(par Eskiss)(Thème : DĂ©fi de Sourne et Awoken)
Un lit. Je suis dans un lit. Je sens un drap peser sur mon corps endolori, j’essaie d’entrouvrir les yeux. Un rai de lumière me blesse la rétine, je referme mes paupières. J’ai mal à la tête, une douleur lancinante me taraude le bras gauche. J’essaie de remuer mes doigts, sans succès. Je dois être ankylosé, depuis combien de temps suis-je... ici ?
L’oreiller est une invite à me rendormir, mais je me décide à faire un second essai pour ouvrir les yeux, qui s’avère cette fois concluant. Je suis entouré de voilages qui me bouchent la vue, mais une douce lumière chaude éclaire la pièce sans que je puisse en identifier la source. Je tente de me redresser, mon bras gauche me lâche et je tombe lourdement sur le matelas. Avec horreur, je fixe le moignon boursouflé qui achève mon épaule. Soudain, tout me revient.
Mon collier qui bat ma poitrine, mes poumons qui crient grâce à force de courir de maison en maison vérifier que nous n’avons oublié personne. Je passe un énième linteau, découvre une petite pièce au mobilier sobre. Un jouet traîne dans la poussière, des assiettes encore fumantes sont posées sur la table. Pas âme qui vive. Tant mieux. Je poursuis ma course, sprinte vers la dernière habitation, une tour aux briques turquoise. Je gravis les marches à perdre haleine, inspecte chaque pièce. Partout des traces d’une fuite hâtive, des chaises renversées, les traces d’une vie interrompue en l’espace de quelques secondes. Même après des décennies passées à être pourchassés, nous ne serons jamais vraiment prêts à le…
La tour vacille alors qu’un bruit strident, chœur damné, cristal brisé, nature profanée, arrache à la trame de ce monde ses dernières défenses. Je frissonne. Il est là . Pas le choix, il faut que je m’enfuie, en espérant que tout le monde ait réussi à gagner un autre monde par le portail que mes pairs Eclaireurs ont ouvert. Mes doigts courent le long de l’inscription inscrite le long de mon biceps gauche, je murmure une longue litanie. Les lettres s’illuminent une à une d’un rouge sang et commencent à pulser. Je prends une profonde inspiration, me concentre. Ne pas me tromper d’univers.
La fenêtre se brise en mille éclats tranchants. Pas le temps de choisir ma destination, il faut que je parte. Je hurle le Mot, tend la main et un vortex scintillant apparaît, grossit puis se stabilise. Une forêt émeraude se matérialise de l’autre côté. Bonne pioche : ce monde n’a pas l’air hostile. Je prends mon élan et bondis à travers le portail. Soudain, une douleur fulgurante embrase mon bras gauche. Je roule au sol dans l’herbe humide, tente de fuir la porte. Peine perdue, le tentacule accroché à mon biceps me retient plus surement qu’une ancre. Je sens les ventouses déchirer ma peau, je hurle de douleur, essaie de me libérer. Impossible. La peau huileuse ne laisse aucune prise.
Mon couteau ! Je m’en empare, tente de le planter dans le tentacule. La lame ripe contre. Je m’acharne, sans succès, et avec horreur je le sens me tracter vers le portail, toujours ouvert. Le fermer ? Impossible, mon bras n’est pas accessible. Mon bras droit… utiliser la Force. J’incante à toute vitesse, me penche et lèche les mots gravés dans la peau de mon biceps. Le Pouvoir parcourt mes veines, je prononce le Mot et le sens se concentrer dans ma main. J’assène un puissant coup du tranchant au lien tortillant qui me retient. La peau se fend, un épais goudron noir gicle. Un sourire étire mes lèvres, je lève la main pour donner un autre coup et déchante rapidement. Le tentacule s’est reformé à l’identique, le temps d’un soupir. De rage je le martèle de coups, m’inonde de son sang. Rien n’y fait et inexorablement je me rapproche du portail. Soudain, je comprends la seule échappatoire qui me reste. C’est me priver de tout espoir de rejoindre ma famille dans un laps de temps proche. Mais c’est la seule solution. Je serre les dents et dans un mouvement fluide, me tranche le bras. La douleur déferle sur moi, je m’écroule au sol en hurlant, mon sang se répand vite, trop vite, ma vue se brouille de larmes mais plus rien ne me retient et j’aperçois le portail se refermer. J’ai réussi. J’arrive à esquisser un sourire puis sombre dans le néant.
Le lit grince quand je me relève tant bien que mal. Je suis propre, soigné. On s’est donc forcément occupé de moi. Mais qui…
« Oh tiens, t’es réveillé toi ?
— Que… bredouillĂ©-je en levant la tĂŞte, dĂ©couvrant un minuscule rongeur perchĂ© sur une poutre en train de grignoter un gâteau. Une souris qui parle ?
— Je suis pas une souris, je suis une chuchoteuse, rĂ©torque-t-elle en relevant le museau, rĂ©ajustant par la mĂŞme occasion ses lunettes violettes. On m’appelle GaĂŻa.. et toi tu t’appelles comment ?
— … Eskiss... je suis Eskiss.
— Bienvenue Ă l’AcadĂ©mie Eskiss ! On a du bĂ©ton et des cookies pour tout le monde ici, tu verras, c’est un super endroit !
— Je... qu’est-ce que je fais ici ? Mon bras…
— Je sais pas trop, on t’a trouvĂ© dans la forĂŞt et on t’a ramenĂ© ici, puis No’ t’a soignĂ©, mĂŞme que c’était pas beau Ă voir ! dit-elle avec une moue dĂ©goĂ»tĂ©e
— Et je suis... oĂą prĂ©cisĂ©ment ? C’est quoi l’AcadĂ©mie ? »
La poutre grince et soudain le rongeur disparaît, puis réapparaît au pied de mes draps. Je recule précipitamment :
« Tu connais ce Mot là ?! Mais... qui es-tu ?
— Ce... Mot ? Je sais pas ce que tu racontes, j’ai juste fait un pas sur le cĂ´tĂ© ! Bref, l’AcadĂ©mie, c’est pas compliquĂ©. Y’a la directrice, Lu’, qui fait des dĂ©fis littĂ©raires chaque semaine et faut Ă©crire sur le sujet. Ça, c’est sur le tableau d’affichage. Et puis après y’a toutes les pièces, la salle de classe, le dortoir, la salle de spectacle, on a mĂŞme une arène de combat mais chuuut faut pas trop en parler c’est une surprise ! Et le clou de l’AcadĂ©mie : la bibliothèque, y’a des milliers de livres !
Le gâteau englouti jusqu’à la dernière miette, elle reprend la parole en lissant son museau
« Tu tombes pile poil en tous cas : aujourd’hui, c’est la rentrée et y’a plein d’élèves qui viennent de tous les univers connus ! On a un dragon, une faucheuse, des créatures mythologiques et… moi, la seule, l’unique chuchoteuse ! Si tu veux tu peux aller nous rejoindre, suffit que tu ailles au bureau de Lu’, y’a Louloutre qui fait les inscriptions. Sur ce... je crois qu’on me cherche, j’ai mangé le dernier cookie des cuisines et un certain dragon a trèèès faim. Salut ! »
Le lit est vide. Elle a disparu, en un éclair. Incroyable. Une seule personne a jamais été capable de tel prodige au sein de mon peuple et ça remonte à cinquante ans. Si tous les élèves sont de sa trempe… peut-être bien que je pourrais rejoindre ma famille. Je pose les yeux sur mon avant-bras vierge, passe la main sur le tatouage sur mon dos, mon ventre, chacune de mes cuisses, savoure le contact rassurant du relief de ces inscriptions gravées dans ma chair et mon âme. J’ai perdu la Porte, mais les autres sont encore là . Et je sais que je peux le reconstituer, si je trouve les bons documents. Une bibliothèque avec des milliers de livres d’univers différents ? Peut-être y trouverai-je des écrits de mon peuple qui m’aideront à retrouver les lettres à imprimer sur ma peau pour pouvoir voyager à nouveau. De toute façon, ce n’est pas comme si j’avais le choix…
Une tunique et un pantalon sont posés sur une chaise à côté de moi. Je les enfile rapidement et écarte les voilages. Cinq autres lits, vides ceux-ci, m’entourent. La pièce est déserte. Derrière la porte, j’entends un brouhaha. Probablement les élèves mentionnés par Gaïa. Ce monde est étrange : être accueilli par un rongeur, c’est chose peu commune. Mais je sens que je vais pouvoir grandir, retrouver le sens des Mots ici. Et peut-être un jour pourrais-je repartir. Ou mieux, et à cette pensée, je souris largement : trouver un moyen de contrecarrer le Dévoreur.
La poignée de la porte s’abaisse et je m’engage à grand pas dans le couloir, droit vers ma nouvelle vie.
Cette histoire fait partie d'un tout plus grand !