Couché sur un lit dans une salle trop blanche (une salle ayant connue des gens, connue des morts et connue la tristesse de perdre un proche alors qu’on sentait la chaleur de sa main), un grand-père observait, sans rien pouvoir faire, les néons grésillants du plafond. Faible et branché à des machines lumineuses affichant du rouge, du vert et du bleu tel un sapin de Noël, il restait là, prisonnier du silence. À sa droite, sur un lit de camp, son petit-fils dormait avec un air si paisible dans le visage. Un air d’enfant rêvant au plus beau des rêves dans le plus beau des mondes. Soudain, son visage se crispa légèrement, mais revint rapidement celui d’un ange.

Le grand-père se tourna alors vers lui et le regarda d’un air fatigué, mais doux tout de même. Entre ses bouclettes blondes, le vieillard le voyait esquisser des sourires comme on adresse à un premier amour. Des sourires si tendres. Ramenant ses forces, il décida de séparer ses lèvres et de s’adresser à son petit-fils, sa lumière, son ange dans les ténèbres et son secours contre la solitude. Ainsi, en se rapprochant de lui, il s’exclama – pas trop fort et dans une énergie mourante – :

« Alex… Tu es si grand maintenant que tu me fais voir chaque instant que moi, je ne le suis plus. Je me rappelle tes premiers mots et encore plus tes premiers pas, à la plage, sur le bord d’une mer trop bleue reflétant le ciel et l’infini entre chaque nuage. Mais ça, c’est le passé; maintenant, je voulais te dire quelque chose. Quelque chose d’important. Toute ma vie, j’ai fait la même erreur. Dans ma jeunesse, nous allions souvent à la plage, moi et ma famille. Dans ses moments, je nageais dans l’eau et jouais dans le sable et parfois même, je nageais dans le sable et jouais dans l’eau. Oh que ces moments me manquent aujourd’hui! Mais là, quand je pataugeais entre les vagues, jamais je n’ai su prendre le temps de saisir la valeur d’une seconde. Jamais je n’ai su saisir la valeur de l’instant. Un instant si vite négligé lorsqu’il est trop long. Ainsi, je me lassai avec le temps de ces moments féériques et préférai rester chez moi.

Ensuite, plus tard dans ma jeunesse, moi et ma mère allions souvent sous la table de cuisine. Caché par la nappe, je me sentais dans une forteresse. Du haut de mes huit ans, je me sentais combler. Cependant, encore une fois, je ne pris aucunement conscience de l’instant et encore moins conscience de la personne à côté de moi. Ma mère, toujours souriante d’un air presque onirique, était toujours là. Elle était toujours là à être la joie, la paix, la sécurité, le jour, le monde, l’univers – mon univers. Je n’ai jamais su voir sa valeur. Je n’ai jamais su prendre les instants avec elle comme un privilège de dieu et lorsqu’elle partit, amené par un cancer, je compris. Je compris que les instants étaient ternes si sa couleur, son aura et son sourire n’étaient plus là pour colorer la nappe de ma forteresse endeuillée.

Ensuite vint l’adolescence, là je compris de nouveau. Je compris la valeur de l’instant. L’instant qu’avec les années, j’avais déjà perdu. Soudain, l’école l’avait englobé pour m’emmener tranquillement dans ce que l’on appelait le monde des grands. Je ne suis plus jamais allé à la plage et encore moins sous la table. L’instant me manquait et ma mère, tellement plus! À partir de là, je collectionnai les secondes et ne pensai qu’au moment présent. Je ne voulais tellement pas que la vie m’emporte plus.

Mais, arrivé dans le monde des grands, je compris encore et encore plus durement. Je saisis la valeur du temps. Le temps, qui m’avait semblé être une source infinie, devenu subitement un compte à rebours. Le temps, qui m’avait aussi semblé innocent, creusa sur mon visage, apporta avec lui mon père et me siphonna toute l’énergie que j’avais pour aimer mon fils. Heureusement, il me donna une famille; il t’envoya. Vois-tu ce que j’essaie de te faire voir?? Il est facile d’oublier la valeur des choses. Souvent, il faut les perdre avant de la voir… ». Il serra soudainement les poings et son visage se crispa. Sans force de parler, il chuchota : « …ne fais pas comme moi… Fais mieux. » Après cela, le grand-père se retourna sur le dos et observa de nouveau le plafond immaculé. Une lumière vive l’envahit subitement. Pareil à toutes les fois, il comprit. Il prit conscience enfin de la chose la plus privée qui soit : la valeur d’un souffle.