique, dédale inextricable de traboules et de ruelles aussi étroites que tordues, d’impasses improbables, de ponts couverts déboulant sur des escaliers ramenant au point de départ. J’ai rangé l’appareil dans l’autre poche du casaquin-tailleur, l’émerveillement des premiers moments à laissé la place à l’angoisse sourde de devoir se débrouiller à partir de rien dans un monde que je sais dur pour ceux qui partent de rien. Épuisée, j’avise un banc et je me laisse tomber dessus dans un soupir,

— Je t’en mettrais des critiques subversives du système dĂ©guisĂ©es en contes de fĂ©es !

Je me prend comme je peux la tĂŞte dans les mains, le corset rococo m’empĂŞchant de m’avachir Ă  mon aise. Il commence d’ailleurs Ă  me faire un peu mal, je l’ai un peu trop serrĂ© et le poids du trĂ©pied dans les paniers n’arrange rien. Je lève mes talons des escarpins : Ă©videmment, ils sont couverts d’ampoules. Cette histoire est en train de prendre doucement les allures d’un plan pourri d’une intensitĂ© exceptionnelle.


Fermant les yeux quelques instants, j’essaye de rationaliser. Je ne pars pas tout à fait de rien, je suis l’auteur et je connais ce monde. Je connais son passé, son futur — au moins dans les grandes lignes — et je connais surtout ses personnages clés. Si j’ai pu atterrir ici, quelle qu’en soit la raison, je dois pouvoir repartir et j’ai une assez bonne idée de qui a le pouvoir de me renvoyer chez moi. Cette personne est la dauphine de l’empire, une enchanteresse fantasque assez perturbée par tous les trauma que je lui ai fait vivre. Si mon estimation du temps est bonne, elle doit actuellement vivre au Palais de la Grande Étoile et être tout à fait inaccessible… Sauf si je parviens à trouver cet enfant des rues qu’elle a pris sous sa protection.

Une légère tape sur l’épaule me sort de ma torpeur. Je relève la tête et vois une jeune femme assez jolie mais l’air un peu absent, vêtue de rose de la tête aux pieds. À son ton de voix je devine qu’elle me demande si ça va, mais je ne comprends pas un mot. En désespoir de cause, je réponds d’une voix pâle,

— Ritta Verner ?

Le jeune fille hoche la tête, me sourit et se lance dans un babillage explicatif que je devine être un chemin. Je secoue la tête d’un air désespéré.

— Je ne parle pas votre langue, c’est inutile.

Les quelques mots de français on un effet immédiat. Comprenant que je ne comprends rien, elle hoche la tête, s’empare de ma main et me tire de mon siège avant de m’entraîner au travers du dédale d’un pas assuré. Elle me fait traverser la ruelle, passer sous un porche, tourner dans un passage si discret que j’aurais cru à un simple vide entre deux immeubles, une nouvelle ruelle puis enfin une traboule. La jeune-fille me lâche alors la main dans un grand sourire.

Nous y voilĂ , traboule de la GĂ©nisse Rouge ! Vous n’étiez pas très loin.

Je marque un temps d’arrĂŞt en reconnaissant les accents particuliers que donne une traduction simultanĂ©e par dragon tĂ©lĂ©pathe lorsque l’une de ces petites crĂ©atures se trouve dans les parages. Mon visage s’éclaire d’un coup : je vais probablement pouvoir voir de mes yeux l’une de ces adorables boules de plumes !

— Je ne sais comment vous remercier. Oh ! Si ! Je dois pouvoir exhausser un vĹ“u, sitĂ´t que je serais rentrĂ©e chez moi. Que dĂ©sirez-vous ?

Vous ĂŞtes une sorte de magicienne ?

Un court Ă©change de regards suffit pour que le doute s’installe. Je n’ai jamais crĂ©e ce personnage, elle est juste venue Ă  moi de son propre chef. Il y a bien un dĂ©but d’histoire Ă  creuser, partant du trope classique de conte de fĂ©es de l’enchanteresse qui se dĂ©guise en personne ordinaire, dans le besoin, et qui rĂ©compense les âmes gĂ©nĂ©reuses acceptant de l’aider. Cette histoire, si je l’écris, se rĂ©alisera-t-elle ? Je n’en suis au fond pas si sĂ»re…

— Gisèle. Si je devais vous donner un nom, ce serait Gisèle.

Grisèle. Vous n’étiez pas loin…

— Et votre vĹ“u le plus cher est de quitter le temple… Pour retrouver votre enfant.

Le visage de Grisèle se fige sous la stupéfaction, puis un voile de tristesse l’assombrit soudainement. Elle baisse la tête et je vois ses lèvres trembler très légèrement.

Tout est juste, cette fois. C’est bien mon vœu le plus cher…

— Vous avez ma parole, je ferai ce qui est en mon pouvoir quand je serai rentrĂ©e.

Merci infiniment.

Elle exécute une sorte de courte révérence et s’éclipse en courant, me laissant avec la désagréable impression que je viens de faire une promesse que je ne pourrais pas forcément tenir. Alors que s’estompe le bruit de ses pas dans l’écho du passage qui mène à la traboule, je me tourne résolument vers le numéro 21, en essayant d’ignorer la petite voix dans ma tête qui me susurre que tout ceci n’est que de la divination — du mentalisme, au mieux — et que je n’ai aucun pouvoir ici.


Le 21, traboule de la Génisse Rouge est une maison mitoyenne assez élancée au toit pointu, qui ne dépareille pas dans les alentours avec sa façade jaune d’or et ses volets bleu canard. Sur les marches du pallier, une petite chatte noire fait sa toilette. Alors que j’approche, elle lève sur moi deux yeux curieux et dévoile l’éclat de lune qui orne sa poitrine.

— J’ai un chat qui s’appelle Shaör et tu lui ressembles beaucoup, ma belle. Son surnom c’est Shachou…

Je vois la minette redresser ses oreilles et me fixer, intriguée. Elle se lève et, comme je m’approche, vient doucement se frotter à mes jambes. J’esquisse une caresse dans un sourire mais elle se dégage et s’enfuit en courant pour se fondre dans un soupirail. « Shaör » est un mot, qui, dans ce monde, signifie « sombre et dangereux » dans la langue des mages. Il est possible que j’ai manqué de tact en comparant cette minette à mon chat, considérant la présence dans les parages d’un dragon télépathe parfaitement à même de lui traduire le sens de son nom…

Après une courte inspiration, j’étends le bras et j’appuie sur la sonnette, bien trop timidement pour la faire tinter. Je n’avais jamais envisagĂ© avant ce jour de me retrouver face Ă  face avec Ritta Verner ou son fils et, objectivement, vu ce que je leur ait fait vivre, j’ai d’excellentes raisons. Un instant, l’idĂ©e me traverse l’esprit que j’ai Ă©tĂ© piĂ©gĂ©e justement Ă  cause de ça, de ce que je suis pour ce monde : une sorte de divinitĂ© malĂ©fique omnipotente, qui torture tous ceux sur qui son regard se pose, sans jamais ni faiblir ni se lasser. M’attitrer ici, oĂą je suis seule et dĂ©munie, est peut-ĂŞtre la seule solution qui existait pour m’empĂŞcher de nuire…

J’inspire de nouveau, plus profondément. Je n’ai guère le choix et, même si j’ai été manipulée pour en arriver là, Ritta Verner n’est probablement pas dans le coup. Pour son fils, c’est moins sûr… Ma main s’approche de nouveau de la sonnette, je ferme les yeux et j’enfonce fermement le bouton. Le tintement retentit. Un bruit de pas lui répond. Je verrai bien…


Je n’ai pas à attendre plus de quelques secondes avant de voir la porte s’ouvrir sur la silhouette altière d’un chat à la stature de jeune-homme, qui me dépasse de deux têtes. Le félin est vêtu d’un complet d’un noir si profond que je peine à distinguer les détails du vêtement. Sous ses traits de jeune adulte, je reconnais Vémon Verner. Je ravale à temps un murmure et m’épargne d’engager la conversation en lui disant qu’il est censé être un enfant. Il me laisse le dévisager mais mon étonnement l’agace visiblement, je bredouille des excuses empressés en baissant les yeux. Il fait claquer sa langue entre ses crocs et me répond d’une voix sèche,

Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous ĂŞtes VĂ©mon Verner ?

Lui-mĂŞme.

— Le Chavalier ?

Ă€ l’évocation du titre qu’il s’est donnĂ© enfant, le fĂ©lin s’adoucit et penche lĂ©gèrement la tĂŞte. Je croise de nouveau son regard et je sens mes jambes faiblir. Je n’ai pas, je n’ai jamais Ă©tĂ© aussi loin dans son histoire. La dernière fois que j’ai posĂ© ma plume, VĂ©mon avait huit ans et cherchait un passage secret avec ses amis aux abords du mur d’enceinte du palais impĂ©rial. Dix ans au moins ont passé… Je n’avais pas rĂ©alisĂ© mais il a donc au moins dix-huit ans, peut-ĂŞtre plus ? Ce qu’il vit est littĂ©ralement au-delĂ  de mon imagination. Ă€ un tout petit dĂ©tail près, qui me frappe en plein cĹ“ur et me fait pâlir d’un coup.

— Est-ce que la dauphine est toujours en vie ?

Tout en prononçant cette question, je réalise que je me préoccupe bien moins de ce qu’elle puisse être morte de ce qu’elle ne puisse, si elle est morte, me renvoyer chez moi. La pâleur se transforme en rougeur et je me prends subitement le visage dans les mains, honteuse, à deux doigts de m’enfuir en courant. Mais les pattes de Vémon me retiennent avec douceur, comme s’il s’attendait à me voir défaillir.

Elle est encore en vie. Entrez. Je pense que nous avons Ă  parler.


Derrière la porte d’entrée, trois petites marches et un corridor dallé d’un damier diagonal de carreaux en ciment noirs et blancs. Quatre portes se font face, plus une cinquième en bout de couloir, encadrée par une boiserie ajourée et donnant sur les escaliers. La disposition est à très peu de choses près celle de la maison de mon trisaïeul, dont je me suis inspirée. La maison originelle a été depuis vendue, puis détruite… Me retrouver dans cette copie quasi conforme de cet endroit qui n’existe plus que dans mon souvenir est curieusement plus perturbant que tout ce que j’ai vécu d’étrange jusqu’à présent. Je me laisse guider par Vémon jusqu’au salon, comme un automate.

La pièce est moins large que ce que j’avais imaginĂ© et c’est après tout logique : cette bâtisse toute en hauteur est plus Ă©troite que la demeure de mes ancĂŞtres. Je retrouve le canapĂ© cosy aux coussins de brocart fanĂ© de ma grande-tante, que j’ai copiĂ©-collĂ© tel quel dans le rĂ©cit. VĂ©mon m’adresse un signe et je m’assois, m’enfonçant dans l’assise du sofa comme Ă  la grande Ă©poque oĂą je squattais les lieux avec des amis pour une semaine de marathon de jeux de rĂ´les. Le corset, qui force mon buste dans une position rigide lĂ©gèrement cambrĂ©e, rend extrĂŞmement inconfortable ce canapĂ© des annĂ©es 60 fait pour se vautrer. En voulant m’appuyer sur mes bras pour me redresser, ma main passe dans les plumes d’une forme ovoĂŻde que j’avais prise pour un coussin.

Les plumes iridescentes tout en nuances de jaunes semblent faites d’or et le mouchetage noir de jais donne au dragon télépathe une allure d’illusion d’optique sur pattes que je n’avais pas du tout envisagée lorsque j’ai posé à la va-vite la description de son plumage. Une petite tête hirsute se dresse depuis l’amas rebondit, esquissant un bâillement avant de poser sur moi deux grands yeux rouge rubis particulièrement déstabilisants. Doucement, je lui présente ma main et le petit museau s’approche pour renifler. Après quelques instants, une langue râpeuse passe sur mes doigts, puis la créature se frotte, s’ébroue et s’approche de mon giron. Elle pose deux pattes sur mes cuisses puis se redresse vivement et fourre sa tête sous mon aisselle. Son petit derrière rebondit frétille tandis qu’elle se déplace de biais pour tenter de rentrer son museau dans l’encolure du casaquin-tailleur. J’essaye de la repousser avec délicatesse et je sens ses griffes traverser les épaisseurs de vêtement pour se planter dans ma peau.

LĂ©abella, stop !

Les griffes se rétractent dans l’instant et je peux enfin écarter la petite créature. Léabella me dévisage une nouvelle fois, avance son museau vers mon nez, me renifle puis se désintéresse subitement de mon cas. Elle exécute un demi-tour un peu abrupt puis, fesses en bombe et queue dressée, elle part se lover sur un autre coin du sofa. Sa petite tête disparaît dans son plumage et son camouflage en coussin redevient presque parfait.

Veuillez l’excuser… Elle ne vous a pas griffĂ© ?

— Si, un peu. Mais ce n’est rien. Je…

Je suspens là ma phrase. La seule chose qui m’importe réellement est de rentrer chez moi et je ne suis venue ici que dans le but de profiter de la relation particulière qui s’est noué entre Vémon et la dauphine pour qu’il me la présente et qu’elle m’aide. Je n’ai envisagé aucune contrepartie alors que mes motivations sont purement égoïstes, à plus fortes raison lorsque l’on considère ce que je compte écrire par la suite. Devant mon indécision, Vémon hoche la tête. Il fait quelques pas, s’approche de la bibliothèque et en retire un petit livre usé à la reliure de cuir rouge.

Ce livre… « Les contes de la PoupĂ©e au CĹ“ur de Jade »… Vous le connaissez ?

Je m’abstiens de répondre et le court silence qui s’installe s’efface dans un grincement de ressort. Léabella change de position dans un petit couinement d’aise.

Comme si elle l’avait écrit.

Je tourne par rĂ©flexe la tĂŞte vers la petite crĂ©ature qui vient de trahir mes pensĂ©es. VĂ©mon, sans ciller, ouvre le recueil au beau milieu et tourne quelques pages, avant de le braquer sous mon nez. Mes yeux se posent sur un dessin qui dĂ©peint ZĂ©phire De Foreshadowing, le personnage que j’ai introduit pour me reprĂ©senter en tant qu’auteure et qui me sert essentiellement de justification pour la crĂ©ation de certains MacGuffins dissĂ©minant des indices sur la trame du rĂ©cit. La ressemblance physique est quelques peu approximative : c’est une illustration, pas un autoportrait. Et le dessin a près de vingt ans, vingts annĂ©es qui ont tout de mĂŞme altĂ©rĂ© quelques uns de mes traits. Mais sa peau est blanche, tout comme la mienne, ce qui est assez rare dans ce monde imaginĂ© Ă  l’origine pour faire rĂŞver une petite fille de six ans native de la tribu Anishinaabe.

Est-ce vous ?

— En quelques sortes… Disons, mĂ©taphoriquement.

Alors vous n’êtes probablement pas là pour m’aider…

Vémon se laisse choir dans le fauteuil en face de moi et pose dans un soupir le petit livre sur la table basse. Léabella remue de nouveau puis s’étire et baille.

Elle est désolée. Elle ne pensait absolument pas que ça atteindrait de telles proportions, la naïveté de la jeunesse sans doute… L’histoire de la dauphine est une tragédie et tout l’intérêt du récit vient de ce que l’on sait que le destin sera implacable.

Un mal de crâne diffus commence à me vriller les tempes. Vémon s’est redressé et il dévisage à présent Léabella d’un air confus.

Je n’étais pas dans le conte ! Le Chavalier n’est mentionnĂ© nulle part ! Je peux encore la sauver. Vous, vous n’aviez pas prĂ©vu mon arrivĂ©e dans la trame du rĂ©cit !

La douleur va en augmentant et je me prends doucement la tête dans les mains. J’aurais aimé répondre mais seul un filet de voix inaudible parvient à s’extraire de mes lèvres.

C’est vrai, elle l’admet. Tu t’es imposé. Et c’est pour cela qu’elle te reconnaît comme le héros, Vémon le Chavalier, celui qui s’est forgé un nom à l’insu même de l’auteure. Tu es l’un des rares qui puisse échapper à la tragédie, parce que tu es intraitable.

Ma vision se trouble légèrement et j’ôte mes lunettes pour me frotter les yeux. Vémon répond à Léabella mais sa voix est lointaine et les pensées s’entremêlent. La douleur est à présent insupportable. Des souvenirs confus émergent comme des alarmes au milieu du chaos. Je me revois filer la laine avec ce fuseau de bois retrouvé au fond d’un placard chez mes grands-parents, ce même fuseau qui m’inspira le conte du Fuseau Du Temps. Sauf que le fil n’est plus de laine, mais de brume. De brume du Méant…

Elle va s’évanouir. Elle a vraiment mal à la tête, tu sais, je n’exagérais pas.

Les murs de la pièce s’inclinent doucement à l’horizontale et je vois mes lunettes quitter mes mains pour s’envoler. Le contact rêche du vieux brocart de velours dévoré vient avec une lenteur de fleur élimée me caresser la joue et puis plus rien.


Des amas de feuilles bleues attisent leurs rameaux dormants et durs au dessous des arches pâles soutenant les losanges de vermeil de la grande coupole, disputant aux papillons les clochettes d’écume qu’une nuĂ©e de fĂ©es frĂ©tillantes et fĂ©briles ont patiemment disposĂ©s en les prenant au piège des longs filaments de toiles d’araignĂ©es baignĂ©es de gouttes de rosĂ©e. Est-ce que je pourrais, moi aussi, pour une fois, m’élancer et pleuvoir comme les cieux orageux obombrant les futiles mĂ©moires fugaces de nos dĂ©lires enfiĂ©vrĂ©s ? Seul Ă  prĂ©sent demeure le doute qu’un fin filin d’espoir ne parvient plus Ă  rĂ©chauffer…

Je me vois Ă  vingt ans dans une robe taillĂ©e dans le noir de la Pierre Des Nuits, le temps coule Ă  rebours car ici il a bien plus d’une dimension. Au commencement Ă©tait la corde, puis la corde fit « schpouic ! »… De cette première vibration naquit la première note et avec elle tous les mondes qui la composent. Temps, Chaos, Cycles et NĂ©ant s’unissent, interfèrent, s’affrontent depuis lors, c’est Ă  dire depuis toujours. L’éternitĂ© n’aura de cesse de les sĂ©parer et de loin en loin tandis que s’étend l’Univers, rattrapant dans sa course effrĂ©nĂ©e mĂŞme la lumière.

Je me vois parler Ă  un arbre et l’arbre me rĂ©pond. OĂą est-elle ? Entre Aujourd’hui et Ailleurs, dans cette enclave de l’histoire qui prit Ă  partie les Serpentaires dans la quette du Fuseau Du Temps. Elle reviendra. Elle revient toujours. Ce monde n’est pas encore assez fou pour se passer d’elle.


Une main dĂ©licate passe sur mon front et j’ouvre les yeux. Je suis en sueur, Ă©tendue dans le lit de la seconde chambre sur la gauche du premier Ă©tage de la maison de mon trisaĂŻeul. Je reconnais la tapisserie moche et la moulure au plafond, le lustre mal posĂ© et la cheminĂ©e de marbre gris. Je voudrais croire Ă  un rĂŞve Ă©trange mais quelque chose ne colle pas : ma mĂ©moire me hurle que je pleurais, il y a un an, quand tremblaient mes propres murs sous les Ă -coups dĂ©vastateurs des pelleteuses de l’autre cĂ´tĂ© du champ. Dans la vallĂ©e du Guiers, la terre est meuble et la nappe phrĂ©atique n’est qu’à quelques mètres sous terre : les vibrations se propageaient avec aisance et chaque pan de mur s’effondrant faisait trembler le sol jusque dans mes fondations, rouvrant les fissures sur le blanc nu de mes plafonds. Cette chambre oĂą je crois m’éveiller n’existe plus que dans mes souvenirs, et sur Farlond. Je me redresse dans un sursaut et mon regard est happĂ© par les yeux noirs de la dauphine. Mes lèvres se tordent en un sourire gĂŞnĂ©.

— Ce n’est rien, ChloĂ©.

Ces quelques mots furent prononcés dans un français impeccable, avec seulement une petite pointe d’accent venu des confins d’un autre monde.

— Mais… Comment connaissez-vous mon nom ?

— Je ne dirais pas que je sais tout de vous, ce serait exagĂ©rĂ©. Mais je vous connais très bien…

— Mais ! Non ! C’est moi qui…

— C’est rĂ©ciproque, je sais.

Je reste un instant muette, le souffle coupé. Je pense à tous ces moments où je l’ai décrite, à son bureau, en train d’écrire et d’écrire encore. De noircir des pages et des pages… Sans jamais réellement me poser la question de ce qu’elle écrivait ainsi rivée à sa plume. Dans une esquisse de sourire que je crois complice, la dauphine sort d’une poche un cahier à la couverture usée, qu’elle me tend. Je l’ouvre à la première page et trouve quelques notes, qui décrivent en substance la rencontre de mes parents. Un bar, des jeunes buvant des coups sur un morceau du Velvet Underground, un after chez le beau jeune-homme qui payait les tournées. La fille la plus canon de la soirée qui décide de s’incruster chez lui, sans vraiment de raison. Elle est ravissante, originale, intelligente, douée en toutes choses, mais complètement perdue en raison d’une adolescence douloureuse… L’histoire de ma vie commence par une révision schlag du trope du coup de foudre dans un bar avec une Mary-Sue.

Un hoquet de rire nerveux plus tard, je tourne quelque pages, voilà mes quatorze ans et cette scène horrible, en cours de dessin, où un crétin a sauté sûr mon amie Sandrine pour l’étrangler, sans que la prof ne s’en préoccupe. La page suivante me décrit allant la voir pour lui porter ses devoirs et découvrant qu’elle était absente parce qu’elle venait de tenter de se suicider. C’est à peu près l’époque où j’ai commencé à écrire, pour fuir au travers des mots cette violence extrême qui m’encerclait. Tenter, au moins, de la dompter… D’en faire quelque chose de beau.

J’avance encore, je cherche un moment prĂ©cis : les trois mois que j’ai passĂ© au Canada, dans cette famille Anishinaabe. Je retrouve sans peine l’anniversaire des six ans d’Akiesha, la petite fille pour qui j’ai Ă©crit la première version du premier conte mentionnant Farlond… Dans ses notes, la dauphine pointe ce moment prĂ©cis comme le jour oĂą le contact se fit. Je referme vivement le cahier, les mains lĂ©gèrement tremblantes, et je lui rend avec maladresse. Il tombe, elle le rattrape lestement sans me quitter du regard. Je craque.

— Mais quoi ! Je veux dire, c’est vous qui Ă©crivez mon histoire, depuis le dĂ©but ?

Une boule amère me monte Ă  la gorge en pensant Ă  toutes ces choses qu’elle a pu me faire vivre, pour les besoins du rĂ©cit… Je me suis arrĂŞtĂ© Ă  temps pour ne pas tomber sur les menaces de mort de Laurent, le profanateur de tombes, les agressions sexuelles d’Amar, le prof de photo… Et ma rencontre avec Julien Boulet — je me sens tellement ridicule de ne pas avoir vu avant qu’il y avait dans ce nom de famille un choix dĂ©libĂ©rĂ© de foreshadowing typique d’une facilitĂ© d’écriture de backstory… Boulet, donc, qui dĂ©barqua chez moi un 21 dĂ©cembre, en pleine crise, persuadĂ© de choses horribles et incongrues, Bible Ă  la main, vomissant sa haine en un anachronique procès pour sorcellerie… Tous ceux, enfin, dont je tairais le nom. Les viols. Cette autre amie qui faillit ĂŞtre tuĂ©e par son ex. Celui-ci qui survĂ©cut Ă  un cambriolage Ă  main armĂ© avec prise d’otages. Celle-ci pour qui j’ai traversĂ© la France, de Lyon Ă  Antibes, pour rĂ©cupĂ©rer ses affaires sĂ©questrĂ©es par sa mère qui lui faisait du chantage pour lui soutirer de l’argent… Sa mort, quelques temps plus tard, après avoir essuyĂ© des refus de soin aux urgences : ils s’étaient contentĂ©s de lui conseiller de boire moins de thĂ©. Quel monstre faut-il ĂŞtre pour imaginer ça ? Mais j’en ai fait autant… Pire, mĂŞme.

Je suis écartelée entre la rage, les larmes et le remord. Je prends sur moi, pourtant, et je plonge mon regard dans celui de la dauphine, modérant ma voix autant qu’il est possible.

— Je vous ai fait vivre des choses horribles, vous m’avez fait vivre des choses horribles… Peut-ĂŞtre devrions-nous arrĂŞter. Nous excuser, nous pardonner et passer Ă  autre chose…

— L’imagination n’est pas ce que vous croyez.

Tout semble de nouveau s’effondrer devant un tsunami de doutes.

— Mais quoi ?!

— Ni moi, ni vous n’avons de prise sur les douleurs de l’autre. Elles s’imposent Ă  nous parce qu’elles sont les consĂ©quences d’actes dĂ©cidĂ©s dans d’autres rĂ©cits, par d’autres auteurs.

— Mais ils ne voient pas le problème ?

Elle secoua la tĂŞte un peu tristement.

— Essayez juste un instant de vous figurer l’histoire d’Amar, du point de vue de son auteur : photographe rĂ©putĂ©, professeur des universitĂ©s, manipulateur habile qui se sert de son aura pour convaincre les plus jolies de ses Ă©tudiantes de poser nues pour lui… Qui les intimide, en profite et les jette une fois le jeu usĂ©, tel un Christian Grey provençal de cinquante ans.

Je baisse les yeux, perplexe. Mais la dauphine à raison. Barbara Cartland a fait son succès en déclinant à l’infini un trope approchant, dont Fifty Shade of Grey n’est qu’une sorte de réédition plus « pimentée », mais avec toujours le même genre de personnage masculin détestable… De mon point de vue de personnage secondaire qui se fait abuser puis bazarder par le séducteur dans la scène d’ouverture du bouquin.

— Alors il n’y a rien… Aucune influence ? Nous ne faisons que relater des Ă©vĂ©nements prĂ©existants au rĂ©cit ?

— Cette partie s’appelle l’inspiration. Elle s’impose Ă  nous chaque fois que nous nous retrouvons avec la fugace impression que ce que nous Ă©crivons est faux, que ça ne s’est pas passĂ© ainsi et qu’il faut changer quelque chose.

— Et l’imagination ?

— Tous ces manifestations de sĂ©rendipitĂ©, ces coĂŻncidences, ces petits hasards heureux, ces rencontres qui on pu vous aider Ă  un moment clĂ©. Je les ai imaginĂ© pour vous.

— Que je me retrouve, entre toutes les possibilitĂ©s, accueillie par une famille Anishinaabe lors de cet Ă©change scolaire avec le Canada Ă©tait… C’était vous ?

— Hon hon. C’était le plus sĂ»r moyen de changer votre vie et de vous armer pour la suite de vos aventures.

— Oh, whow…

— Vous en avez fait autant. Vous ĂŞtes ma bonne Ă©toile et je suis la vĂ´tre.

L’espace d’un instant, je me revois passer des heures à réfléchir à quelle influence heureuse faire intervenir pour l’aider, elle, ou pour aider Vémon et Ritta, sa mère, ainsi que tous les autres dont j’ai voulu prendre le destin en mains.

— Je vais vous renvoyer chez vous. Il le faut. Pour que vous puissiez continuer Ă  Ă©crire notre histoire et que je puisse continuer Ă  Ă©crire la votre. Mais avant, il faut que je vous amène voir quelque chose…


Je me laisse guider jusqu’au second puis sur le toit, où je retrouve Vémon et la petite chatte noire à l’éclat de lune. La nuit est tombée et le ciel bien dégagé. La lune, toujours pleine, s’auréole d’un halo de lumière colorée vert-bleuté semblable aux reflets nichés dans l’ombre des glaciers. Avec lenteur, une pointe vermillon, pareille à la proue d’un navire, commence à entamer le disque et je suspens mon souffle. Beltaine, la fête de l’éclipse…

Je les vois s’asseoir sur le faĂ®te et je les imite, Ă©mue par le spectacle qui s’impose Ă  mes yeux. L’Arche Des Ans, le huit mats cĂ©leste qui, pour les lĂ©gendes, charrie l’âme des morts jusqu’au Sidh, est en train d’étendre son ombre sur l’astre de la nuit. BientĂ´t, l’avant du navire se dĂ©coupe et le vermillon se dĂ©grade doucement vers le orange, puis le jaune d’or. Le navire, lui, est invisible : mais la lumière, en traversant sa masse, se dĂ©compose en un prisme qui grignote peu Ă  peu la lune d’un arc-en-ciel spectral en forme de voilier.

Mon esprit s’évade un instant devant la beautĂ© surprenante de l’éclipse de Beltaine. L’Arche Des Ans s’est imposĂ©e dans le ciel de ce monde avec une rencontre, celle de l’amour de ma vie. J’errais Ă  cette Ă©poque, la moitiĂ© du cĹ“ur arrachĂ©, persuadĂ©e que je ne pourrais plus jamais aimer, trimbalant avec moi des kilos de papier narrant l’histoire encore brouillonne de l’hĂ©misphère sud d’une petite planète appelĂ©e Farlond. Il a croisĂ© ma route et m’a offert du thĂ©. Il avait fait un songe, celui d’un manoir dans lequel il se heurtait Ă  une photo noir et blanc, dans le cadre une forĂŞt et jeune fille Ă©tendue espĂ©rant son aide. Cette mĂŞme photo que j’avais affichĂ© au mur, chez moi. Je me rappellerais toujours la surprise dans ses yeux lorsque je lui ai dit qu’il affabulait : cette photo, il ne pouvait l’avoir vu nulle part et encore moins en rĂŞve puisqu’il s’agit d’une photo de moi dont il n’existe qu’un seul et unique exemplaire…

Sa sincérité, pourtant, m’a sauté au visage. Et lui aussi errait, la moitié du cœur arraché, trimbalant avec lui des kilos de papier narrant l’histoire guerrière de l’hémisphère nord d’une planète étrange, entourée de brumes vertes et d’un immense voilier. Un huit mats colossal, surarmé, imposant au firmament ses oriflammes flottant aux couronnes rostrales. De ces deux moitiés de cœur, nous en avons forgé un nouveau. Nos deux hémisphères réunis, l’univers était enfin entier.

Avec le recul des quinze ans écoulés, je réalise dans un sourire que cette rencontre a tout d’un conte de fées. Non que ce ne soit pas réel, mais que cette réalité soit le fruit de l’influence d’une enchanteresse fantasque assumant mal sa position de dauphine et faisant son possible pour offrir son aide aux héros de son monde, parait bien plus logique que d’imaginer là le fruit du hasard.


La température a chuté et de la brume s’est levée sur le fleuve. Depuis nos hauteurs, nous la voyons monter et arriver sur nous comme une vague éthérée. La dauphine se lève et me tend la main, je la prends.

— C’est le moment, ChloĂ©.

Elle sort de son corsage un fuseau en bois et le pose entre mes mains. Je reconnais, incrédule, celui que j’ai déniché jadis au fond d’un placard. Les mêmes traces d’usure, les mêmes tâches un peu plus sombres sur le corps et la hampe, la même petite fissure dans le bois de la partie basse.

— Mais… C’est mon fuseau ! Enfin, il vient de mon histoire…

— La pie que vous avez suivie venait d’ici. Filez la brume comme le fit le vent…

J’enroule le brin de laine sur la hampe et je le confonds dans les filaments vaporeux qui nous entourent désormais. Un fil se tire doucement au rythme des ondulations régulières de mon poignet et le brouillard semble soudain se laisser apprivoiser.

— Avant de partir… Je dois vous poser une question.

— Hon hon ?

— Pourquoi Ă©crire mon histoire ? Je suis une quadragĂ©naire dĂ©pressive et anxieuse, incapable d’arriver Ă  rien de bien concret, dont la vie est tellement bordĂ©lique qu’on croirait une mauvaise fan-fic inspirĂ©e d’une dystopie prĂ©-apocalyptique…

— Je voulais simplement raconter l’histoire d’une artiste fantasque un brin naĂŻve, qui surmonte ses propres complexes et parvient Ă  sortir de la dĂ©pression.

Je reste un instant sans voix. Je traîne cette dépression comme un boulet depuis tellement d’années que j’avais perdu de vue l’espoir d’un jour m’en dépêtrer.

— C’est… ce que vous avez Ă©crit ?

— Pas encore. Mais ça viendra.

Un nouveau silence s’installe et je sens quelque chose cogner très doucement ma jambe. Je baisse les yeux et je vois à mes pieds le minois chafouin de Shaör, l’un de mes deux chats noirs. La petite minette à l’éclat de lune s’approche et ils se reniflent mutuellement la truffe. Puis, sans un bruit, Shaör fait demi tour, la queue dressée et le regard confiant, m’invitant à le suivre.


Je n’ai gère l’impression de faire plus que quelques pas et me voilà sur des gravats. En face de moi se dresse le portail en fer forgé de la maison de mes ancêtres. Il fait nuit, le ciel est chargé et l’air exhale un parfum d’orage. Un long filin de brume part de mon fuseau pour s’envoler en direction de ma maison. Je traverse le champ de ruines et aperçoit, de l’autre côté du pré, une lumière dessinant en contre jour une silhouette sur ma terrasse. Mon chat ouvre la marche et j’avance dans ses pas tout en filant la brume.

Depuis la terrasse, mon époux m’aperçoit et me fait de grands signes. Il quitte la lumière pour s’enfoncer dans l’ombre et le bruit familier de ses pas résonne sur les marches de béton. Shaör accélère son train alors qu’il court vers nous. Mon fil de brume s’agite et se tortille, décrit des entrelacs, des boucles improbables et je comprends soudain que mon amour en tient l’origine dans la main. Alors qu’il ne reste plus que quelques mètres entres nous, je le vois éteindre puis moucher sa cigarette, libérant le fil et m’ouvrant ses bras. Je l’enlace dans une grande inspiration, tandis que le filin de brouillard qui me rendit à lui part s’égarer dans les nuages en quête d’un nouveau cœur à rassembler.














Zandra-Chan

Je... Je vais être franche. Je viens juste d'ouvrir ton texte. Autant sa longueur me fait un peu peur, autant j'ai envie de dire "points bonus au carré" pour la présentation. :ok_hand:


Le 16/05/2021 à 16:52:00



Elinor

chose promise, chose dûe, je viens de lire ton texte, et voici donc mon retour :wink: . Déjà, malgré la taille plutôt conséquente de ton texte pour un défi, il faut l’admettre (ce n'est absolument pas un reproche, je serai d'ailleurs très mal placée pour parler de ça), il est très fluide, se lit très facilement, et personnellement je n'ai eu aucun mal à aller au bout, je ne me suis pas ennuyée. Je trouve ça génial que ta passion (autre que l'écriture, s'entend), puisse se ressentir entre tes lignes. Et en ce qui concerne le fond, j'ai vraiment apprécié. Le concept dont tu parles à la fin (tu vois ce que je veux dire^^) est vraiment bien trouvé, et j'aime beaucoup. Et certains de tes noms m'ont fait bien rire ! Voili voilou^^


Le 17/05/2021 à 19:37:00



Zandra-Chan

je viens de finir ton texte. Comme te l'a dit... euh... quelqu'un d'autre, ton texte se lit bien et malgré sa longueur, on se laisse porter et on dévore les pages sans les voir passer. Et ça, c'est cool.
Le principe de l'auteur qui découvre qu'elle est aussi un personnage (et pas celui de n'importe qui) est super ! J'espère juste que tout ce qui est décrit au bas de la page 8... Enfin... j'ai pas les mots, mais... si c'est vraiment du vécu, tu as tout mon soutien.
Un texte beau et fini avec tendresse. Merci pour cette évasion.


Le 18/05/2021 à 19:30:00



Ellumyne

Très beau texte @Chloé la chouette insomniaque (désolée, j'ai un peu de retard sur la lecture des textes). J'ai beaucoup aimé l'idée que malgré le fait que l'auteur ait écrit/imaginé de A à Z son univers fictif, il le redécouvre d'un œil neuf, avec des détails qu'il n'aurait pas imaginé, quand il se retrouve propulsé dedans. Et l'angle que tu as pris vers la fin, où chacun fait partie de l'histoire écrite par quelqu'un d'autre, je trouve ça génial ! C'est la première fois que je te lis, il me semble. Alors bienvenue à l'Académie !


Le 21/05/2021 à 13:00:00

















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