Jonas s’étira avant de bailler bruyamment. Mais voyant que ses deux compagnons d’aventure restaient plongés dans leurs occupations respectives, il décida d’attirer leur attention de manière moins subtile.

— Hé les gens, ça vous dit une partie de cartes ? Ça doit bien faire la quinzième fois que notre station spatiale tourne autour de cette planète et je vais finir par avoir le tournis si j’observe un cycle supplémentaire.

Manifestement, sa proposition laissait de marbre les deux autres. Axelle, les yeux rivés sur l’écran de sa console de jeu, semblait trop concentrée à essayer de battre un boss pour prêter attention à ce qui se passait autour d’elle. Une ride barrant son front était visible sous sa chevelure d’un roux flamboyant et elle émettait des grognements de désapprobation à chaque fois que son personnage perdait quelques points de vie.

A l’autre bout de la petite pièce, un colosse était quant à lui, installé aussi confortablement qu’il était possible de l’être sur un minuscule tabouret en métal. Couvant du regard une fleur enfermée sous cloche, William semblait hypnotisé par ses larges pétales rouge brique nervurées d’or.

Jonas soupira et s’empara de son livre de chevet : « Guide de survie en milieu hostile à travers la galaxie », et reprit là où il s’était arrêté la veille. Sa vision se troubla sur un schéma expliquant les différentes étapes de la construction d’un abri à partir de déjections de boucaric, et il referma l’ouvrage. Finalement, il aurait peut-être dû choisir quelque chose d’un peu plus divertissant pour l’accompagner durant ce long voyage. Un hurlement aussi soudain que strident, le fit décoller de sa chaise et il se leva, complètement paniqué, son cœur battant la chamade.

— S’pèce d’abruti ! Mais ouais ! Si t’avais fait c’que j’t’avais demandé, tu s’rais pas mort ! Et toi ! Sale poulpe de mes deux, j’vais… fulmina la jeune femme en secouant sa console.

— Axelle ! se fâcha Jonas.

— Quoi ? se défendit cette dernière.

— Par pitié, tu n’es pas toute seule dans cette station orbitale. Tu as fait peur à tout le monde… Regarde, William en a fait tomber la fleur que sa femme lui a offert le jour de son départ.

Le géant, blanc comme un linge, avait ramassé la cloche fêlée et la tenait fermement contre son torse, mais avec tendresse, comme s’il avait peur qu’il ne lui arrive à nouveau malheur.

— Bon, maintenant que j’ai l’attention de tout le monde, ça vous dit une partie de belote ? interrogea Jonas.

— Poker-Fatal ! répliqua Axelle.

— Gloubi ? proposa William.

Jonas commençait à regretter d’avoir accepté de participer à ce voyage et il respira profondément pour tenter de se calmer.

— On n’a qu’à faire quelques parties de chaque, ce n’est pas le temps qui nous manque…

Les trois compagnons s’installèrent autour de la table centrale et Axelle, qui ne faisait confiance à personne, distribua les cartes. Elle remporta la première manche et ramassa les cartes avant de les placer en éventail dans sa main gauche. Un sourire carnassier aux lèvres, elle se gratta le nez en réfléchissant à son prochain coup et une odeur désagréable lui chatouilla les narines.

— Mais qu’est-ce que c’est qu’ça ? grogna-t-elle. Ça pue les pieds ayant macéré dans des vieilles chaussettes pas lavées depuis des lustres…

Axelle vérifia que les effluves nauséabonds ne venaient pas de ses propres aisselles, puis se leva et arpenta la pièce en humant l’air afin d’en trouver la source. Faisant lentement le tour de la table, elle s’arrêta brusquement derrière William qui se courba en deux en se tenant le ventre.

— Ça vient de toi ! clama la rouquine d’un air triomphant.

— Non, c’est pas vrai ! Je me suis lavé la semaine dernière ! se récria le colosse.

— Mais qu’est-ce qui m’a pris d’accepter de voyager avec des crados pareils ! Va prendre une douche ! ordonna Axelle en pointant du doigt l’entrée étriquée de la minuscule cabine de toilette.

— Non, je peux pas… Je… Je suis claustrophobe… murmura William dont le teint déjà blafard, perdit encore en couleur.

— Hé, Willie, tu te sens bien ? s’enquit Jonas. Tu es tout pâle. Ouch, c’est vrai que tu ne sens pas la rose. Mais on dirait plutôt un mélange d’œufs de bugle pourris et de vomi de calameow. Dis, tu es sûr de ne pas avoir abusé des fèves de tocara hier soir ? Parfois, ça peut avoir cet effet là sur…

— Non ! Laissez-moi tranquille, grommela le géant en se recroquevillant encore un peu plus, les bras serrés sur son estomac.

Un craquement inquiétant résonna soudainement dans la pièce.

— C’était quoi ça ? William ! Montre-nous ce que tu caches entre tes mains ! exigea Axelle.

Les larmes aux yeux, le colosse posa ce qui restait de la cloche brisée sur la table. La fleur rouge avait vaillamment survécu et ses pétales totalement épanouis, laissaient apparaitre de longs pistils dorés desquels émanaient des spores odorantes.

— Mais quelle infection ! s’exclama la rouquine en plaçant son bras devant son nez. Faut se débarrasser de ça !

— Nooooon ! hurla William en se redressant de toute sa hauteur. C’est Mamoune qui me l’a offerte ! Je la garde ! C’est une Golden-Amoura, une fleur qui représente l’amour qu’il y a entre elle et moi.

— Tu te rends compte que ça empeste dans toute la station ? interrogea Jonas.

— C’est parce qu’elle a peur. Elle… Elle se défend comme elle peut. Mais si je prends soin d’elle, alors tout ira bien.

— Une Golden-Amoura… Ça me dit quelque chose… Ah si, je sais ! glapit Axelle.

D’un rapide mouvement du bras, et avant que quiconque n’eut le temps de l’arrêter, elle cueillit la fleur qui mourut instantanément, stoppant par la même occasion la production de spores pestilentiels.

— Bah quoi ? Parait qu’on fait de la super tisane avec ! expliqua la jeune femme en souriant de toutes ses dents. Surtout, ne me remerciez pas…

— Mamoune… murmura William, sous le choc.

Axelle s’empressa de faire bouillir de l’eau et y immergea la fleur. Jonas de son côté, donna une petite tape amicale sur l’épaule de son camarade et, sachant que la partie de cartes ne se poursuivrait pas, il retourna à son livre. Cela tombait bien, le chapitre suivant concernait les plantes endémiques. Il feuilleta les pages par curiosité et tomba sur un dessin ressemblant comme deux gouttes d’eau à la fleur rouge. Son visage se décomposa lorsqu’il se rendit compte de la toxicité de la plante et il hurla pour stopper la jeune femme. Mais c’était inutile, les vapeurs toxiques qu’elle venait d’inhaler lui avaient retourné l’estomac et, pliée en deux, elle s’effondra au sol en rendant son dîner.

Les émanations se propagèrent à la pièce entière, provocant des nausées aux deux autres passagers. Jonas eut juste la présence d’esprit de s’emparer de la théière et de la balancer dans le vide ordure avant d’appuyer sur le bouton de dépressurisation qui éjecta le contenu de ce dernier dans l’espace.

— Dis, Willie… T’es sĂ»r que ta Mamoune te veut du bien ? marmonna Jonas avant de rĂ©gurgiter Ă  son tour le contenu de son estomac.

Une odeur tout aussi nauséabonde se diffusa dans la station spatiale et les trois aventuriers prièrent pour que leur voyage s’achève le plus tôt possible.