Le vent glacial combiné à la pluie battante, cinglaient le visage fatigué d'un jeune homme qui remontait péniblement la rue jusqu'à son domicile. Arrivé devant la porte d'entrée, cette dernière s'ouvrit sans crier gare, avant même qu'il ne sorte ses clés de sa petite sacoche. Une jeune femme, vêtue d'un pyjama en pilou jaune canari, assorti à sa longue chevelure d'un blond criard, sautillant sur place, ne parvenant pas à contenir sa joie.

— Jordan chĂ©ri ! Tu es de retour du travail ! Puisque tu es habillĂ©, tu pourrais faire une petite course pour moi Au Dragon Noir ? Je n’ai plus d’infusion Elixir de Paix IntĂ©rieure. Dis ? Diiiis ? piailla-t-elle.

— Euh… Mais… répondit son petit-ami, épuisé, en jetant un œil à la chaussée reluisante de pluie, avant de soupirer.

Profitant de ce moment d'hésitation, Héloïse lui fourra un parapluie dans les mains, lui fit un bisou sur la joue avant de refermer vivement la porte. Vaincu, Jordan n'avait même pas la force de protester. C'était inutile. Fronçant les sourcils, il tenta de se remémorer où était ce magasin. Héloïse avait bien dû le lui expliquer une centaine de fois, et il ne voulait pas provoquer sa colère en lui avouant qu'il n'en avait plus la moindre idée. Ouvrant le pépin au-dessus de sa tête, il décida de faire confiance à son instinct, et repartit sous les trombes d'eau en puisant dans ses souvenirs.

Première rue à droite, puis tout droit, puis à gauche après le petit parc. Ou non, était-ce à gauche ? La nuit tombante ne l'aidait pas dans sa recherche et il avait l'impression de tourner en rond.

Agacé et fatigué, il prit une rue au hasard et observa chaque devanture. Un opticien, une agence de voyage, une banque, un restaurant chinois, une boutique… Une boutique ? Au Dragon Noir était inscrit en néons clignotants, illuminant la vitrine de mille feux. C'était forcément ici. Le jeune homme, trempé jusqu’à la taille, poussa la porte d'entrée et pénétra dans une grande pièce à la lumière tamisée. Des rangées de rayons s’étendaient jusqu’au fond du magasin. Et des clients aussi hétéroclites que les produits proposés, déambulaient sans un mot. Cherchant du regard un responsable, Jordan s'approcha du comptoir, détrempant par la même occasion le parquet ciré qui craquait sous ses pieds.

Un homme d'âge mûr, vêtu d'une chemise à carreaux dont les manches étaient relevées au-dessus de ses coudes, fit son apparition.

— Bon-bonjour, fit Jordan impressionné par la carrure de celui qui lui faisait face.

— Bienvenue, que dĂ©sirez-vous ? rĂ©pondit ce dernier d'une voix grave et profonde, sans mĂŞme faire tressaillir sa barbe pourtant fournie.

— Hum… Je viens pour ache…

Il n'eut pas l'occasion de finir sa phrase. Le gérant se raidit d'un coup, carra ses épaules de bûcheron, et darda son regard aussi intense qu’un laser dans celui de son client. Ses iris, jusque-là couleur noisette, semblèrent avoir pris une teinte plus foncée. A moins que ce ne soit l'éclairage de la pièce qui jouait des tours à Jordan. Ce dernier se recroquevilla légèrement, et sa voix mourut dans un murmure inaudible, suivi de près par un toussotement gêné.

— Je… Je cherche une infusion de, euh, Elixir de Paix Intérieure. Est-ce.. Est-ce que vous en ven… tenta vaillamment le jeune homme.

— Nous ne faisons pas ce genre de choses ici ! tonna le gĂ©rant en postillonnant sur son interlocuteur.

— Je… Je suis désolé, je ne voulais pas vous importuner… murmura Jordan en dansant d'un pied sur l'autre, mal à l'aise.

Toutes les personnes présentes dans le commerce s'étaient figées sur place, leur regard fixé sur le pauvre homme, tels des vautours attendant le moment propice pour fondre sur leur proie agonisante.

— Ne vous avisez pas d’insulter à nouveau mon commerce, répondit l’homme derrière son comptoir, d’un air menaçant.

— Je… Non, bien sûr ! Je crois que je vais vous laisser… bredouilla Jordan, encore sous le choc.

— N’étiez-vous pas venu pour une infusion ? demanda son interlocuteur en posant une petite boite en métal devant lui.

Le jeune homme hésita. Il n’était pas tranquille dans ce lieu étrange. Cela dit, s’il revenait bredouille, la fureur de sa bien-aimée atteindrait des sommets inégalés, et il souhaitait ardemment passer une soirée tranquille.

— Combien je vous dois ? demanda-t-il en dĂ©signant l’objet.

— Que proposez-vous ? répondit le commerçant.

— Pardon ?

Jordan suspendit son geste, avant de farfouiller dans son portefeuille sous les regards curieux, surpris, voire même soucieux, des autres clients. Une goutte d’eau, ou plus probablement de sueur, glissa le long de sa tempe tandis qu’il sortait un billet de 10 euros. Des murmures s’élevèrent sur sa droite, et il recula, soudainement inquiet. Ce n’était pas assez ? Il pesta intérieurement contre sa petite amie qui aurait pu être plus précise sur le prix.

— Monsieur, psiiit, Monsieur. Au Dragon Noir, on ne fait que du troc, lui lança une petite mamie enserrée dans un châle en laine mitée.

— Euh… Quoi ? Ah bon ? Mais… Je n’ai rien à échanger, moi, paniqua Jordan désespéré.

L’averse redoublait d’intensité à l’extérieur et le jeune homme ne souhaitait qu’une chose, en finir au plus vite afin de retourner chez lui, au sec. Tapotant ses poches, il n’y trouva rien de probant. Réfléchissant à tout allure, il passa en revue ce qu’il avait sur lui et un éclair de génie le frappa.

— Ma cravate ! Ça vous irait ma cravate ?

— Insuffisant ! réplica le gérant d’une voix ferme, mais légèrement moins menaçante.

Ayant compris le fonctionnement de la boutique, Jordan repris confiance en lui et chercha un autre objet à échanger. Sa montre ? Non, elle vaut plus qu’une vulgaire boite de tisane. Son portefeuille élimé ? Non, il l’avait obtenu pour presque rien dans un vide grenier. Sa ceinture peut-être ? Il la proposa à son interlocuteur qui acquiesça, le sourire aux lèvres.

Le jeune homme poussa un soupir de soulagement, récupéra prestement la petite boite en métal de peur que le barbu ne change d’avis, et s’empara du parapluie qu’il avait laissé à l’entrée. Tenant d’une main son pantalon qui menaçait de descendre à ses chevilles, il rentra chez lui sous un torrent de pluie. Alors qu’il poussait la porte de sa maison, Héloïse se précipita vers lui. Mais un détail l’arrêta brusquement dans son élan.

— Mon amour ? Mais…

— Je vais aller me changer. Tiens, ta fichue boite de thé…

— C’est une infusion détox, objecta-t-elle.

— Je m’en fous ! J’ai marché deux kilomètres sous une pluie battante, sans ceinture, tout ça pour tes satanées feuilles séchées ! réplica Jordan exaspéré.

— Mais pourquoi tu as ramené le parapluie ?

— Quoi !?

— Ben… C’était le paiement convenu… répondit la jeune femme en pouffant de rire.

Un souvenir se matérialisa dans l’esprit de Jordan. Il s’en souvenait maintenant, sa petite amie lui avait déjà expliqué le fonctionnement étrange de cette boutique, mais il avait la fâcheuse tendance à ne l’écouter que d’une oreille. Abattu, Jordan traina ses pieds jusqu’à la salle de bain. La prochaine fois, elle n’aura qu’à y aller elle-même.