Ce texte est un futur chapitre du Cœur de la Bête. Moustique, ancienne cambrioleuse, a été sauvée par Maximilien de Hiercourt et son équipage d’une mort certaine, et s’est réveillée à bord du Naufrage. Elle tente depuis plusieurs jours de reprendre des forces, et ses marques.

Moustique soupira d’aise en s’écroulant sur sa couchette. Depuis son réveil à bord du Naufrage, la jeune femme s’était employée à retrouver ses forces et à oublier les évènements qu’elle avait subi sur Tétra. L’emprise d’Agal Nargl sur son esprit s’était dissipée, mais elle n’arrivait pas à en oublier la sensation. Comme si, à la faveur d’une faiblesse, la voix de Face de Poulpe pouvait l’envahir de nouveau. Un éclat de voix interrompit le fil de ses pensées. Les deux Rongeurs, Banta et Bonta, semblaient se disputer, et criaient de plus en plus fort. Bien que les rejoindre la tentait au plus haut point, elle souhaitait profiter d’une nuit bien méritée. Quatre coups résonnèrent à travers sa porte.

— Room service, annonça la voix d’AĂŻ.

Moustique sentit ses problèmes s’éloigner. De tous les membres du Naufrage, la Sylve, lieutenante du vaisseau, semblait être celle qui s’était le plus attachée à elle, comme par magie. La cambrioleuse se leva et accueillit la créature sylvestre avec un léger sourire.

— Room service ?

— Tu as nous as bien aidĂ© aujourd’hui. Je me suis dit que tu aurais besoin d’une petite tisane après le repas que nous as fait Morj ce soir.

— Les repas sont toujours aussi bons ?

— Toujours. Morj adore cuisiner. Et depuis son arrivĂ©e, nos papilles ne se sont jamais ennuyĂ©es.

— C’est… Ă©trange devoir tant de personnes diffĂ©rentes dans un mĂŞme vaisseau, s’entendre et ne pas avoir de tensions. Sauf maintenant, rectifia la jeune femme en entendant de nouveaux Ă©clats de voix.

— Oh, il y a parfois des tensions. Mais nous avons tant en commun que l’on oublie nos diffĂ©rends assez rapidement. Et au final, on s’apprĂ©cie beaucoup.

— Comment tu as rejoint l’équipage ? demanda Moustique, curieuse.

— J’ai Ă©tĂ© la première Ă  rejoindre le capitaine. Il cherchait un astroport près de Sheshu. L’Arbre-père, prĂ©cisa AĂŻ devant le regard interrogateur. J’ai utilisĂ© une monture volante pour rejoindre son vaisseau et je l’ai aidĂ© Ă  se poser lĂ  oĂą il le fallait. Quelques jours plus tard, je l’ai suivi pendant qu’il explorait la jungle, et je l’ai sauvĂ© d’une plante carnivore. On a passĂ© une nuit entière Ă  parler, il a rĂ©pondu Ă  toutes mes questions, et lorsque le soleil s’est levĂ©, j’ai dĂ©cidĂ© de l’accompagner pour explorer les Ă©toiles.

Moustique sourit. Aï avait raconté son histoire si simplement. La jeune femme brûlait d’en savoir plus.

— Et les autres ? Cassius, Morj, Allen, Pitt, les frères jumeaux…

— Il faudra leur demander, et…

— HOURRA !!!!!! hurla l’un des Rongeurs, alors qu’un coup rĂ©sonnait sur une table du mess.

— Il se passe quoi ? se demanda Moustique en finissant sa tisane avec plaisir.

— C’est soir de match. Tu veux venir ?

Moustique se leva de la couchette où elle s’était rassise et suivit Aï jusqu’au mess. Alors que quelques heures auparavant, les tables étaient couvertes d’assiettes, de plats et autres bouteilles, celles-ci avaient été débarrassées et recouvertes par des draps aux couleurs criardes. Sur l’une des tables, Bonta et Banta, s’époumonnaient, tandis que de l’autre côté, les mécaniciens du vaisseau Allen et Pitt, le blond et le brun, criaient au scandale. Entre les deux camps, un écran plat diffusait un match rediffusé depuis Colosséo-III, la planète accueillant tous les matchs et jeux de la Galaxie. Sur la télévision, deux équipes de méchas se disputaient une balle de la taille d’une lévi-voiture. Un peu au hasard, Moustique se dirigea vers la table des Rongeurs.

— Je peux m’installer ?

— Avec plaisir, rugit Bonta en remuant ses deux paires d’oreilles. Toi au moins tu as bon gout, pas comme ces shtouns d’en face.

— Les shtouns sont en train de te rafler ta mise, se moqua Allen depuis l’autre cĂ´tĂ© du Mess. Fallait pas sous-estimer les Quarks de Monouk !

— Les quarks de Monouk sont incapables de tenir sur la durĂ©e, lança Banta. Attends de voir le dernier quart-temps ! Alors, Moustique. Tu t’intĂ©resses aux sports ?

— J’ai surtout entendu du bruit, et…

— Et ? l’encouragea Bonta.

— Moustique est curieuse de savoir comment on est arrivĂ©s Ă  bord du Naufrage, termina malicieusement AĂŻ en s’installant Ă  son tour.

— C’est assez simple, commença Bonta.

— Quand il commence comme ça, c’est pas simple, soupira Banta.

— Tu veux raconter Ă  ma place ? Vas-y, le houspilla Bonta.

— Non, mais si monsieur se sent plus l’âme d’un conteur.

— Ou vous pouvez raconter tous les deux en mĂŞme temps, leur proposa AĂŻ.

— On Ă©tait pilotes de vaisseau de course sur ColossĂ©o-III, reprit Bonta. Et on devait un paquet de crĂ©dits Ă  un mafieux, appelĂ© le Pharaon.

— Le capitaine est venu, Ă  tranchĂ© l’intermĂ©diaire, et nous as engagĂ© comme pilote de chasse, ajouta Banta.

— Quand vous le dites, ça parait si simple, confirma Moustique.

— Ça l’est Ă  peu près, lui confirma Bonta. Il nous a libĂ©rĂ© de notre dette en quelque sorte, et on se plait bien ici. Si jamais on veut partir, on peut, c’est presque la belle vie.

— Bien sĂ»r, ĂŞtre pilote de chasse, c’est dangereux, mais on s’éclate. Et surtout, on est bien meilleurs qu’avec un vaisseau de course.

— Et bien meilleurs que pour parier sur un match de Mech-ball ! les nargua Allen. Trois points de plus pour les Quarks !

— Et Allen et Pitt, c’est quoi leur histoire ? demanda timidement Moustique.

Les deux mécaniciens s’approchèrent de la jeune femme sous le regard méfiant des Rongeurs.

— On est originaires d’une petite ville nommĂ©e Obsidienne, commença Pitt, le mĂ©canicien brun aux doigt encrassĂ©s de cambouis.

— Comme le mĂ©tal qui permet de stopper les armes Ă  plasma ?

— Yep. Moi j’étais ouvrier sur une chaine de raffinage, et Allen…

— Obsidienne Ă©tait dirigĂ©e par le patron des usines, un homme exĂ©crable en tout point, reprit doucement le mĂ©canicien blond. J’étais son fil.

— Etais ?

— Il voulait me marier de force Ă  une fille de bourgeois de lĂ -bas, mais avec Pitt, nous Ă©tions amoureux. J’ai tentĂ© de m’échapper en rejoignant le Naufrage, et on a failli rĂ©ussir Ă  temps. Mon père nous a rattrapĂ©, et il a commencĂ© Ă  nous tirer dessus.

— Ton père t’a… tirĂ© dessus.

— Il visait Pitt, mais j’ai dĂ©cidĂ© de le protĂ©ger. Et AĂŻ est intervenue. Elle a Ă©liminĂ© ce connard, termina Allen froidement.

— Il vous menaçait, et lorsque le capitaine nous avait annoncĂ© que vous alliez ĂŞtre nos mĂ©canos, vous faisiez dĂ©jĂ  partie l’équipage. Vous aviez besoin d’aide.

Moustique se mura dans le silence, alors que les jumeaux et les amants se charriaient, se narguaient et s’échangeaient des impolitesses. Aï qui lui paraissait si chaleureuse pouvait parfois se montrer d’une froideur effrayante.

— C’est sĂ»r que la vie est pas facile pour tout le monde, gronda la voix de Cassius qui venait de s’installer Ă  table. Ban ! Soixante sur les Electrons de Northyn.

— Ah, enfin un vrai connaisseur !

— Et toi Cassius ? en profita Moustique pour essayer de cacher son silence.

— Je suis historien Ă  la base, et archĂ©ologue. J’ai Ă©tudiĂ© sur Landar, la grande planète Bibliothèque, et j’ai bourlinguĂ© Ă  travers la Galaxie pour aller de site de fouille en site de fouille. Mais Ă  chaque fois, les rĂ©sultats de nos dĂ©couvertes Ă©taient cadenassĂ©s par les corporations. Un jour, le capitaine est venu sur Landar et m’a proposĂ© de le suivre dans les ruines de Meriberg. Ce que j’y ai vu lĂ -bas m’a convaincu de le suivre.

— Tu y as vu quoi ?

— Ce sera au capitaine de t’en parler. YARR !!! Egalisation des Electrons ! Les Quarks c’est que des shtouns, hurla le Semi-GĂ©ant en claquant les mains des Rongeurs sous l’œil dĂ©goutĂ© des mĂ©caniciens.

— Les Quarks ont 78% de chances de remonter au troisième quart-temps, et leurs chances de victoire sont de 86%, les doucha 875.

— Fais pas ton rabat-joie, 875, grogna Bonta. Pendant qu’on y est, tu veux pas partager ton histoire avec Moustique ?

— Pourquoi pas. SacrĂ© tir au fait. Tu m’as bien fait buguer sur le coup.

— Pardon pour ça, s’excusa la jeune femme en repensant aux billes de peintures dont elle avait criblĂ© l’AndroĂŻde.

— Pas de soucis. Alors, mon histoire… j’étais dans une station orbitale, j’avais envie de voir plus de la Galaxie, et j’ai rejoint le Naufrage pour pouvoir explorer. J’étais l’esclave d’un riche propriĂ©taire, et le capitaine m’a libĂ©rĂ© de mes chaines, comme toi.

— C’est… concis, constata Moustique.

— Ce n’était pas plus compliquĂ© que cela. Toutes les histoires n’ont pas pour obligation d’être compliquĂ©es.

— Mais dans ce cas, autant qu’elles soient une explosion de saveur, maugrĂ©a Morj.

Le Ling avait troqué son tablier pour une robe couleur safran qui descendait depuis ses épaules, rebondissait contre sa panse avant de se jeter vers ses jambes. Il s’affala sur un fauteuil et paria cent crédits sur les Quarks, puis étendit ses membres gris.

— Personnellement, j’étais cuisinier sur une Plancha, un de ces vaisseaux restaurants qui parcourent la Galaxie et nourrissent les spationautes, les explorateurs, les bourges et tout le toutim. En tant que cuistot d’un restaurant assez huppĂ©, j’étais affiliĂ© Ă  une corpo, ce qui voulait dire que je leur appartenais. Le capitaine est arrivĂ© avec AĂŻ et Amphis, et ils ont dĂ©cidĂ© de participer Ă  un Grand Repas.

— Un Grand Repas ?

— C’est une sorte de compĂ©tition oĂą les participants sont jetĂ©s dans l’arène avec des bĂŞtes plus sauvages les unes que les autres. On est censĂ©s les tuer, puis les bouffer. Une bĂŞte, un certain nombre de points. Et je peux te dire qu’à quatre, on a explosĂ© les compteurs, s’esclaffa-t-il.

— Il y avait tant Ă  manger ?

— Après ça, je n’ai pas mangĂ© pendant deux mois, sourit la Sylve alors que sa chevelure de feuille s’illuminait lĂ©gèrement.

— Et aucun de vous n’a jamais voulu repartir du Naufrage ? demanda Moustique, intriguĂ©e.

— On pourrait, dĂ©clara Cassius. Mais on a besoin les uns des autres. Au dĂ©but, on se sent un peu comme un Ă©tranger, et puis doucement on se fait sa place, comme dans une famille.

— C’est surement le vaisseau qui fait cet effet, supposa Pitt. Il en a vu des dures, et notre capitaine aussi.

— Au final, conclut AĂŻ, j’ai vĂ©cu tellement de choses avec eux que je ne serais pas rassurĂ©e de les laisser tout seuls. J’ai envie de veiller sur eux, et je crois que c’est pareil pour tout le monde. Mais si jamais l’alchimie ne prend pas, tu ne seras pas obligĂ©e de rester. Bon, c’est pas tout, les garçons, mais demain on se lève tĂ´t. Dernière journĂ©e dans le trou de ver. Je vais me coucher, et vous devriez faire de mĂŞme.

Aï se leva, fit un dernier clin d’œil à Moustique, et sortit du mess en silence. La cambrioleuse se laissa prendre au jeu des paris, et misa quelques crédits sur les Electrons. Qui se firent remonter par les Quarks, et ne purent gagner, comme l’avait prédit 875.

La jeune femme laissa de bon cœur l’argent, et alla se coucher. Elle avait encore besoin de repos, et elle comprenait un peu mieux ce qu’elle avait commencé à ressentir depuis son arrivée à bord du Naufrage.