L'Académie de Lu





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Elbaronsaurus Timeline


Vie de caste

(par Elbaronsaurus)
(Thème : Visite guidĂ©e)



J’ai fini par abandonner ma sœur.

Enfin, pour le reste de la journée, j’aurais voulu qu’elle m’accompagne pour la fin d’après-midi au moins, mais, quand un soldat est intervenu après notre discussion, elle a refusé de me suivre, préférant rester avec les enfants, chez elle. Je lui ai promis de la retrouver plus tard.

Ce soldat, je ne l’avais pas encore vu. Grand, blond, mais avec un visage rogue. Nez crochu, petites lunettes et lèvres pincées. Sur un ton des plus cadavérique, il m’a appris qu’Emilien Constant comptait prendre la parole ce soir et que nous étions attendus devant la grille du parc deux heures plus tard.

Ils comptaient encore en heure. Ça fait des mois que j’ai abandonné cette pratique. Pour moi, le temps ne se découpe plus qu’en matin, journée, soir/nuit. Sans téléphone portable pour me servir de repère, le lever et le coucher du soleil sont devenus mes indicateurs. Mon seul moyen de comprendre qu’il me restait peu de temps avant de ne plus rien y voir lorsque je m’attardais un peu trop à fouiner dans certaines infrastructures abandonnées.

Dire que je parcourais les alentours de Compiègne uniquement pour me nourrir ou me vêtir serait mentir. Evidemment, il s’agissait d’une priorité, pourtant, il fallait bien se distraire un minimum afin de ne pas sombrer directement dans la folie.

Donc, il m’arrivait de me perdre dans des locaux de police abandonnés, des administrations ou entreprises désertées, des gares et postes vides… cependant, ce que je préférais visiter restaient les bibliothèques et les églises. Dévoreur de livre comme j’étais, les étagères pleines d’ouvrages de toute sorte étaient un véritable trésor. Sentir le cuir de certains romans, les pages délicates des poésies sous mes doigts. J’aurais pu m’en servir, puis les jeter, ou les garder. Malgré tout, j’allais dans les bibliothèques, je prenais un ou plusieurs bouquins, je les consommais et je m’en retournais finalement les remettre à leur place.

Je montrais toujours cet immense respect pour les auteurs et leurs œuvres. Je ne connaissais que trop le travail ardu qui avait dû être le leur, moi en pauvre écrivant qui tentais de réaliser quelque chose avec mon imagination, et mon ordinateur. Même si je me sentais seul humain sur Terre durant ces temps de post-catastrophe, je souhaitais que l’art garde l’égard que nous lui devions.

L’art qui déforme la réalité, l’art qui prévient, qui informe, révolte, révolutionne.

Pour ce qui était des églises, je m’y asseyais. Non pas pour prier un Dieu auquel je n’avais jamais cru, mais pour profiter. Déjà, avant l’apocalypse, il m’était arrivé de pénétrer en ce genre de lieu et de m’y installer pour me rasséréner.

C’est apaisant une église, bien plus encore quand on sait pertinemment qu’on y est seul. Cette vieille pierre gardienne de tant d’histoires, de secrets, de mots volés, d’actes joyeux, tristes, sanglants ou tabous. La charge, le poids de tant de choses se pose sur nos épaules lorsque l’on ferme les yeux et qu’on se laisse aller à l’écoute du silence monastique qui s’installe tel un vieil ami pénétrant vos pensées, votre mémoire, vous rappelant à vous, à ce que vous êtes, à ce que vous avez fait et à ce que vous comptez faire. Parfois même à ce que vous ferez.

L’odeur, froide, humide, poisseuse. Ce relent de lichen et de mousse provenant de la masse rocheuse posée là parfois depuis neuf siècles. Lorsque le temps se couvrait, les portes pouvaient claquer légèrement, de l’eau goûtait. Par temps clair, le bois s’étirait, comme si l’édifice s’éveillait d’un long sommeil. De la torpeur éternelle qu’il devait à son propriétaire.

Livres et églises finiraient par disparaitre, la fracture était trop grande et dans le séisme que nous venions de subir, tant d’éléments du passé s’apprêtaient à tomber dans le vide abyssal d’un gouffre débordant de néant.

Je perdais facilement mon temps à arpenter les coursives pleines de livres, grimpants aux échelles qui m’étaient jusque-là interdites, profitant du siège du bibliothécaire, pénétrant certaines réserves quand il y en avait. Je le perdais paisiblement aussi en m’endormant sur les bancs inconfortables des hauts clochés qui veillaient encore sur des villes mortes.


— Un peu de Chantilly jeune homme ?

Je sors de mes pensées, surpris. J’ai dû sursauter, mais je fais mine de rien. Devant moi, une femme vêtue d’une simple robe verdâtre, d’un chemisier crème et coiffé d’un chignon au-dessus de son visage serein. Derrière ses petites lunettes, son âge reste indéterminable tant les quelques ridules qui parcourent sa peau claire paraissent insignifiantes derrière ses yeux d’un bleu éclatant et emplis de vivacité.

— Pourquoi pas oui ! rĂ©ponds-je en reprenant de la contenance, plaçant mes bras convenablement sur la table.

— Et voilĂ  ! Dit-elle dĂ©licatement en tapotant lĂ©gèrement la cuillère argentĂ©e et finement marquetĂ©e contre le rebord de ma tasse de porcelaine.

— Merci bien.


Elle me fait un léger clin d’œil et s’éloigne, retournant dans la petite auberge construite aux abords d’une place toute neuve à l’endroit où est planté le château d’Enghien. Bâtiment néoclassique, tout en longueur et composé de quatre pavillons accolés. Le toit et les cheminés sont couronnés d’une balustrade. De son versant est, il m’obstrue la vue du château de Chantilly.

Ce large espace ouvert où je me trouve présente un large cercle dallé de pierres ocres, extrêmement propre, délimité par différentes bâtisses la plupart du temps ne dépassant pas le premier étage. Souvent des commerces, comme une boulangerie, un boucher, un tanneur, ou encore un cordonnier, il y a également ce petit café-restaurant. On ne paie pas, on s’installe, on demande le service nécessaire, on prend son pain et en retour, on assure l’autre d’être enclin à rendre un service, à échanger quelque chose, ou à inviter à boire un verre en remerciement. C’est ce que l’a femme a eu le temps de me raconter avant que je ne divague.

Le système D dans toute son excellence.

En cette fin d’après-midi, le soleil a laissé toute sa chaleur au sol alors qu’il disparait derrière les toitures de chaume ou d’ardoises. Les oiseaux pépient, certains moineaux et autres pigeons – sans étonnement, moins farouches encore qu’avant –, viennent à mes pieds, cherchant à savoir si j’allais les laisser enfin accéder aux quelques miettes qui s’étaient échapper de ma bouche après avoir dévoré un succulant pain au chocolat.

J’en avais rarement mangé de tel, je ne sais pas où ils ont trouvé leur chocolat, mais nom de Dieu, qu’il était gouteux, généreux et appétissant. Juste ce qu’il fallait d’équilibre entre une délicate amertume et la suavité d’une pointe sucrée.

Je vais devoir rejoindre la grille.

Je plonge ma cuillère dans la chantilly, la laissant reposer sur une fine pellicule de café encore chaud. La crème ne rate pas sa réputation, onctueuse, légère et vanillée. J’ai envie de faire l’enfant.

Je prends ma tasse encore débordante de crème fouettée et j’y plonge mes lèvres, ainsi que mon nez, afin d’atteindre ce breuvage que je risque de revenir boire aussi souvent que possible.

Tout descend d’une traite, et je laisse échapper un souffle de contentement en laissant la tasse crisser légèrement sur la petite assiette qui la reçoit. J’en ai sur la figure, je le sais. Un coup de serviette, et l’on n’y voit plus rien.

Je me lève précipitamment, et repasse par l’auberge en me dirigeant vers la cuisine. La serveuse et gérante me regarde d’un air amusé avant de me voir disparaitre derrière les battants de la porte. Je m’exécute à la vaisselle, puis ressors en la saluant.


— A bientĂ´t ! Me lance-t-elle alors que je suis dĂ©jĂ  en train de marcher sur les dalles chauffĂ©es.


Que penser de tout ça. Il y a certes tout ce qu’il faut, enfin, tout est fait pour qu’on puisse le penser. Illusion ou vĂ©ritĂ© ?

Surement un mélange.

Ce qui est perturbant reste qu’apparemment les gens qui vivent lĂ  oĂą se trouve ma sĹ“ur ne viennent pas jusque dans ce nouveau centre-ville. Faudrait-il que je lui propose de m’accompagner la prochaine fois ?

Passant la façade nord du château d’Enghien, je me retrouve face à une vision absolument fabuleuse. Se dresse à une centaine de mètres le château principal, ses tours et toitures se découpant presqu’en ombres chinoises sur le fond mordoré du ciel flamboyant, l’astre du jour déclinant loin sur l’horizon. L’architecture entre inspiration Renaissance et total éclectisme se trouvant les pieds prisonniers d’un décor de flots aux dorures ondoyantes, son ombre gagnant petit à petit la terrasse du Connétable.

Bientôt cette atmosphère aux confins du fantaisiste laissera place à la nuit, l’obscurité la plus complète dans le silence des douves résonnantes des clapotis des petites vagues se fracassant contre la pierre, ou rencontrant les écailles d’une carpe, ou pourquoi pas encore, les plumes d’une mouette ou d’une poule d’eau.

Je n’avais pas vu les cygnes encore.

Le vent se lève. Venant de l’est, il porte avec lui le froid des terres gelées. Un frisson me gagne. Je me décide à avancer, cela me réchauffera. Plus au sud, la grille semble foisonner de monde. Je regrette que ma sœur n’ait pas souhaité m’accompagner. Je lève les yeux au ciel dans une tentative malheureuse de chasser cette idée de ma tête.

Je me doute que les mois qui viennent de se succéder n’étaient pas des plus faciles. Elle a dû vivre bon nombre d’épreuves, comme tout le monde. Mais, même si à raison on peut penser que ça a pu changer les gens, le comportement de ma sœur me semble particulièrement perturbant.

Peut-être n’est-ce que purement subjectif.

Passe du temps avec elle ! Profite de ta famille !

Absorbé par mes pensées, je ne me rends pas compte que je me dirige du mauvais côté. Mon pied droit battant l’air un temps un peu plus que jusque-là me rappelle au fait que je perds l’équilibre arrivé en haut des escaliers menant aux jardins à la française et ses bassins. Je réussi malgré tout à garder maladroitement ma position en battant l’air de mes bras et à revenir deux pas en arrière.

Il va me falloir arrêter de trop réfléchir, au risque et de me perdre, et de tomber quelque part. Je rebrousse chemin, longeant la statue, et me dirige hâtivement vers la grille grande ouverte. Dans la pénombre qui gagne le terrain, des torches s’illuminent, dévoilant les quelques visages les plus proches d’elles.

Je reconnais Éric et Thomas et les rejoins.


— Bah dis, t’es en retard ! s’exclame le garçon en me tapant sur l’épaule.

— Ouais, je sais, excuse, j’ai passĂ© un peu de temps avec ma sĹ“ur, et après…

— T’inquiète, je rigole, tu fais ce que tu veux !

— Ok (je laisse apparaitre un silence avant de reprendre). Du coup ça y est, on va rencontrer l’homme derrière tout ça.

— Oui, est je me demande pourquoi tout ce cirque ! Lâche Éric d’un air inquisiteur.

— Comment ça ?

— Eh bien, tout ça ? Nous faire poireauter ici, attendre qu’il fasse sombre, nous amener au milieu d’une ville dĂ©truite…

— De ce que j’ai pu voir, il a toujours aimĂ© se donner en spectacle. Ce n’est surement qu’une mise en scène. Une manière théâtral de se prĂ©senter, de se montrer…

— Ou de nous montrer que c’est bien lui qui commande.

Je le regarde dans les yeux. La lumière des flammes les rendent étrangement sévères.

— Oui, peut-ĂŞtre aussi ! dis-je timidement.

— Il n’y a pas besoin de faire du cinĂ©ma pour ĂŞtre un bon leader !


Le ton qu’il prend est de plus en plus renfrogné. Sa voix se mue en un grondement menaçant. Je décide de ne pas répondre. Je n’oserais même pas demander directement ce qu’ils avaient pu faire de leur journée.


— Que tout le monde m’écoute !

Un soldat Ă  l’avant, juchĂ© sur une borne en pierre, le mĂŞme qui avait pris l’identitĂ© d’Éric Ă  notre arrivĂ©e. Il nous regarde, attendant le silence avant de reprendre :

— Nous allons partir, j’espère que tous ceux qui devaient venir sont lĂ . Emilien sera ravi de constater que vous ĂŞtes nombreux (En effet, il n’y a pas que notre groupe de prĂ©sent). Pour ceux qui ne savent pas comment vont se dĂ©rouler les choses, nous allons nous diriger vers l’ancienne place du marchĂ©, au cĹ“ur de la ville. C’est de lĂ  qu’Emilien a lancĂ© ses appels et c’est toujours lĂ  qu’il aime tenir ses discours. Restez bien dans le rang, la rue est dĂ©gagĂ©e, mais reste potentiellement dangereuse. Une fois sur place, vous pourrez vous asseoir. Dans un premier temps, Emilien parlera, puis, il laissera la parole Ă  ceux qui dĂ©sireront la prendre. Est-ce que tout le monde Ă  bien compris ?

Un oui collégiale encombre l’air.

— Bien, dans ce cas, en route !


Et voilà que nous marchons silencieusement sur la voie pavée étonnamment pratique. Elle avait été arrangée bien avant la catastrophe. Parfois, un chuchotement, un gloussement ou un raclement de gorge gagne mes oreilles. Nous sommes de tous âges, en train de suivre la cadence des soldats qui nous entourent de leurs torches enflammées. Les enfants se tiennent au centre du groupe, avec quelques-uns des plus âgées.

Cette image me rappelle le comportement des mammifères grégaires servant de proie dans la nature. Beaucoup ont tendance, comme les buffles, les zèbres et autres, à protéger les plus faibles en les tenant à distance des potentiels prédateurs, les plus en santé servant de rempare.

L’être humain retrouverait-il la crainte de n’être rien de plus qu’un bout de viande marchant sur deux pattes ?

Il semble en tout cas que rapidement le système d’alerte de survie de l’espèce ait enclenché la sirène, les voyants sont au rouge et les instincts primaires refont surface.

Rapidement, nous atteignons l’arche effondrée sur les anciennes Grandes Ecuries encore debout. Grande bâtisse, sorte d’immense navire s’avançant vers nous par son cirque, dissimulant en son cœur les anciens lieux d’exercice pour chevaux.

M’attendant à entendre quelques hennissement, je suis étonné de ne rien écouter d’autre que le calme.

Après avoir pénétré sur la rue du Connétable, nous passons alternativement devant l’Auberge du Jeu de Paume, l’église Notre Dame, la boulangerie du château et quelques bistrots et restaurants aux fenêtres crevées. Le sol est à présent goudronné, mais jonché de petits débris en tout genre. Les plus gros, quant à eux, on été remisés sur les trottoirs, les bordures de fenêtre ou encore à l’intérieur même des maisons qui avaient perdu leur façade dans les affrontements.

La rue est longue, et il fait nuit désormais. La ville fantôme respire la mort et l’angoisse. Ce défilé de bâtiments plongés dans une obscurité lugubre laisse à penser que n’importe quoi pourrait en sortir et nous entrainer dans les bas-fonds de l’horreur, à l’intérieur des abymes d’un enfer de douleur et de désespoir.

Des gens ont trépassé ici, beaucoup forcément. Des hommes, des femmes, peut-être même des enfants. Non, forcément des enfants. Des bébés…

Je me laisse gagner par un frisson.

Je chasse cette idée avant de laisser mon imagination constituer les hurlements répugnants d’un nourrisson en train de subir le passage insupportable vers le néant.

Des véhicules sont enchâssés, retournés. Certains n’ont plus que leur coffre, un feu, une portière ouverte qui dépasse des éboulis. Leur métal rouillé luisant à la lueur des flammes.

Mon pied bute contre quelque chose. Une douleur lancinante gagne ma jambe sans que je ne puisse voir ce que j’ai pu rencontrer sur ma route. Retenant un gémissement, je tente de continuer à suivre la marche sans me faire remarquer. Je clopine légèrement.

Soudain, la masse de gens devant moi stoppe sa marche. Je ne comprends pas ce qui se passe, mais je vois les soldats s’écarter légèrement de nous. Une légère confusion gagne le groupe et je profite de cela pour rejoindre l’un des hommes en treillis.

Je sens instantanément la chaleur de sa torche se déposer sur ma peau. Ce n’est pas désagréable.


— Que se passe-t-il ?

— Regarde ! Me dit-il en pointant l’index.


A la lumière dansante de nos feus, des yeux perchés à plus d’un mètre du sol sont tournés vers nous. Une quarantaine d’yeux au moins. Rien ne semble se passer, jusqu’à ce qu’une des paires d’yeux ne s’avance prudemment. A mesure que la chose se rapproche, son corps se dessine, prenant des teintes dorées, rougeâtres.

Quatre pattes Ă©lancĂ©es, fines, le poil qui doit ĂŞtre brun, une truffe noir au bout du museau et des bois magnifiques. Un cerf !

Un mâle, splendide, accompagné d’un harem de femelles, une harde. Etrange, en dehors des périodes de reproduction. Il doit surement y avoir des petits dans le groupe.

Les cerfs seraient-ils sortis des forĂŞts oĂą on les avait forcĂ© Ă  se cacher ?


— Vous en croisez souvent ? Chuchote-je.

— Ça nous arrive oui, mais rarement nous voyons un mâle et autant de femelles en dehors de l’automne.

— Etonnant ça oui.

— Ils se plaisent dans les espaces ouverts, on l’a vite remarquĂ©.

— Faut dire qu’à la base, ils vivaient en forĂŞt par notre faute !

— Ah oui ? J’ai toujours cru qu’ils ne vivaient qu’en forĂŞt !

— Maintenant, vous savez que non. Ces grands animaux sont adaptĂ©s de base aux milieux semi-ouverts ou ouverts.


L’animal s’arrête à bonne distance du soldat de têtes qui avait gardé une main levée, poing fermé. La bête à la ramure majestueuse semblait le fixer du regard, comme évaluant la dangerosité de ces bipèdes qui pénétraient ce qui devait être son territoire.

Soudain, lançant sa tête en arrière, le grand mâle lâche un brame rauque, avant de souffler par les naseaux, les faisant vibrer, y laissant s’échapper un mucus épais. Agitant ses bois, il finit par se détourner de nous et repartir en galopant, les femelles le suivant de très près. L’instant d’après, la rue a retrouvé son calme.

Un appel du soldat de tĂŞte, et la marche reprend.

Pendant ce qui doit être l’équivalent d’un quart d’heure, tout le monde marche sans mot dire. Comme si la rencontre avec le roi de la forêt avait réussi à faire taire les messes basses et les bouffonneries. Je remarque même quelques femmes qui tiennent un peu plus fermement leurs rejetons. Certains se retrouvent même littéralement collés aux hanches de ces élégantes qui tentent de garder fière allure.

Plus nous avançons, moins les constructions semblent avoir résisté à la débâcle. Un véritable champ de ruines se dessine au travers de l’éclairage que nous offrent les torches. Les teintes chaudes qui peignent les quelques murs résistant encore à leur chute inéluctable, donnent un mince aperçu du brasier qui a dû sévir ici. Les marques noirâtres marquent les graviers, les planches, les objets que nous pouvons distinguer.

Je sens une main qui prend la mienne. DĂ©tournant mon regard de l’effroyable spectacle, je vois Thomas, les yeux plaintifs, presque larmoyant. Je crois que les souvenirs des attaques lui sont encore douloureux. Comment pouvait-il en ĂŞtre autrement lorsque l’on n’a pas encore seize ans ?

Comment pouvait-il en ĂŞtre autrement, point !

Je ne refuse pas sa main et l’accompagne ainsi jusqu’à arriver au niveau du seul bâtiment encore debout. Un petit panneau fixé au mur indique « La Cour Pavée ». Une crêperie. La Bretagne aura résisté ici. Petite facétie de l’histoire.

Nous sommes au bout de la longue rue rectiligne. Devant nous s’étend un espace qui était autrefois un poumon de vie, de sociabilité, de rencontres. Ce lieu qui abritait commerces d’alimentation, banques, restaurants, n’est aujourd’hui plus qu’amoncellement de gravas débordant d’architectures effacées, détruites. Partout, des voitures et autres bus semblent pris au piège du marbre des vies soufflées dans leur élan.

La place Omer Vallon n’est plus que l’ombre d’elle-même, toutefois, les dizaines de torches brillantes l’entourant lui donnerait presqu’un caractère solennel. La fontaine de la place reste silencieuse, mais son eau scintille et la maison de retraite de la fondation Condé arbore encore sa croix et sa Vierge Marie au sommet de son horloge.

Une estrade en bois est installée juste en arrière du petit bassin d’eau tout juste troublée par le vent.


— Je vous invite Ă  venir vous asseoir devant la scène. Emilien ne tardera plus.


Nous nous exécutons. Thomas a bien décidé de ne plus me lâcher alors je m’installe sur le sol étrangement propre à côté de lui et de son père. Et nous attendons. Les soldats sont debout, torches à la main, autour de nous. Encore une fois, plus un souffle, pas une voix qui s’élève. Presque pas de mouvement. J’ai la désagréable impression de me laisser embarquer dans une secte.

Prions pour que ce ne soit pas le cas !

C’est alors que deux torches s’allument au pied de la porte de la fondation Condé, qui s’ouvrent alors. Puis deux autres un peu plus en avant. Encore deux. Difficile à discerner dans un premier temps, je commence à déterminer les contours d’une silhouette qui s’avancent vers nous. Paisiblement. L’homme, de noir vêtu est de taille moyenne. Il me faut attendre encore une dizaine de torches pour enfin distinguer les traits de son visage. Il est jeune. Je savais qu’Emilien Constant était jeune, plus jeune que moi. Ce gars de même pas trente ans avait engagé une pensée critique et philosophique de nos sociétés. Il se battait contre le consumérisme à outrance, notre déloyauté envers notre « Maison la Terre », les lobbys… il avait des dizaines, voire des centaines de millions d’aficionados à travers le monde. Ces conférences faisaient le plein à chaque fois. Son commerce était juteux. Il avait trouvé du soutient auprès des anti-parcs. Des extrémistes et des fondamentalistes qui luttaient de manière acharnée contre l’installation des parcs à dinosaure à travers la planète. Pas le meilleur public. Mais il se défendait de vouloir propager leurs idéaux, il affirmait tout simplement qu’il ne pouvait pas trier son public.

Il n’avait pas tort.

Il s’avance sur la scène, et je vois son visage. Jeune, le teint assez pâle, mais quelque chose en lui a changé. Son visage marque la gravité, quelque chose s’était assombri. Il est loin le jeune homme au dédain clairement affiché derrière une façade de bogoss, style gendre idéal.

Il se tient dĂ©sormais sur l’avant-scène. Il nous regarde, faisant passer ses yeux d’un visage Ă  l’autre. Une forme de fiertĂ© Ă©mane de son regard, mais, il y a autre chose… difficile Ă  dire. De la crainte ?


— Bonsoir, et bienvenue Ă  tous ! Lance-t-il alors d’une voix claire.










Cette histoire fait partie d'un tout plus grand !











Downforyears

j'ai terminé ce que tu as partagé de ton histoire. C'est long. C'est long... C'est très long...
Et pourtant je ne me suis pas ennuyé une seule seconde, preuve de la qualité de ton écriture et de ton histoire. Maintenant que j'ai pu enchaîner tes chapitres, je ne regrette qu'une chose... Ne pas avoir la suite.


Le 19/07/2021 à 18:02:00

















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