Il avait retrouvé sa trace. Il était à présent si proche de lui qu'il pouvait presque sentir sa puanteur. Cependant, Mordrace savait qu'il ne pouvait pas faire face à un dragon sans quelques artifices et atouts en poche.

Le chevalier fou s'arrêta devant un établissement caché dans une ruelle sombre de cette ville crasseuse. La porte vermoulue présageait une chose : le manque criant d'entretien et d'un tant ce fut peu de décence. Cependant, ce n'était qu'un modeste sacrifice d'honorer cette vieille bicoque de sa présence. Lui, le fier et éperdument amoureux de la Princesse Solìa, ne reculerait devant aucune épreuve pour conquérir son cœur.

La porte craqua dans un atroce gémissement, alors que Mordrace avait tout juste effleuré la poignée. Du bois si humide qu'il avait autant de consistance que de la gelée se déposa sur le gant de velours blanc.

— Tout simplement Ă©cĹ“urant, pesta le chevalier fou.

D'un vif revers de la main, il expulsa la matière répugnante et il asséna un violent coup de genou dans la porte, la faisant éclater en échardes moisies. Ne souhaitant plus entrer en contact avec la pourriture, le chevalier frappa le restant de porte avec son pied, pour finalement bien vouloir s'engouffrer dans la sordide boutique.

— HĂ©, mais tu ne vas pas bien ? maugrĂ©a le tenancier du lieu.

Visiblement, le sombre boutiquier était dérangé durant une transaction, si l'on en jugeait les pièces d'argent qu'il tenait en main et l'objet drapé qui était devant lui. De l'autre côté du comptoir se tenait une personne à l'air guère plus respectable. Sa tête et ses épaules étaient couvertes d'une capuche noire, prolongée d'une cape élimée qui descendait jusqu'à une paire de bottes boueuses.

Sans un bruit, Mordrace s'approcha du comptoir, faisant grincer le parquet sous le poids de son armure. Le visage du tenancier allait vers une teinte toujours plus rouge à chaque pas du chevalier fou, un rouge qui tendait de plus en plus vers le ponceau du dragon. L'ennemi mortel de Mordrace. Contemplatif, le capé ne sourcilla point, ce fut à peine s'il respirait tant il était quiet.

— Espèce de fils de pendu, tu viens faire quoi ici ? gronda le boutiquier.

— QuĂ©rir de quoi rĂ©tablir ma destinĂ©e, fils de chien, rĂ©pondit calmement Mordrace.

— Ta destinĂ©e ? ironisa le tenancier. Si tu continues comme ça, ta destinĂ©e sera de finir dans un caveau, la gueule ouverte et crachant du sang !

— Pourtant, je ne suis que pour faire humblement quelques affaires dans cette... horrible et insalubre boutique. Refuserais-tu quelques sous, manant ?

Les dents du sombre boutiquier crissèrent de colère, tandis que ses poings se refermèrent et se préparèrent à s'en prendre à l'impudent.

— Comment oses-tu m'insulter moi et mon gagne-pain, nobliau sans terre ?

— Je n'insulte personne. Je ne fais qu'Ă©noncer une simple vĂ©ritĂ©.

Le ton sarcastique de Mordrace insupporta le tenancier au point de le faire bondir de rage. Il posa les pièces sur son comptoir, prit une bouteille de vin sur une étagère et fit le tour de la table pour faire face au chevalier. Le tout avec un entrain rancunier et avec agressivité.

— RĂ©pète-moi un peu ça, rat galeux.

— Je viens me fournir en Ă©quipement capable de tuer un dragon et je me retrouve dans une porcherie gĂ©rĂ©e par un rustaud tout aussi sale, dit Mordrace, lentement et en articulant, comme si chacune des syllabes Ă©tait une dague.

— Par ma descendance, je jure que je vais te battre, bouffeur d'asticots !

D'un geste confiant, le tenancier leva la bouteille qui faisait office d'arme et il visa la tête nue de Mordrace. Filant comme un météore, l'arme improvisée retomba avec précision et vélocité, mais ne rencontra que le vide.

Mordrace se saisit du poignet potelé du boutiquier et le tordit, le mania dans toutes les directions aussi aisément qu'un fétu de paille. La bouteille de vin valdingua en arrière, désarmant le sombre tenancier, tandis que le chevalier dégaina un poignard et infligea un coup de pommeau entre les côtes de son opposant. La peau mordue de douleur et le souffle coupé, il s'effondra au sol, plié et recroquevillé.

— Semble-t-il, tu viens de parjurer, roturier sans foi, piqua le chevalier fou.

— Pour un noble, tu as de la verve.

Le chevalier se tourna vers celui qui l'avait interpellé, le capé. Sa bouche grise était l'unique partie visible de sa tête en arrière, bouche qui buvait avidement l'alcool à la source. Le vin rouge perla au coin de ses babines, sans qu'il ne parût s'en soucier. Puis, il jeta la bouteille vide sur le parquet, répandant bris de verre et reliquat du contenant.

— Un vrai vinaigre, commenta le capĂ©.

Il baissa le menton en direction du chevalier fou, les lèvres encore dégoulinantes de vin. Avant même que Mordrace ne pût entrapercevoir son visage, sa capuche s'était rabattue sur lui.

— Sinon... tu parlais d'un dragon, jeune noble ?

— En effet. Je suis Ă  la recherche d'un outil ou d'une arme capable d'en vaincre un.

— Comme cela tombe bien... affirma le mystĂ©rieux homme en tapotant un drap qui entourait un objet tout aussi sombre. Je voulais cĂ©der contre des espèces sonnantes et trĂ©buchantes ce petit trĂ©sor Ă  ce... cette vermine qui rampe au sol. En disant cela, il dĂ©signa du doigt le tenancier atterrĂ©.

— Et qu'est-ce donc, cet objet miracle ?

— Tu fais bien de poser la question, jeune noble. Et tu ne seras pas déçu de la rĂ©ponse.

Le capé se saisit agilement de l'arme et la porta à la lueur de la seule lanterne éclairant les lieux. De sa main libre, il tira d'un coup sec le drap, découvrant une fine et pointue lame argentée d'un demi-mètre, qui luisait de malveillance. Des veines damassées et assoiffées de sang la parcouraient, le pommeau rond présentait une sorte de couronne avant la garde.

— Une falchion, une Ă©pĂ©e capable de perforer les Ă©cailles d'un dragon comme du vĂ©lin ! Et son mĂ©tal a trempĂ© dans un poison rĂ©putĂ© tueur de monstre. Contre la moitiĂ© de la carcasse du reptile, je te l'offre. HonnĂŞte, n'est-ce pas ?

— Je te laisse toute la dĂ©pouille si ta bricole est bel et bien efficace, rĂ©pondit sans hĂ©sitation le chevalier fou. La seule chose qui m'intĂ©resse est de libĂ©rer le cĹ“ur de ma tendre et chère fiancĂ©e, la Princesse Solìa.

— Alors, j'espère refaire affaire avec toi dans un avenir proche, ria le capĂ©, qui tendit la falchion au chevalier fou.