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Downforyears![]() Spectacles![]() ![]() ![]() Rapport minoritaire(par Downforyears)
Mon regard balaie la salle d’audience dépourvue de fenêtre. La tension se ressent partout dans l’air, dans les yeux des gens qui vont assister au procès, dans les brefs murmures et les courts chuchotements qu’ils utilisent pour communiquer, afin de ne pas perdre une miette de ce qui va se passer. Partout dans la salle, comme c’est la coutume dans le pays depuis maintenant une dizaine d’années, des dizaines de caméras filment chaque acteur, chaque spectateur présent. Mécanique ou organiques, ce sont des dizaines de vautours qui tournent autour de ce tour mis en route. Malgré moi, je ne peux que les comprendre. Une première historique va se dérouler devant nous tous.
Le procureur ordonne à la prévenue de venir se présenter. Deux gardiens de prison escortent une femme pâle vêtue du célèbre habit carcéral orange jusqu’à la barre. Je peux voir la fatigue dans ses pas et ses gestes, et l’incompréhension dans ses yeux assaillis de cernes. Ses cheveux sont sales, ternes, et elle semble avoir presque cinquante ans.
— Veuillez décliner votre identité, votre nom, votre prénom, votre âge… — Anaïa Martin, 33 ans. — Lieu de résidence ? — Washington D.C. — Madame Martin, déclare le procureur, vous comparaissez devant cette cour de justice ce mercredi 19 septembre 2035 pour l’agression et le meurtre de Monsieur Sylvain Potdevin, 43 ans, à son domicile le dimanche 23 septembre 2035. Avant de commencer votre interrogatoire des faits, la cour vous demande ce que vous allez plaider.
L’accusée cherche de l’aide dans le regard de tous et toutes, priant silencieusement pour recevoir un soutien. Je pourrais intervenir, mais je n’en ai pas le droit. Je baisse les yeux. Son avocat, un jeune débutant, reste figé devant le poids de l’affaire. Je sais d’avance qu’il ne sera d’aucune utilité.
— Je… Je ne comprends pas, bégaie Anaïa Martin. Je n’ai rien fait de… Je fais confiance à la justice de mon pays, mais là , je… — Répondez simplement à la question, l’interrompt le juge. Plaidez-vous coupable ou non coupable pour le meurtre de Sylvain Potdevin, typage africain, 43 ans, résidant 1346 Nelson Street, le soir du dimanche 23 septembre 2035. — Je ne suis pas coupable. Pourquoi voudrais-je le tuer ? Il est ici présent, vous le voyez comme moi ! hurle-t-elle en pointant du doigt l’homme vêtu d’un jean et d’une chemise bleue, qui semble stupéfait. Pourquoi m’accuser d’un meurtre alors que la personne est vivante ? — Madame Martin, vous êtes jugée par anticipation pour le meurtre de Monsieur Potdevin, après analyse de vos données et métadonnées, ainsi que de celles de votre entourage. Si le système E-Precog nous a signalé ce meurtre, c’est que vous êtes amenée à le commettre dans les prochains jours. — Je suis innocente ! se désespéra la femme en se tournant vers son avocat, gêné. Dites-lui ! — Madame Martin, calmez-vous je vous prie. —  Je ne peux pas me calmer ! Je…
La femme ferme les yeux, une larme coulant sur sa joue droite. Après quelques secondes pendant laquelle elle s’efforce de souffler profondément, elle regarde de nouveau le juge et le procureur, le calme revenu en elle. Je sais qu’elle va tenter de paraitre sereine pour éviter la condamnation. En vain.
— Je jure de ne dire que la vérité, rien que la vérité. — Madame Martin, pouvez-vous nous dire qui est pour vous Monsieur Potdevin, ici présent ? — C’est mon demi-frère, Français. Notre père était Français, mais il s’est remarié ici après avoir divorcé et s’être installé aux Etats-Unis. — Voyez-vous souvent Monsieur Potdevin, Madame Martin ? — Une fois de temps à autre, lorsqu’il vient rendre visite à mon père, grimace-t-elle. — Quelles sont vos relations avec votre père ? — Je l’aime beaucoup. Il m’a donné tout l’amour dont je pourrais rêver, et je l’aime tout autant. Je m’occupe de lui tous les week-ends depuis que maman est décédée. — Et quelles sont vos relations avec Monsieur Potdevin ? — Elles sont glaciales, je dois l’avouer. J’ai toujours l’impression que Sylvain ne vient rendre visite à mon père que pour profiter de lui. Pécuniairement, j’entends. — C’est ce que semblent indiquer vos profils virtuels, poursuit le procureur en allumant un écran qui fait défiler de nombreuses publications tirées des comptes de réseaux sociaux de la jeune femme.
Twitter, Instagram, ChatUs, MultiVerse, NextDate, et même ce bon vieux Facebook. Intérieurement, je grimace. Tant de souvenirs, tant de pensées, tant d’émotions et d’intimité, étalés sur le net, au su et au vu de tous. Repas du jour, pensées nocturnes, même les messages de sites de rencontre ou de plan cul défilent à une vitesse raisonnable dans le tribunal, pour que chacun puisse les lire. C’est une copie numérique parfaite d’Anaïa Martin qui est présentée par l’intelligence artificielle qui l’a disséquée quelques jours auparavant. L’accusée se met à trembler devant cette mise à nue virtuelle.
— ‘‘Sylvain est un connard, un cafard profiteur. Heureusement que mon père est assez intelligent pour voir en lui. Je ne supporte plus de le côtoyer pour l’anniversaire de papa, #piecerapportee #racaillefrancaise’’, ‘‘Encore un week-end avec Sylvain, il va repartir avec quoi cette fois ? La rolex ou un chèque ?’’, ‘‘Putain de profiteur, ça me donnerait presque envie d’acheter le dernier 9mm…’’, cite le procureur avant d’enchainer. Madame Martin, ces éléments ne plaident pas en votre faveur. Je ne qualifierais pas votre sentiment vis-à -vis de Monsieur Potdevin de glaciale, mais bel et bien d’ordurière.
De là où je me trouve, je peux voir l’accusée serrer les poings. Sa honte d’être mise à nue s’est transformée en rage, blanchissant ses jointures d’un blanc cadavérique et muant ses tremblements en un calme pétrifiant. Je sais qu’elle a échoué. C’est toujours à ce moment là qu’elle échoue.
— Madame Martin, avez-vous déjà menacé Monsieur Potdevin ?
Le lourd silence dans lequel se mure Anaïa Martin s’abat sur la salle d’audience.
— Voici la dernière communication téléphonique enregistrée entre vous et Monsieur Potdevin, déclare le procureur en démarrant la diffusion d’une piste audio.
‘‘Enfoiré de cafard ! T’es qu’un putain de profiteur ! La prochaine fois que tu t’approches de mon père, j’hésiterai pas à te fumer !’’
— Madame Martin, que pouvez-vous nous dire de cet enregistrement ? — Potdevin profite de mon père, commença froidement Anaïa Martin. Il joue sur ses cordes sensibles pour obtenir ce qu’il veut de lui, et il dilapide le peu d’économies que mon père a réussi à épargner. Si ma mère était encore là , elle le ramènerait à la raison. Mais quelle que soit ma colère, jamais je ne pourrais tuer quelqu’un. — Madame Martin, si E-Precog a signalé à la justice le meurtre de Monsieur Potdevin, c’est qu’un élément déclencheur est survenu et vous a donné un mobile suffisamment valable pour vous passiez à l’acte. Que pouvez-vous nous dire de l’arme que vous avez achetée dernièrement ? — Il y a eu des cambriolages à main armée dernièrement dans mon voisinage. J’ai décidé de m’armer en cas d’intrusion. Le second amendement m’y autorise. — En effet. Madame Martin, j’ai une dernière question, et je laisserai ensuite la parole à votre défense. Avez-vous été informée que Monsieur Potdevin a été désigné comme héritier à soixante pourcents des biens de votre père, pour réparation des fautes commises dans le passé ? Ce changement a été effectué chez un notaire il y a de cela une semaine.
Le visage d’Anaïa Martin, qui était redevenu calme, se décompose peu à peu. Chacun peut voir ses muscles se crisper, ses dents se serrer, ses jointures prêtes à exploser. La femme se tourne lentement vers son demi-frère, ses yeux submergés d’une calme colère.
— ORDURE ! explose-t-elle. JE VAIS TE BUTER ! J’ATTENDRAI VINGT ANS S’IL LE FAUT, MAIS JE VAIS TE BUTER, TOI ET TA FAMILLE ! JE VAIS TE TROUVER ET TE FAIRE EXPLOSER LE CRÂNE ! JE…
La femme est interrompue par plusieurs coups de matraques des surveillants pénitenciers, alors que le juge joue du marteau pour se faire entendre.
— Anaïa Martin, vous êtes accusée de volonté de meurtre et de meurtre par anticipation. La peine encourue pour un tel crime est la perpétuité.
C’est peut-être la dixième fois que j’assiste à ce procès, mais je crois que je ne me ferai jamais à ses conséquences, et aux questions qu’il soulève en moi. Ecœuré, nauséeux, le cœur au bord des lèvres et prêt à vomir, je détourne les yeux et sort de la salle d’audience.
Ce procès n’est qu’une histoire parmi l’infinité des histoires. Mais un frisson m’envahit, alors que je me pose la question à laquelle je n’ai pas encore su répondre.
Combien de personnes la fatalité rattrapera-t-elle comme elle a rattrapé Anaïa Martin aujourd’hui ?
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