Le hurlement de douleur et de colère mêlées du Seigneur Démon résonna dans tout son palais en ruines. Et même bien après que son écho se soit tu, les Élus de la Lumière croyaient toujours l’entendre.

Les mains crispées sur leurs armes, ils attendaient un brusque retournement de situation. Ils s’attendaient à voir leur ennemi revenir, sous une nouvelle forme encore, entouré d’autres sbires à l’aspect repoussant.

Les secondes s’égrenaient, et rien ne venait. Le sort de bannissement massif avait fonctionnĂ© ? Ils avaient donc rĂ©ussi ? Le monde Ă©tait-il donc enfin dĂ©barrassĂ© de la menace du roi des dĂ©mons et de son armĂ©e ?

Le paladin baissa lentement sa garde, cherchant encore les alentours. Il n’y avait plus que ses quatre compagnons. Le reste n’était que les cadavres des monstres abattus. À bout de souffle, il dû prendre appuis sur son épée qu’il planta dans le dallage éclaté.

La chasseuse nerveuse, les oreilles encore couchées sur le crâne, manqua de tirer sa dernière flèche sur un gravas tombant d’un pilier brisé. Elle non plus ne semblait pas réaliser. De longues secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne baisse enfin son arme. Ses mains se mirent à trembler.

Le vieil arcaniste lâcha un râle exténué. Le cercle de bannissement massif – un sort d’une précision et d’une taille sans précédent – avait drainé jusqu’à la dernière goutte de son énergie magique. Même les runes qui parcouraient sa riche tenue s’étaient éteintes. Il poussa un nouveau soupir en tirant une petite flasque de sa robe élimée par le combat. Après une seconde d’hésitation, il la bu d’une traite.

La jeune mage blanche se laissa tomber à terre. Son visage gracile exprimait une joie incertaine. Une prémisse de bonheur qui disparut bien vite. Ses yeux s’emplirent de larmes quand ils se posèrent sur le paladin mal en point.

L’élémentaliste posa ses larges paumes de pierre au sol. Comme à chaque fois, il fallait qu’il s’assure de leur victoire. Plus la moindre vibration, si ce n’est celles causées par ses compagnons. Il laissa échapper un profond soupir – dans lequel ne transparaissait aucun soulagement. Ses doigts rocheux se crispèrent sur le sol émietté par le rude combat.

L’arcaniste et lui échangèrent un regard entendu. Ils avaient tous deux la mâchoire serrée, le front plissé et le regard indéchiffrable.

Ils pivotèrent vers le paladin. Ce dernier hurla à ses compagnons de se remettre en garde en sentant le sol trembler sous ses pieds. Des bras de terre percèrent le sol. Éventrant le dallage fatigué, les membres rocheux cherchaient à immobiliser le chevalier en armure. Épuisé par le combat précédent, il ne put échapper bien longtemps à ces nombreuses mains de terre venues l’immobiliser.

— B’Ryl ! beugla le chevalier.

Un appel Ă  l’aide indirect… qui n’eut aucune rĂ©ponse. InterloquĂ©, l’homme Ă  l’épĂ©e se tourna tant bien que mal. La scène le figea plus encore que les entraves de terre qui l’enserraient Ă  prĂ©sent tout entier : un filin de magie reliait B’Ryl aux liens du paladin. Aux pieds de ce dernier, un cercle se dessinait. Ses lignes pulsaient au mĂŞme rythme que celles de la robe de Tolemn.

— Qu’est-ce que vous faites ?! s’étrangla Gareth, en essayant de se dĂ©battre Ă  nouveau.

Rawrena serrait son arc si fort que son corps entier tremblait. La tête et les oreilles basses, elle n’osait lever les yeux vers son ami qui l’interpelait, lui demandait d’arrêter leurs compagnons, de les ramener à la raison.

Tess’Eryn, le visage noyé de larmes, semblait – elle – hésiter à intervenir. Son regard alternait entre le paladin prisonnier et ses geôliers. Les oreilles tombantes, la jeune elfe paraissait souffrir d’un dilemme déchirant qui la laissait clouée sur place.

Gareth n’avait pas mit longtemps Ă  reconnaĂ®tre le tracĂ© qui naissait Ă  ses pieds : le cercle de bannissement.

— Pourquoi ?! Qu’est-ce que je vous ai fait ?!

Rawrena se redressa subitement pour répondre avec empressement.

— Ce n’est pas toi ! Ce n’est pas ta faute ! C’est- ! C’est…

— … le roi, compléta B’ryl, sans relâcher la pression de ses liens terreux.

Gareth Ă©carquilla les yeux.

— Sa Majesté nous a fait une proposition à chacun, poursuivit l’élémentaliste.

— … une offre que l’on ne pouvait pas refuser, compléta Tolemn qui continuait de dessiner le cercle aux motifs complexes. Et tu es le prix à payer.

Le paladin cessa de se dĂ©battre. La rĂ©vĂ©lation lui faisait plus mal que tous les coups qu’il avait jamais reçus. Ses compatriotes, ses compagnons d’armes, ses camarades de voyage, ses alliĂ©s, ceux qu’il voyait comme ses plus proches amis l’avaient trahi pour une rĂ©compense ? Gareth posa son regard dĂ©contenancĂ© sur chacun des membres de son Ă©quipe, comme attendant une justification.

— L-le roi… a promis de libérer mon peuple de l’esclavage, avoua la semi-féline en frottant machinalement le symbole d’Élu de la Lumière qui ornait son bras.

— Les pierres-artefact du trésor royal sont tout ce qu’il manque à mon peuple pour sauver son continent de l’effondrement, confessa l’homme-golem entre les dents.

L’elfe, la voix brisée par son chagrin non dissimulé, donna son propre argument.

— J’ai- ! Je… je ne pourrais pas repousser seule la Peste Obsidienne qui ronge tous les peuples du Nord… J’ai besoin de l’aide de l’Ordre des Premiers Savants et de l’accès aux Grandes Archives…

— Ces mêmes Grandes Archives du Passé d’Or recèlent des secrets qui pourraient éradiquer définitivement la magie corrompue qui donne naissance aux monstres et aux démons… se défendit à son tour l’arcaniste.

Tolemn tentait de masquer ses émotions. En vain. Sa voix n’était pas beaucoup plus assurée que celle de l’elfe. Même sa barbichette poivre et sel tremblait.

— Tu comprends ? Nous n’avons pas le choix : ta vie… pour amĂ©liorer celle du monde.

Aussi nobles soient les raisons qu’on lui mentionnait, le paladin ne pouvait s’empêcher de se sentir trahi. La gorge sèche, il parvint à articuler une ultime question.

— … Pourquoi moi ?

La femme-félin lui répondit, la voix voilée.

— Parce que si tu reviens en vie, en tant qu’Élu de la Lumière, tu auras droit de prétendre au trône… et le roi craint pour sa place.

Le sang du chevalier ne fit qu’un tour.

— Vous vous moquez de moi ?! Vous savez très bien que je n’ai aucune intention de prendre le trĂ´ne ! Le roi vous a corrompus avec de belles promesses !

L'arcaniste, l’œil humide, baissa la tête.

— On en a tous conscience. Pardonne-nous… mon ami.

Sur ces mots, et sans laisser le temps à Gareth de répliquer, il paracheva son cercle magique, activant son pouvoir. Les lignes magiques s’illuminèrent, baignant la pièce d’une lueur aveuglante. Quand elle s’éteignit, il ne restait du paladin que son bouclier tombé au sol.

Gareth reprit lentement connaissance. Il se sentait lourd. Terriblement lourd. Son armure, qu’il sentait toujours autour de lui, semblait avoir quintuplĂ© de poids. Ses blessures n’étaient pourtant pas si graves… si ? Les yeux toujours fermĂ©s, il essaya de canaliser la magie qui lui permettait d’allĂ©ger son armure. Sans succès.

Il ouvrit brusquement les yeux sur un ciel nocturne. Il ne sentait plus une once de magie. Ni en lui, ni dans les alentours.

— …-sieur ? M’sieur ! Vous m’entendez ? J’ai appelĂ© les pompiers, ils seront lĂ  d’ici peu, d’accord ? Vous restez avec nous ? Monsieur ?

La voix paniquée venait de sa droite. Le paladin tourna péniblement la tête. À travers la fente de son heaume, il discernait le visage d’une paysanne à l’expression inquiète. Il ne la distinguait que grâce à la vive lumière blanche dispensée par le petit artefact plat qu’elle tenait en main. Derrière elle, d’autres paysans à l’air concerné les encerclaient. Tous ou presque tenaient un artefact lumineux. Il n’eut guère le temps de poser la moindre question. Une vague de malaise noya son esprit dans l'inconscience.

***

Le paladin, réveillé en sursaut, se jeta hors de son lit en posture de combat. Après une seconde d’écoute, il baissa rapidement les poings. Son voisin de chambre était encore en train de se taper la tête contre le mur. Bientôt, des infirmières viendraient l’empêcher de se faire davantage de mal et l’emmèneraient sans doute en isolement.

Gareth s’assit sur le bord de son couchage. Depuis combien de temps Ă©tait-il lĂ  ? Combien de jours, de mois s’étaient Ă©coulĂ©s depuis qu’il avait Ă©tĂ© banni dans ce monde dĂ©pourvu de magie ? Il ne savait plus. Il n’était pas sĂ»r de vouloir savoir.

Pour la Ă©nième fois, il balaya sa sobre chambre du regard : quatre murs d’un bleu pastel ; une fenĂŞtre Ă©troite sans rideau ; une porte toujours close menant au couloir et le petit bureau avec chaise attenante qu’on lui avait rĂ©cemment accordĂ©.

N’ayant rien de mieux à faire, il s’installa à la table étroite pour se saisir de son unique stylo. Après avoir écrit plusieurs lettres qui ne verraient jamais leurs destinataires – il en avait rédigé une demandant à Tess’Eryn si elle était parvenue à ses fins, une à B’ryl s’il avait pu sauver ses terres, une à Rawrena si sa race était enfin libre et une à Tolemn, lui souhaitant d’avoir élucidé les mystères de la magie corrompue –, il avait décidé de coucher son aventure sur papier. L’histoire qui lui avait valu d’être interné.

***

Gareth eut un rire amer. Évidemment que ses romans “transpiraient de rĂ©alisme”, puisqu’il avait vĂ©cu la plupart des histoires qu’il contait. Mais ça, jamais plus il ne l’avouerait, surtout pas Ă  un journaliste. Il n’avait pas la moindre intention de retourner en hĂ´pital psychiatrique. Le chevalier reconvertit posa un regard nerveux sur le tĂ©lĂ©phone qui enregistrait l’interview. Mentir allait Ă  l’encontre de son serment de Paladin. Mais en Ă©tait-il seulement encore un, depuis le temps ?

— J’essaie juste de me projeter, d’imaginer au mieux, au plus précis ce que verraient ou vivraient mes personnages quand j’écris.

Le journaliste hocha la tête avec respect, un large sourire sur les lèvres.

— HĂ© ben ma foi, c’est rĂ©ussi ! Et je ne suis pas le seul Ă  le penser : toutes les critiques encensent votre “realism fantasy” et surtout, surtout ! Votre consistance. Tous vos romans se passent dans le mĂŞme univers, c’est bien ça ?

— C’est exact.

— Vous comptez en changer, un jour ?

— Peut-être… mais pour l’instant, celui-ci n’a pas fini de révéler tous ses secrets…

— Oooh… voilĂ  qui promet !

***

L’homme aux cheveux grisonnants ouvrit les yeux. Il s’était assoupi dans son fauteuil. Il faisait nuit à présent. Il se leva en s’étirant, provoquant quelques bruits osseux.

— … Aaah… C’est pas beau de vieillir… Mon pauvre Tolemn, il m’en aura fallu, du temps, pour comprendre pourquoi tu n’aimais pas les voyages sans auberge.

Gareth soupira en s’approchant de la fenêtre, contemplant la blanche et unique lune, minuscule dans le ciel étoilé. Bien qu’appréciant la scène, il chérissait toujours le souvenir des lunes jumelles de son monde natal, énormes en comparaison de celle de la Terre, l’une teintée de rose et l’autre d’orange. Seul spectacle auquel il n’avait trouvé d’équivalent.

Même si certains avantages conférés par la magie – la magie curative, notamment – lui manquaient, il s’était habitué à la technologie et au confort de son nouvel univers. Pour les voitures, les avions ou même le vélo, pour le téléphone portable, les ordinateurs et autres appareils connectés, pour les liseuses, la musique disponible au bout des doigts, la vidéo à la demande, … Tant de “petites” choses, que la magie aurait été incapable de reproduire, et qui rendaient son quotidien si plaisant et confortable.

Il ne regrettait pas que la magie n’existe ici que dans les l’imaginaire collectif… Ainsi, les êtres de pure magie – certes corrompue – comme le Seigneur Démon et son armée avaient dû se dissiper comme de la fumée dès leur arrivée, préservant le monde d’une menace non négligeable.

Le vieux chevalier eut un sourire. Son ami arcaniste l’impressionnait toujours autant, des annĂ©es après leur sĂ©paration. Comment avait-il su qu’il pouvait envoyer, sans danger, le Seigneur DĂ©mon dans cet univers ? Savait-il aussi que Gareth pourrait survivre au voyage ? Il aurait bien Ă©tĂ© capable de tout prĂ©voir…

Quittant la fenêtre, l’écrivain renommé se dirigea d’un pas lent vers sa chambre, de l’autre côté de la maison. Un nouveau sourire étira ses lèvres en repensant à son parcours.

Après une arrivée tumultueuse au beau milieu d’une Médiévale* et un long séjour en hôpital psychiatrique, il était parvenu à utiliser ses origines pour son profit et vivre la vie paisible à laquelle il aspirait avant d’être élu par la Lumière. Une vie simple avec son épouse, dans une maison modeste avec jardin, non loin de la forêt. L’Ordre des Paladins l’avait pétri d’une droiture qui dictait, aujourd’hui encore, nombre de ses actes. Mais il ne prendrait plus l’épée et ne s’en plaindrait pas.

En s’enfonçant dans les draps près de sa femme, il eut une dernière pensée pour ses anciens équipiers. Il ne leur en voulait plus depuis longtemps. Il espérait juste pour que son exil leur avait été bénéfique, à eux aussi.

*MĂ©diĂ©vale : dĂ©signe une fĂŞte/festival/Ă©vĂ©nement mĂ©diĂ©val. Le but est d’y vivre comme au moyen âge – vĂŞtements, nourriture, boisson et structures incluses.