Le messager
(par Zandra-Chan)(Thème : Texte guidĂ©)
C’était parce qu’il avait gagné la confiance des gens de ce petit bourg qu’il avait été désigné comme messager de guerre improvisé. Mélendor, troubadour de métier, d’ordinaire adorait porter les nouvelles ; mais la missive qu’il tenait contre son cœur battant la chamade était une dépêche qu’il aurait préféré ne jamais se voir confier. Cependant, s’il ne remplissait pas sa mission, c’était toute la région qu’il arpentait qui pourrait tomber. Quand bien même il pouvait faciliter son office avec quelques chants de célérité, cela restait un poids bien lourd à porter pour ses épaules frêles.
En équilibre précaire sur son perchoir, le ménestrel attendait avec angoisse. Un des barbares du Sud l’avait vu fuir, et manifestement, il était déterminé à le retrouver et à s’assurer de son silence. Un silence définitif.
L’écurie de la dernière auberge avant la sortie du village n’était pas immense. Ce n’était qu’une question de temps avant que l’homme ou sa monture ne trouve Mélendor en sueur, perché sur la charpente. La créature était d’ailleurs la plus à même de découvrir sa cachette impromptue : les leochoe, hybrides à mi-chemin entre le lion et la chouette, avaient une ouïe aussi fine que leur vue était perçante – dans le plein jour comme dans la nuit la plus noire.
Le barde tremblait. Si sa respiration haletante ne l’avait pas encore trahi, ce n’était que grâce au tumulte du massacre qui leur parvenait, percé par les cris de détresse des villageois. Le musicien affolé suivait l’envahisseur vigilant des yeux, guettait le moindre mouvement de sa monture attentive.
Mais il n’y avait pas que le souffle chaotique du troubadour qui pouvait alerter le monstre apprivoisé. Son luth harnaché dans son dos – son vieux luth en bois ailé, son fidèle instrument, son compagnon de voyage, son seul ami sur les routes périlleuses – résonnait. Ses cordes lisses et tendues vibraient, comme se voulant le porte-voix du cœur bondissant du chanteur ambulant, leur mélodie discrète amplifiée par la caisse de résonance. Juste assez fort pour que l’animal hoche plusieurs fois la tête en un tic nerveux, signe évident qu’il percevait quelques notes malgré le vacarme ambiant. Mélendor aurait volontiers posé une de ses mains moites sur les cordes traîtresses, mais il ne pouvait les atteindre sans risquer de perdre son équilibre déjà fragile.
Il osa fermer les yeux, priant en silence tous les dieux et les héros des légendes qu’il contait de villes en villages, le poing serré sur son cœur, froissant son veston coloré.
Son sauveur vint sous la forme d’un garde zélé qui chargea le barbare en hurlant, sa pique en avant. La pointe trouva le flanc du leochoe qui, à l’étroit dans la bâtisse de bois, avait machinalement battu des ailes pour échapper à l’attaque, en vain. Le barbare fut désarçonné par sa bête et l’homme courageux offrit ainsi la parfaite diversion, le court moment de répit dont le poète itinérant avait besoin. Ce dernier s’élança, se rua hors de son abri, fuyant l’écurie comme si elle avait été en flammes et se mit à courir sans se retourner. Mélendor se jura que, s’il survivait à cette périlleuse entreprise, à cette aventure bien trop proche de celles qu’il aimait narrer, viendrait s’ajouter à son répertoire l’épique intervention de ce garde anonyme.
Trois jours qu’il courrait. Trois jours pendant lesquels il ne s’était arrêté que pour réciter son chant de célérité, boire dans l’eau claire d’un ruisseau et ne dormir que d’un œil une poignée d’heures. Le troubadour épuisé arriva presque mourant devant les hautes murailles du Château Blanc.
Si son instrument et son attirail bariolé de ménestrel lui avaient rapidement ouvert les portes de la capitale, Mélendor eut toutes les peines du monde à faire comprendre l’urgence de sa mission. Rendu incapable de parler par ses efforts soutenus, il ne put que tendre d’un bras vacillant la missive pour laquelle il avait tout risqué. La missive qui allait le faire entrer dans l’histoire de la dernière campagne des royaumes barbares.