Les petits papiers de toutes les couleurs
(par Noon)(Thème : MĂ©lilĂ©mots 5)
Lundi, 8h31Â :
Une fois par semaine, le vieil homme se rendait dans ce café et y passait exactement soixante-sept minutes. Il commandait toujours la même chose, un thé noir, sans arôme, sans sucre, sans lait et sans cet agaçant petit gâteau qu’on trouvait partout lorsqu’on buvait une boisson chaude dans un bar.
Elise savait qu’il les trouvait agaçant, puisqu’elle l’avait servi lors de son tout premier jour de travail. Elle avait ensuite eu le droit à des remontrances d’une durée exacte de dix-huit minutes expliquant pourquoi mettre ces petits gâteaux sur le bord des coupoles était aberrant. Depuis, elle ne mettait plus de petits gâteaux.
Le vieil homme entrait, et retirait toujours son chapeau d’un geste lent et révérencieux, puis, il s’asseyait toujours à la même table, celle avec la petite nappe à fleur à côté de la fenêtre. Avec le temps, Elise avait pris l’habitude de la lui réserver.
Il s’asseyait, et il commandait ce fameux thé. De sa voix douce et légèrement rauque. Il buvait son thé lentement, et repartait. Elise avait remarqué qu’il emmenait toujours le petit carré de carton du sachet de thé. Celui qui permettait de ne pas perdre la ficelle lorsqu’on verse l’eau chaude.
Plus le temps passait, plus Elise était curieuse. Mais elle était déterminée à , un jour, lui demander pourquoi il collectionnait ces petits bouts de carton sans valeur.
***
Â
Philipe traversa la rue, son tout nouveau trésor serré dans son poing. Aujourd’hui il était bleu, et il n’y avait rien écrit dessus, c’était sûr, elle serait ravie. Il continua son chemin, parcourant cette ville qu’il connaissait par cœur, jusqu’à arriver face à d’immenses grilles derrière lesquelles s’étendaient un parc. Ignorant l’inscription « propriété privée » qui trônait fièrement sur le portail, il se faufila entre les battants et s’enfonça entre les arbres.
Le parce était immense, et peu à peu, la nature reprenait ses droits, les branches des arbres poussant dans tous les sens, et les herbes montant de plus en plus haut. « Un jour, songea-t-il, je ne pourrais plus emprunter ce chemin ».
Derrière les petits bois trônait une maison entourée de fleurs multicolores. Philipe ne put s’empêcher de sourire en la voyant, cette année encore, son travail subsistait, transformant ce petit jardin d’habitude si triste en un paysage de rêve.
Sans toquer, il poussa la porte et déposa son chapeau sur la petite commode de l’entrée. Il retira les chaussures et monta à l’étage.
Dans la seule chambre de la bâtisse, allongée sur les draps décolorés par le soleil, les yeux fermés et les cheveux soigneusement peignés se tenait une vieille femme. Philipe aurait pu trouver ce décor agréable s’il n’y avait pas eu toutes ces machines reliées à elle et leur ronronnement incessant. Il s’approcha du lit, et s’assit sur la chaise usée qui semblait l’attendre. Puis, comme un enfant qui ramène un trésor, il lui montra sa récolte de la semaine. Un morceau de carton bleu sur lequel rien n’était écrit.
Ils ont encore changé de couleur tu as vu ça ? Pourtant, rien d’autre n’a changé dans notre petit café. La semaine dernière, j’ai taché cette nappe que tu aimais tant. La jaune avec les petits tournesols dessus. Et la petite serveuse n’a rien dit. Mais aujourd’hui, la tâche avait presque disparu. Je m’en veux un peu, elle l’a surement frottée pendant des heures pour arriver à ce résultat. Je te la montrerai quand on ira tous les deux.
Il continua de parler, encore et encore, racontant sa semaine et ses souvenirs, comment ils avaient décidé que ce petit café, sur la place de la fontaine, serait leur café à eux. Il parla de la beauté des fleurs cette année encore, et de la forêt qui poussait si vite. Il continua, encore et encore, espérant comme toujours qu’une voix vienne lui répondre.
Et comme toujours, il n’eut droit qu’au silence.
Lorsqu’il eut fini de parler, il déposa le petit bout de carton dans un bocal, et ce dernier s’écrasa sur une montagne de papiers colorés.