La visite de trop
(par Ar_Sparfell)(Thème : Du point de vue du mĂ©chant)
Décembre 1942
Comment j’en suis arrivé là ?
Épinglé, littéralement, dans ce fauteuil qui m’avait vu grandir. Mon sang imbibant les coussins sur lesquels mon fils jouait il y a quelques mois à peine.
Pourtant, il y a même pas 24h, je me préparais à passer une soirée des plus banales. La sonnette de l’entrée m’a tiré de la lecture d’un ouvrage théorique.
Quand j’ai ouvert la porte, je ne l’ai pas tout de suite reconnue. Non seulement elle était plus maigre que la dernière fois que j’étais venu à la ferme, mais surtout, son regard brillait d’un éclair de gravité et de maturité que je ne lui connaissais pas.
Ce n’était plus la petite fille insouciante qui gambadait dans les champs et se cachait dans les jambes de son grand cousin dès qu’un inconnu approchait. Elle avait vécu des choses graves.
Elle avait grandi.
J’ai été horrifié de découvrir avec qui elle se baladait. Un homme, un fugitif. Tout dans son attitude clamait qu’il fuyait quelque chose. Il avait beau se la jouer muet, j’ai très vite compris qu’il était anglais.
C’est à cause de gens comme lui qu’on a des problèmes aujourd’hui. Sans eux, la guerre aurait été finie depuis longtemps.
Et l’imaginer vadrouiller avec la petite Madeleine me donnait la nausée. Elle ne méritait pas ça.
Qui sait ce qu’il lui avait dit pour l’embrigader ? Ça se trouve il profitait d’elle. Peut-être même qu’il l’abusait la nuit…
Je ne pouvais pas laisser passer ça !
Mais si je leur fermais la porte au nez, si je montrais un quelconque signe de réticence envers lui, ils auraient fui. Alors j’ai joué mon rôle de médecin de famille le plus à la lettre possible.
Lui était salement amoché. Il avait d’impressionnantes morsures sur le bras. C’était même à se demander comment il tenait encore debout.
Je les ai soignés, je les ai nourris. Madeleine était tellement exténuée qu’elle s’est endormie sur le canapé. L’anglais n’était pas vraiment plus frais.
C’était royal ! S’ils passaient la nuit ici, je pourrais passer à la Kommandantur et, dans moins de temps qu’il faudrait pour le dire, l’anglais serait arrêté, jugé…dégagé. Je protègerais Madeleine, elle aurait un foyer pour rester au chaud le temps que je tire cette affaire au clair et que je retrouve son cousin.
Mais évidemment, tout ne s’est pas passé si simplement.
Les deux empotés de la Gestapo qui sont venus étaient parfaitement incapables. Ils ne parlaient que de la récompense que j’obtiendrais pour avoir livré un résistant. De l’honneur que je faisais au Reich. Comme si je faisais ça pour Hitler ou pour les Allemands. Ils me dégoutaient eux aussi.
Ils ne comprenaient pas que la France était très bien toute seule. Que les Allemands, les Anglais ou même les Italiens aillent se faire voir ailleurs. On était bien avant.
La suite ne fut qu’un tourbillon d’action. J’ai vu une lame voler. Des craquements macabres. Des tirs de mitraillette. Une douleur déchirante. Et ils sont partis.
Madeleine et son Anglais ont tout simplement foutu le camp par la porte d’entrée, me laissant seul.
Seul dans mon fauteuil.
Immobilisé par la rafale de mitraillette qui m’avait clouée dessus.
Seul avec mes principes.
Pleurant la déchéance de cette France que j’avais aimé et dont j’avais été fier.
Seul avec mes remords.
Contemplant avec dégoût ce que ma vie était devenue.
Seul avec la mort.
Dernière compagne à qui je raconte ces instants fatals.
Seul.