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Eskiss![]() Spectacles![]() ![]() ![]() Pour quelques lignes de plus...(par Eskiss)La porte grinça quand il la poussa et entra dans la boutique, suivi des multiples bruits de la rue. Il la referma avec douceur, rendant Ă la pièce sa quiĂ©tude originelle. Pas un mouvement dans les rayonnages remplis de matĂ©riel. Bouteilles, cartouches, stylos, plumes, autant d’objets qu’il avait un jour ou l’autre utilisĂ© par le passĂ©. Il esquissa un sourire en sentant l’odeur de renfermĂ© mĂŞlĂ©e Ă celle, entĂŞtante, de l’encre et s’approcha du comptoir. Un homme Ă l’âge indĂ©finissable, les cheveux grisonnants mais le visage lisse de toute ride, l’y attendait, ses yeux bleus l’observant avec attention. « Bonjour, de passage dans ma boutique ? De quoi as-tu besoin ? — Il me faudrait de quoi Ă©crire un texte. Un dĂ©fi prĂ©cisĂ©ment. Un truc assez court. Deux pages, trois maximum. Un style… plutĂ´t sobre. Une touche de noirceur ça irait bien je pense. » Le regard du gĂ©rant parcourut les rayons et, avec un soupir, il se leva de son tabouret pour commencer Ă les inspecter. Au fur et Ă mesure qu’il passait les produits en revue, il marmonnait dans sa barbe : « Ça non... trop lĂ©ger… pas assez… un peu trop Ă©pique… tu veux pas une romance, donc ça serait trop sucré… celle-lĂ Â ? Non, dĂ©finitivement pas. Ah ! LĂ Â ! » Sa main s’arrĂŞta sur un emplacement vide. Il fronça les sourcils et soudain son visage s’éclaira : « Ah ! Oui c’est vrai, c’était très demandĂ© en cette fin de semaine, que des jeunes comme toi. Y’avait mĂŞme quelques lycĂ©ens. Enfin ils recherchaient surtout une encre pour quelque chose de court, après j’ai ajustĂ© Ă leurs envies. Bref… comme tu peux le voir, il n’y en a plus. Si t’es pas pressĂ©, je peux t’en faire directement. Ça prendra pas très longtemps. Ça t’irait ? Si t’as envie tu peux m’accompagner, on papotera pendant ce temps. »
Le client acquiesça et emboîta le pas au gérant dans l’arrière-boutique, sans un mot. Il y faisait sombre et une odeur forte, musquée, y régnait. Dans un grésillement, la lumière s’alluma, révélant une immense table de travail équipée de divers instruments, de machines fumantes, d’éprouvettes et d’une collection impressionnante de seringues et de lames. Plusieurs armoires remplies de bacs avec des étiquettes soigneusement apposées dessus, deux immenses réfrigérateurs et une dizaine de récipients en verre et en métal empilés dans un coin, tout l’attirail d’un laboratoire d’alchimie était réuni ici. « Alors… raconte-moi… ça fait bien dix mois que je t’ai pas vu, alors qu’avant tu étais un client fidèle. C’est même moi qui t’ai aidé à choisir ton premier stylo-plume, je me souviens, tu n’arrivais pas à te décider. »
Tout en parlant, il s’activait, ouvrait les armoires, prenait une pincée de poudre dans une boîte, quelques herbes dans une autre, le tout avec la diligence de celui qui a déjà accompli les mêmes gestes mille fois auparavant. En sifflotant il s’approcha d’un des réfrigérateurs, l’ouvrit et en sortit un bocal circulaire contenant un petit corps prostré qui frémit à peine quand il s’en empara. « Un Elfe des Madives ! » répondit-il à la question muette de son vis-à -vis. « Une espèce endémique, invasive, qui passe ses journées à sautiller, jouer des tours aux habitants et à se reproduire. Seul problème, ça ne vit qu’une semaine et ça se conserve mal. Mais si on les met au frais pendant le voyage… on peut les garder en vie pendant plusieurs mois ! J’en ai acquis toute une cargaison auprès d’un ami la dernière fois, il faudrait que je pense à lui en redemander. » Il posa le corps sur la table, aller chercher un bac et un récipient en verre et s’empara d’un scalpel. D’un geste précis, il égorgea la créature et la plaça tête en bas de façon à ne pas perdre une goutte du liquide vermeil.
Le client l’observait sans un mot et avait à peine frémi quand la lame avait ôté la vie à l’Elfe. Manifestement perdu dans ses pensées et ses mots, il s’éveilla lorsque la lame de métal résonna en retombant sur le plan de travail : « J’avais… trouvé quelqu’un. Une femme. Incroyable. Toutes les qualités que tu peux imaginer elle les avait. On s’est rencontré et aimé par hasard. Enfin, c’est ce que j’aime à croire, peut-être qu’elle avait tout prévu au final. » Le gérant haussa un sourcil interrogateur tout en pressant le cadavre pour en extirper la moindre once de sang. « Bah, tu t’imagine bien que si j’en parle au passé c’est qu’elle est partie. Et avec elle mon inspiration. Deux gouttes ! Deux gouttes de son sang mélangées à quelques larmes de joie, c’était tout ce dont j’avais besoin pour remplir mon stylo et écrire pendant des heures. Avec elle à mes côtés, j’ai rédigé des dizaines de textes. Mais ils n’étaient que des brouillons pour mon chef d’œuvre. Un roman, 357 pages, pas une ligne de trop, pas une de moins. Un joyau d’architecture romanesque, si beau qu’en le relisant, moi, son auteur, j’en ai pleuré. Et hier… » Il s’interrompit, ses lèvres tremblantes, comme s’il n’arrivait pas à prononcer le moindre mot supplémentaire. Il finit par renoncer et son regard s’égara dans la contemplation des petites imperfections de la table.
Une minute passa, que le maître-encrier mit à profit pour verser le sang dans un blender avec le reste des ingrédients qu’il avait préparé. Il s’empara du corps exsangue et le déposa dans un mixer, qu’il actionna. Le bruit des os et chairs déchirés réveilla le jeune homme qui émergea en sursaut de sa rêverie et esquissa un sourire tordu en lâchant dans un soupir : « Partie. Elle était partie. Et elle a tout emporté avec elle. Mes brouillons, mes écrits. Mon chef d’œuvre. Comme si rien n’avait existé. Je ne comprends pas. Ça allait bien pourtant et là … disparue. Juste un « Merci » posé sur la table. J’ai pleuré, j’ai bu, j’ai dormi. Je me suis efforcé d’oublier, d’écrire mais elle avait soigneusement vidé toutes mes cartouches. Alors j’ai abandonné et j’ai rangé le stylo dans un tiroir. Six longs mois. Jusqu’à ce que je voie l’annonce dans le journal : un défi, à rendre pour lundi. Le thème m’intéressait, j’ai senti que c’était l’occasion de tourner la page. Je me suis donc décidé à remplir mon stylo et… me voilà . » Il haussa tristement les épaules sous les yeux compatissants du gérant qui lui tapota l’épaule d’une main, actionnant le blender de l’autre. Puis avec précaution, celui-ci vida le mixer dans un bocal qu’il étiqueta et rangea dans le frigo. Quant au contenu du blender, il le versa soigneusement dans une bouteille en verre. Le liquide était d’un pourpre presque noir, avec des éclats verdâtres qui apparaissaient et disparaissent fugitivement. Il se permit un sourire franc : « Et voilà  ! C’est prêt ! Suis-moi, on repasse dans la boutique. »
Une fois devant le comptoir, il reprit : « Et désolé pour ta copine. J’imagine qu’elle avait des bonnes raisons de le faire. Ou aucunes. Les femmes… enfin ça se trouve ça n’en était pas une. C’était peut-être un Séraphin ? J’avais lu ce livre une fois, sur leurs larmes, un pouvoir d’émotion si fort… » Son interlocuteur haussa un sourcil « Un Séraphin ? Mais c’est une légende ça ! » Le maître-encrier éclata de rire : « Une légende ? Oh que non ! Parmi les fabricants d’encre, l’existence de cette race est très bien documentée. Une race très ancienne, qui a été oubliée par beaucoup malgré tout ce qu’elle a apporté. Ils n’étaient que quelques milliers, ils ont disparu du jour au lendemain. Mais pendant le temps où ils étaient là , ils ont été les Muses d’un nombre incalculable d’artistes. Ah quelle époque ça devait être… les licornes existaient encore, oh, qu’une dizaine, mais leur sang pouvait rendre les choses REELLES. Que de miracles ont été réalisés à cette époque… Enfin c’est terminé, et je vois bien que pour les gens de ton époque, ça n’est que faribole, malgré les créatures que tu as pu voir enfermées là -derrière. » Croisant les yeux moqueurs de son vis-à -vis, il se renfrogna : « Je vois bien que tu crois que je radote ! Tu pourrais au moins faire semblant… enfin bon. Douze cinquante, s’il te plaît. »
Le jeune homme tendit un billet chiffonné, empocha la monnaie et le petit pot d’encre posé sur le comptoir et sourit : « Merci, ça m’a fait du bien de parler avec vous. De revenir ici, l’odeur, les rayons… ça me manquait je crois. Je reviendrais. » Il s’en alla, le pas plus léger que quand il était entré. Il avait hâte de rentrer chez lui. Ses doigts le démangeaient déjà .
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