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Downforyears![]() Spectacles![]() ![]() ![]() Le Gros Joufflu(par Downforyears)Le vent jouait avec la poussière dans la plaine caillouteuse, s’amusant à cacher les premières étoiles de la nuit. A l’horizon, le soleil luttait pour ne pas se coucher, et les flammes du crépuscule amorçaient leur retraite face à l’inexorable avancée de la nuit.
Alors même que seuls les murmures du vent pouvaient se faire entendre, le Gros Joufflu aurait pu jurer entendre un instrument. Il sentait qu’il y avait quelqu’un, il sentait qu’ils n’étaient pas seuls. La curiosité s’entendant avec la fatigue de la marche de toute une journée, le garçon s’arrêta. Tous les muscles de ses jambes criaient grâce de concert avec ses genoux, et il avait soif. Il avait surtout faim. L’homme devant lui s’arrêta et se retourna, visiblement agacé.
— Qu’y a-t-il ? demanda le guide d’une voix hachĂ©e, peu habituĂ©e Ă parler la langue du garçon.
— Je… Je n’en peux plus.
— Tu n’en peux plus… Soit. Un veau met du temps avant de devenir un taureau. Fais les exercices que je t’ai montrĂ© hier.
A contrecœur, le Gros Joufflu tenta d’ignorer les suppliques de son corps, et s’accroupi en tentant de ne pas s’aider de ses mains.
— Plus bas ! ordonna la voix du vieil homme en cinglant le calme de la nuit.
Le Gros Joufflu s’éxécuta, plus par peur de l’homme que par volonté de lui faire plaisir.
Le Gros Joufflu.
C’était le nom qui lui avait été donné par tous les enfants du village où il était né. Quel autre nom auraient-ils pu lui donner, à lui qui ne faisait que manger et s’empiffrer chaque heure que Dieu faisait. Bien vite, les adultes du village, le curé, et même ses parents s’étaient mis à l’appeler ainsi. Les deux années de disette qui avaient suivi ne l’avaient pas fait maigrir, et sa faim se faisait toujours plus dévorante. Le Gros Joufflu mangeait, s’empiffrait, dévorait, sous les regards dégoutés de tous.
Alors quand cet homme qui paraissait avoir vécu plus de six décennies était venu l’acheter, ses parents n’avaient pas hésité une seule seconde. Avec soulagement, ils venaient d’échanger un gouffre à nourriture contre un coffre rempli de bijoux de jade et d’or.
Le curé en avait pris sa dîme, le baron sa taille, et alors que le Gros Joufflu quittait son enfance, enchainé à un homme qui parlait sa langue avec un accent étrange, il avait aperçu au détour d’une dernière colline le feu de joie que les habitants avaient bâti pour fêter leur richesse nouvellement acquise…
— Plus bas ! ordonna l’homme.
Pendant des mois, le Gros Joufflu avait suivi cet homme. Chaque fois qu’il avait tenté de s’échapper, il l’avait retrouvé. Chaque fois qu’il avait tenté de le frapper, l’homme l’avait paré avant de l’envoyer au sol comme par magie. Après tout, le Gros Joufflu n’avait jamais aimé se battre, et fuir en courant lui était aussi impossible que de ne pas manger. Aucun de ses gestes n’échappait à son guide. Avec le temps et les lieues, il avait fait une croix sur sa vie privée, et même sur son seul plaisir dans la vie, manger.
Jour après jour, il avait dû apprivoiser cette faim qui le tenaillait en permanence. Il avait fait de cette douleur dans le ventre une horloge qui lui indiquait le temps passant. Les lieues avalées au rythme des pas de son nouveau maitre devinrent autant de petites victoires qu’il n’aurait jamais cru pouvoir obtenir.
Malgré ce temps passé avec lui, le Gros Joufflu ne savait presque rien de cet homme, et la crainte le forçait encore à le suivre. Cet homme était une prison ambulante, et parfois, le garçon se demandait s’il n’aurait pas mieux valu qu’il ne se fasse engloutir par l’un des monstres qui rôdaient dans la forêt.
— Bien… grogna l’homme. Tu en as assez fait pour aujourd’hui.
Le Gros Joufflu se ressaisit. Perdu dans ses pensées, il n’avait pas vu que son guide avait allumé un petit feu crépitant qui menaçait de mourir sous les assauts du vente poussiéreux du désert.
— Je… pardon. J’étais perdu…
— Dans tes pensĂ©es ? C’est… une bonne chose. Tu dois pouvoir faire ces exercices sans y rĂ©flĂ©chir, pour qu’ils deviennent des rĂ©flexes.
— Je ne sais toujours pas pourquoi vous m’avez achetĂ©.
— Tu vas devenir un rikishi.
— Un lit qui chie ?
L’homme se concentra brièvement, et ses yeux bridés semblèrent s’enflammer. Le cœur du Gros Joufflu n’avait pas battu une seule fois que le poing de l’homme rencontrait son visage avec une force que le garçon n’aurait jamais pu imaginer. Il décolla stupéfait pour retomber dans la poussière quelques pas plus loin.
— Ne t’avises plus jamais de faire cet… humour ! Je pourrais te tuer pour cela. Lève-toi ! Et revient !
Le Gros Joufflu resta allongé quelques instants.
— Je ne vois pas pourquoi je devrais. Tuez-moi, vous gagnerez du temps sur votre voyage.
— Mais j’en perdrai sur ton apprentissage.
— Pour devenir un… je ne sais mĂŞme pas prononcer votre mot. Je ne sens plus mes jambes, je n’ai pas mangĂ© depuis le dĂ©but de notre voyage dans ce dĂ©sert, ces exercices m’épuisent… Vous voudriez me tuer que vous ne le feriez pas autrement.
Le vent souffla quelques instants, la musique envahissant toujours plus les collines poussiéreuses environnantes.
— Nous aurions pu aller plus vite, en effet. Mais ce voyage est nĂ©cessaire, pour pouvoir te forger.
— Me forger ?
— Oui. Tu es le deuxième Ă©lève que je vais forger. Le premier… venait aussi de ton royaume. Certains forgent des centaines de rikishi, mais ce ne sont que des piètres guerriers facilement remplaçables. Toi, comme mon Ă©lève prĂ©cĂ©dent, tu deviendras une lĂ©gende.
— Pffff… La lĂ©gende du Gros Joufflu, l’obèse qui ne faisait que s’empiffrer. Vous embĂŞtez pas, je la vois dĂ©jĂ d’ici la lĂ©gende…
— La faim qui tenaille ton corps, n’est que le reflet de celle qui Ă©treint ton âme. Tu as faim de grandes choses, tu veux collectionner les victoires, mais tu n’as rĂ©coltĂ© que des dĂ©faites. Je vois ta valeur. Si tu me fais confiance, un jour tu la verras aussi.
— Et alors ? C’est quoi, un riquichi ?
— Un rikishi est un guerrier, dont la vocation est de dĂ©fendre le royaume des humains.
— Contre quoi ?
— Je vais te montrer…
L’homme se tourna vers un endroit indifférenciable des autres, et se dévêtit presque entièrement. Seule sa taille et son entrejambe étaient recouvert d’une bande de tissus grise à l’apparence lourde. Un immense tatouage figurant un ours étrange occupait son dos et semblait luire sous les étoiles. Ses muscles fins et travaillés au long de sa longue vie jouaient avec précision, et semblèrent danser lorsqu’il prit une poignée de sel qu’il jeta au sol dans un geste faussement négligeant.
Le Gros Joufflu laissa échapper un hoquet, alors qu’en face de son maitre venait d’apparaitre une longue forme enturbannée. L’apparition ressemblait à un fantôme, et la musique qui l’accompagnait était assourdissante. Sans savoir pourquoi, le garçon n’avait plus envie que d’une seule chose. Rejoindre le rythme envoutant de l’air de sitar qui auréolait l’apparition.
Tout en s’accroupissant, l’homme leva la jambe droite puis frappa le sol avec son talon, et recommença avec la jambe gauche. Un cercle lumineux apparut au sol, englobant le fantôme et le guide. La poussière du désert s’enroula autour des deux adversaires en formant presque une petite arène de quelques pas de diamètre, et le sol se couvrit peu à peu d’une mince nappe de brume lumineuse.
Sans aucun signe précurseur, le fantôme enturbanné se jeta sur l’homme, toujours accroupi. Celui-ci se releva avec fureur, et sa main recouverte de lumière gifla le spectre violement, faisant trembler le sol. Prolongeant son geste, il plaqua le fantôme contre les murs de poussière de l’arène, et des milliers d’étincelles éclatèrent dans la nuit pendant un temps qui parut interminable au garçon.
Lorsqu’enfin celles-ci cessèrent, le calme revint. Seul un cercle tracé dans la poussière indiquait la nature du combat qui venait d’avoir lieu.
— Vous… vous venez d’éliminer un fantĂ´me Ă mains nues ? De lĂ d’oĂą je viens, il faut faire venir une armĂ©e de curĂ©s…
— C’est cela, un rikishi. Un homme qui protège les autres des monstres et autres crĂ©atures malĂ©fiques. Un fantĂ´me, un bakemono, quelle diffĂ©rence ? Lorsque tu seras prĂŞt, tu pourras en vaincre des armĂ©es.
Le Gros Joufflu s’approcha du feu de camp. Une faim nouvelle venait de naitre en lui.
— Apprenez-moi, s’il vous plait. Apprenez-moi tout.
— Enfin un peu de reconnaissance. Oui, je t’apprendrai. Sinon, je t’aurais tuĂ© tout Ă l’heure.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas…
— Tué ? Parce que tu es ignorant. Et que malgrĂ© ta maladresse Ă©vidente, j’aime les jeux de mots. Mais en punition, un jeu de mot pour un jeu de mot. Oublie ton nom. Tu es le Gros Joufflu Ă partir de maintenant.
— Entendu, rĂ©pondit le Gros Joufflu, blessĂ©.
— Et parce que c’est un nom trop long, je t’appellerai… GurojyĂ»
— Gourojou ?
— GurojyĂ». Il va vraiment falloir que tu apprennes notre langue…
Le Gros Joufflu soupira. Lui, le gros Ju, le Gros Joufflu, venait de recevoir un nouveau sobriquet. Pourtant, dans la bouche de son guide, celui-ci semblait empreint d’une chose qu’il n’avait jamais ressenti auparavant.
Le respect.
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