D'une histoire Ă l'autre - Intro
(par Lu' Directrice)(Thème : Du point de vue du mĂ©chant)
Le bruissement d'une conscience. Un sursaut dans le vide, dans le rien. Les ténèbres. La vie qui s'éveille. Une envie d'ouvrir les yeux. Quels yeux ? Elle n'est rien. Elle n'existe pas. Pas tout à fait. Mais elle veut vivre, elle veut être. Nouveau sursaut.
L'obscurité s'éclaircit légèrement. Une très faible lueur fait son chemin vers la surface. Sa volonté est telle qu'elle ne peut rester dans le néant. Il n'en est pas question. Elle existera, elle le sait. Elle aussi aura droit à sa propre histoire.
Deux yeux verts s'ouvrent. Ils flottent au milieu d'une ombre informe. Des paupières de fumée se referment sur eux, se relèvent. Sa vision est floue, elle ne voit pas mieux qu'un nouveau-né. Peu à peu, elle parvient à faire la mise au point.
Elle tourne sur elle-même, promène son regard sur la multitude de portes qui l'entourent. Elle va si vite qu'un vertige la saisit. Pour ressentir un vertige, il faut un corps. L'obscurité se modèle, devient une silhouette. Deux bras, deux jambes, un buste. Une tête. Des mains, des pieds. Son équilibre est précaire, elle vacille. Qu'il est étrange de prendre une forme tangible.
Son attention revient sur les portes. Elle ne saurait les compter. Mais chacune d'elles l'attire, l'appelle. D'un pas mal assuré, elle se rapproche de l'une d'entre elles. Un dessin est gravé sur le bois clair. Elle approche ses doigts qui deviennent solides pour effleurer le bateau oscillant sur une vague. Elle sent les aspérités du bois. Quelle étrange sensation que de... sentir. Lorsqu'elle retire sa main, elle croit voir la houle se déchaîner sous le bâtiment.
Elle glisse plus qu'elle ne marche vers la suivante. Cette fois, c'est une fleur aux longs pétales qui lui fait face. Elle peut presque sentir son parfum, une odeur sucrée dont elle voudrait s'enivrer. Hypnotisée par ses découvertes, elle passe de porte en porte, détaillant chaque image sur chaque battant. Une couronne et une pyramide se succèdent, suivies d'une flamme dont elle peut percevoir la chaleur. Le regard jaune d’une panthère semble la suivre jusqu'à un éventail déployé, rapidement suivi par un manchot dont elle croit percevoir le cri. Dans un tourbillon de sensations, elle poursuit sa route, croise tour à tour un volcan, un dragon, une constellation, une pièce d'échec, une loutre. Une conque.
Toutes ces portes vibrent de vie, elles sont aussi vivantes qu'elle aspire à l'être. Son corps s'est solidifié au fil de ses pas, lui donnant presque l'air humaine. Quelque chose crie au fond d'elle, un sentiment doux amer qui remonte dans ses entrailles, de plus en plus violent. Les côtes qu'elle n'avait pas quelques instants auparavant la compriment, l'oppressent. Sa vision se teinte de rouge. Elle ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive.
Elle passe de nouveau ses doigts sur les différentes gravures. Elles pulsent sous sa peau. Si chaudes, si vivantes. La vie grouille derrière le bois. Des histoires, des aventures. Des êtres qui rient, qui pleurent, qui aiment, qui détestent. Qui sont. Mais elle, qu'est-elle ?
Elle voudrait exister si fort. Elle est, autant qu'ils sont. Elle a le droit de vivre ces choses, elle aussi. Peut-ĂŞtre qu'une porte existe pour elle ?
Avec une espèce de fièvre, elle repasse devant chacune d’entre elles. Couronne, pyramide, flamme, panthère, éventail, manchot, volcan, dragon, constellation, pièce d'échec, loutre, conque, bateau, fleur. Rien n'y fait, aucune d'elle ne l'appelle, elle ne se sent pas irrésistiblement attirée par l'une ou l’autre. Elle sent, pourtant, elle sent la vie derrière ces morceaux de bois.
Un bruit déchirant emplit la pièce tout entière. C'est elle, c'est son cri, son déchirement. Elle ne veut pas rester ici. Ce n'est pas sa PLACE. Elle veut une place, elle veut exister. Son corps est devenu réel, sa conscience s'est éveillée, elle est sortie du néant. Elle ne compte pas y retourner.
Déjà , elle croit sentir son corps perdre en consistance. Elle perd son identité. Paniquée, elle fait un tour sur elle-même. Elle doit se décider, vite. Elle n'a pas le choix si elle ne veut pas disparaître. Elle veut vivre. Il y a forcément une place pour elle quelque part.
Avant que ses mains n'aient totalement perdues leur consistance, elle se jette sur l'un des battant, tourne la poignée. Ses yeux se perdent sur le tourbillon de ténèbres qui lui fait face. Elle n'hésite pas longtemps : elle fait un pas et se laisse engloutir.