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Zandra-Chan![]() Spectacles![]() ![]() ![]() Visite nocturne(par Zandra-Chan)La silhouette, malgré sa canne, se mouvait avec une telle aisance sur la route cahoteuse que d’aucun aurait cru qu’elle ne touchait même pas terre. C’était peut-être le cas, d’ailleurs. La nuit, vide de nuages et plus profonde qu’un café noir, n’était illuminée que par la lune qui brillait d’un jaune miel. Ce délicieux contraste ne permettait cependant pas de discerner quoi que ce soit avec certitude. Et même s’il avait fait plus clair, cette silhouette serait restée enveloppée d’un doute sirupeux. Le visage noyé dans des ténèbres opaques par son chapeau à large bords, elle progressait d’un pas leste au rythme dansant, faisant flotter son long manteau.
— Un, deux, trois ; un, deux, trois, et !
Si son maître l’avait accueilli comme un ami de longue date, sans doute cet insolite individu au grand chapeau était-il digne de confiance. Pourtant, le majordome ne pouvait s’empêcher de scruter l’invité avec autant de méfiance que de curiosité. Il – si c’était bien “il” – semblait glisser sur le marbre poli plus qu’il ne marchait. L’ornement de son couvre-chef ressemblait à s’y méprendre à des coups de pinceau figés dans les airs, mais c’était bien une plume, n’est-ce pas ? Ce pardessus qui ne réfléchissait que des accents de lumière, c’était du satin ou du cuir ? Et quelle était cette mélodie étrangement familière qu’il fredonnait ? Dans toute cette confusion, ce qui déroutait le plus le serviteur – sa petite moustache en tressautait – était que, malgré la douce clarté dispensée par les divers riches et lourds luminaires, il était impossible de distinguer les traits de ce nouveau venu. Peut-être en serait-il autrement dans le boudoir éclairé comme en plein jour ? Peine perdue. La lumière sembla se tamiser d’elle-même, comme si cet étranger la buvait… ou apportait avec lui les ombres de la nuit. Même la lueur de la lune, qui dispensait ses rayons dorés à travers les grandes fenêtres, paraissait avoir perdu en intensité. Le maître des lieux s’installa sur le sofa et, d’un geste de la main, congédia son domestique intrigué. Vrai qu’il était de repos, lors des dernières visites. Il ne connaissait pas cette personne, il ne pouvait pas savoir… Mais à quoi bon lui donner une explication qu’il ne pourrait appréhender ? Le noble sourit. Il lui avait fallu lui-même si longtemps pour accepter la vérité… Combien de jours était-il resté, les doigts crispés dans ses boucles d’un blond presque blanc, à questionner la réalité – sa réalité ? Combien de nuits avait-il passé, ses yeux vairons grands ouverts, à sonder l’existence ? Peu importait, à présent. Après avoir frôlé la folie, il avait tout admis, tout accepté. Il était bien plus serein ainsi. Un bruit ténu capta son attention. La silhouette à la canne semblait enfin daigner entrer en contact avec le sol.
— Toujours aussi intangible, hein ?
Un rire doux enrobé de mystère lui répondit. Les lèvres du riche s'étirèrent davantage.
— Alors ? lança-t-il en croisant les jambes avec nonchalance. Comment avance le projet ?
Son interlocuteur hocha doucement la tête, son ombre se délita, et la pièce tout entière commença à frémir. Les pilastres qui encadraient le sofa furent parcourus d’un frisson, agitant le papier-peint au passage. Les multiples tableaux minutieusement ornés pivotèrent de côté, comme pour suivre leur chef d’orchestre. Leurs couleurs papillonnèrent un instant, changeant leurs motifs, renouvelant leurs paysages, créant cent décors, inventant mille univers. La vague passée, les cadres retrouvèrent lentement leur aplomb et leur illustration d’origine. Sauf un. Le grand tableau de maître qui surplombait le divan gondolait encore, sa toile ondulant comme la surface d’un lac perturbée par un large pavé. Des remous qui se changèrent peu à peu en un vortex. La peinture évoquait à présent un œil, rond, unique, scrutateur, comme celui d’un indiscret regardant par le trou de la serrure. L’œil du tableau se ferma, laissant le noir envahir l’espace du dessin. Puis, comme des morceaux de bois qui émergent après un naufrage, des couleurs firent leur apparition au centre du canevas. Les tons froids, d’abord. Puis les nuances chaudes, plus nombreuses. Une scène se dessinait. Un bureau ? Une chambre. L’image, d’abord floue, gagnait en précision. Un lit simple défait aux draps unis, une grande étagère chargée de bibelots, une petite bibliothèque croulant sous les ouvrages aux titres nébuleux. Une large table en désordre, des feuilles de papier – beaucoup – noircies d’écritures illisibles ou de dessins imprécis, des crayons, des pinceaux et d’autres outils faits pour tracer. Le tableau mettait surtout en valeur un cadre lumineux, posé à même la table, qui montrait d’autres écritures encore – plus petites, plus serrées, encore moins lisibles, trop régulières pour être manuscrites. L’homme aux cheveux bouclés observa le spectacle sans ciller. Comme il se dévissait presque le cou pour regarder la toile mouvante au-dessus de lui, il se plaignit faussement.
— Toujours dans le grandiose, je vois… Ne pourrais-je pas l’avoir tout simplement là ?
Il agita un livre provenant de la desserte jouxtant le canapé. Les épaules de son visiteur se haussèrent brièvement. Le tableau de maître revint à la normale tout aussi vite. Un murmure sucré monta.
— … Douze— treize. — Une double-page ? Quel luxe ! se moqua le blond, taquin.
Comme l’autre ne relevait pas, il se rendit aux numéros indiqués et retrouva le décor de la chambre désordonnée. Il aposa un doigt sur le grand cadre blanc qui surplombait la table de travail, et le dessin changea pour se recomposer, comme vu de plus près. Il répéta la manœuvre jusqu’à ce que le blanc du cadre – strillé d’écritures – occupe toute la double-page. Seule la première des onze dernières lignes, plus épaisse que les autres, l’intéressait. Plissant ses yeux vairons, il déchiffra les signes serrés à voix haute.
— Cha… pi… Chapitre… Dix— huit ? Ma foi ! Vous en Ă©tiez Ă combien la dernière fois ? Quatre ? Cinq ? En effet, ça avance bien ! Très bien, mĂŞme ! Surtout quand on sait le temps que vous pouvez y consacrer…
L’invité effectua une courte révérence. Le noble poursuivi, un sourire narquois étirant ses lèvres fines.
— Par contre, il vous faut définitivement quelqu’un pour faire le ménage…
Son interlocuteur se contenta de lisser le bord de son chapeau couleur réglisse, l’abaissant un peu plus sur ses yeux déjà invisibles. Comme pour se redonner contenance, il épousseta son long manteau. Une plume irisée en tomba. Puis deux. Puis encore une. Et encore une autre. Bien vite, un petit cercle duveteux se forma sur le marbre. Loin d’être étonné, l’hôte observait depuis son divan, attendant la suite de ce tour improvisé. Le magicien quitta l’anneau pour en pointer le centre de sa canne. Les plumes se rassemblèrent alors, comme aimantées par le bois de l’élégante béquille. Jouant avec l’amas, le personnage au chapeau en fit une boule qu’il aplatit, étira, tordit, pour en faire un œuf lisse et aussi irisé que les plumes dont il était issu. La chouette, à peine plus grosse que le poing, qui en sortit arborait les mêmes couleurs. Le petit animal, rendu craintif par les nombreuses sources de lumière de la pièce, se terra d’abord au fond de sa coquille. Puis, voyant l’être au chapeau se pencher vers lui, gagna en confiance. Le jeune rapace sauta sur le doigt ganté offert et prit de la hauteur quand son perchoir se releva. Le noble aux boucles blondes haussa cette fois un sourcil. En admettant qu’il soit normal que ce nouveau-né ait l’intégralité de son plumage, de telles couleurs n’étaient pas communes pour un oiseau. Pas dans ce monde, tout du moins.
— … une nouvelle créature du bestiaire ?
Il ne pouvait déchiffrer l’expression de son vis-à -vis – noyée par l’ombre de son chapeau –, pourtant, il percevait un rictus amusé. Il n’avait pas l’intention de répondre, donc. Il fallait s’en douter.
— Je n’ai pas droit à un petit indice ? Déjà que vous me cachez l’intégralité du second tome alors que vous avancez sur le troisième… C’est un peu mesquin !
La voix suave de la silhouette au long manteau monta en un rire doux.
— Ne soyez pas trop pressé. Profitez de cet interlude… Vos aventures reprendront bien assez tôt.
Sur ces mots, il leva le bras, invitant la chouette à prendre son envol. Ce qu’elle fit, pour aller se poser sur le piano ouvert, non loin d’une fenêtre. Le volatile, ignorant le concept de touche, se posa sur deux blanches qui s’enfonçèrent lentement sous son maigre poids, mais résultant tout de même en un accord douteux. L’animal, effrayé tant par le son que par les vibrations, redécolla pour se poser en catastrophe sur le pupitre. Les plumes ébouriffées, elle fixait son précédent point de chute avec circonspection. Et la curiosité l’emporta. Elle redescendit vers le clavier pour se poser maladroitement sur une noire, en tirer une croche, avant d'atterrir sur l’extrême bord des blanches, entre le clavier et le vide. La petite chouette leva une patte et posa sa serre sur le bord d’une touche. Il lui fallut mettre presque tout son poids pour l’enfoncer, et faire résonner un faible do. Les deux hommes suivaient les expériences de l’animal avec un sourire. Et si l’un se retenait presque de s'esclaffer depuis son sofa, l’autre s’approcha pour presser la même note, une octave plus haut. Laissant ses doigts couler sur le clavier, l’insolite à la canne apprécia l’instrument pour entamer une courte mélodie – sous le regard curieux du petit rapace. Il se redressa pour pivoter vers son hôte.
— Puis-je… ?
Le riche donna son aval d’un large mouvement de bras. Bien sûr qu’il pouvait ! Le blond était toujours friand de découvertes et appréciait particulièrement les compositions du monde d’origine de son invité. Ce dernier, ne se faisant pas prier, accrocha sa canne sur le bord du piano et s’assis – s’il était bien en contact avec le siège – avant de choisir un tempo.
— … six, sept !
Ses mains gantées se mirent à virevolter au-dessus du clavier, bousculant presque la chouette – qui choisit de se mettre en sécurité, sur le pupitre. S’envola alors une musique au rythme soutenu qui aurait accompagné à la perfection une de ces foles sorties à la capitale, lorsque l’on se perd dans les rues et la foule de son plein gré, pour le plaisir de retrouver ensuite son chemin. Afin de mieux se représenter la scène, le bouclé ferma les yeux tout en s’enfonçant un peu plus dans son siège. La mélodie gagnait en richesse, l’image en nuances. Les notes prenaient de l’amplitude, la scène de la profondeur. Le noble fut soudain tenté de soulever les paupières : il aurait juré qu’il y avait plus d’un piano qui jouait. Mais il savait aussi son invité plein de ressources, et surtout qu’il était un amoureux du spectacle, du grandiose, du magistral. Il ne pouvait faire dans la demi-mesure. Un orchestre entier devait être apparu dans la pièce, comme pour un soudain concert en huis clos. Un parterre de musiciens invisibles qui s’évaporerait sitôt le morceau terminé.
Le majordome – ayant trouvé son prétexte pour pouvoir observer plus longuement l’étrange visiteur – reparut, un plateau soutenant deux verres et une bouteille à la main.
— J’ai pensé que monsieur et son invité auraient… soif…
Sa moustache tressauta alors qu’il achevait sa phrase avec lenteur, cherchant du regard le mystérieux individu. Il ne trouva que quelques plumes irisées ici et là près du piano.
— Merci, mais ce n’est plus nécessaire. Il est déjà reparti. — … mais-… ! Mais comment ?! Enfin… si ce n’est pas indiscret, s’empressa d’ajouter le domestique abasourdi.
Le noble sourit avec malice en pointant la fenĂŞtre.
— Avec un rayon de lune.
Au dehors, l’astre sélène luisait d’un jaune miel. Tant et si bien qu’un filet paraissait couler à travers la voûte céleste.
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