L’air bruissait de conversations, du bruit des assiettes reposées sur les tables, scintillait sous l’effet des parures dorées des convives. De discrètes ombres se faufilaient entre eux, offrant à qui le souhait quelques entremets ou un verre afin de régaler leurs papilles.

Un groupe attirait particulièrement les regards, au sommet d’un immense escalier torsadé de marbre transparent. Une dizaine de personnes, toutes vêtues de leurs atours les plus somptueux, conversait autour d’un buffet spécialement aménagé pour eux. Leur simple présence en imposait et les ombres assurant le service semblait lutter contre un courant invisible pour rejoindre leur table. Une d’entre elle déposa un plat sur le buffet et croisa par mégarde le regard d’un des participants. L’air se chargea brièvement d’électricité et elle s’effondra, son corps s’éparpillant en poussière.

Ekter ne se rendit même pas compte de ce qui venait de se passer et laissa ses yeux se promener sur le plafond, une superbe coupole étoilée représentant des milliers de mondes. Il s’attarda sur une portion un peu moins éclairée, une galaxie au soleil gonflé, d’un vermeil éclatant, tournant autour d’une planète morte.

« Un vrai rĂ©gal, n’est-ce pas ? » La voix de sa voisine le tira de sa rĂŞverie.

« Comment ? »

Elle sourit, arrangea deux tentacules sur son visage :

« Un rĂ©gal, disais-je. Je n’ai pas eu la chance de participer cette fois lĂ  Ă  la dĂ©gustation, mais on m’en a dit du plus grand bien. Vous Ă©tiez une dizaine, c’est ça ?

— Tout Ă  fait, chacun a pu goĂ»ter ce qu’il souhaitait. Aurait-elle Ă©tĂ© plus grosse que nous aurions pu inviter plus de convives, hĂ©las Ă  dix, cela tenait dĂ©jĂ  plus de l’amuse-bouche que du repas. Mais ça ne fait pas de mal Ă  varier les plaisirs. Après tout, la dernière fois, j’ai eu le plaisir d’être invitĂ© par notre PrĂ©sidente pour un dĂ®ner en tĂŞte Ă  tĂŞte des plus copieux. »

Sa vis-Ă -vis porta un de ses nombreux appendices Ă  sa bouche : « La PrĂ©sidente ?

— Elle-mĂŞme. Nous avions Ă  discuter de certains sujets des plus pressants. »

Elle se pencha plus vers lui :

« Quel sujet peut donc ainsi vous appeler Ă  la rencontrer seule ? »

Il sembla hĂ©siter, puis se racla la gorge et baissa le ton :

« Il se pourrait que dans mon cadran j’ai trouvé un candidat pour notre Assemblée. Cela faisait plusieurs milliers de révolutions que nous n’avions pas à de nouveau membres à intégrer, l’affaire était donc des plus importantes comme vous pouvez le comprendre. »

Elle opina et se renfonça dans son fauteuil, ses tentacules frĂ©missants d’excitation. Il ne peut s’empĂŞcher de sourire : un tel Ă©vènement se faisait rare et il ne pouvait que partager son impatience. Ils n’étaient après tout qu’une cinquantaine dans leur AssemblĂ©e – et leur cercle les isolait encore plus. De la nouveautĂ© ? Tout le monde en rĂŞvait.

Soudain, une longue silhouette se leva Ă  sa droite et claqua deux de ses mains.

Instantanément, les conversations s’arrêtèrent et tous les regards se tournèrent vers elle. Ekter ne laissa que ses yeux passer, entraperçut un chatoiement abscons de couleurs, de formes, de circonvolutions qui lui donnèrent le tournis, puis se concentra sur la salle maintenant silencieuse. Les lumières baissèrent et le sol s’ouvrit. Tous s’écartèrent prudemment, laissant place à une globe d’une parfaite rondeur posé sur un piédestal doré. Au creux de ce globe, une portion étoilée, un soleil lumineux d’un blanc éclatant, et une planète aux larges continents, traversés de quelques filets d’eaux bleus scintillantes.

« Chers membres de l’Assemblée. »

Sa voix immémoriale les fit tous frissonner. Certains ne purent s’empêcher de poser un genou à terre, ployant sous le pouvoir contenu dans ses mots.

« Ce soir, j’ai à vous annoncer une excellente nouvelle. Ekter – elle le désigna de la main – a trouvé trace d’un candidat dans son cadran. Il n’est pas encore mature, mais quelques révolutions devraient lui permettre de s’affirmer suffisamment pour rejoindre notre cercle. »

Des acclamations saluèrent cette nouvelle, chaque convive s’en félicitant, qui d’un barrissement, qui d’un applaudissement, qui d’un simple sourire sous une capuche d’ombre.

« Chers membres de l’Assemblée. Afin de célébrer cette nouvelle, et en attendant son arrivée, je vous propose une dégustation aujourd’hui. »

Les acclamations redoublèrent et elle dĂ©signa le globe :

« Voici A-358963. Nous l’avons trouvĂ© cachĂ©e au fonds d’une galaxie. Trois milliards d’habitants, une civilisation prĂ©-spatiale basĂ©e sur une vie principalement troglodyte. Moyenne d’espĂ©rance de vie : cent vingt annĂ©es locales. »

De nombreux yeux s’illuminèrent de désir et imperceptiblement, les convives se rapprochèrent du globe.

« Régalez-vous, mes amis. J’espère que les entremets de ce début de soirée ont su aiguiser votre appétit pour ce repas. »

Sur ces paroles, elle se rassit.

A l’exception du groupe sur le balcon, tous se pressèrent autour de A-358963. L’un d’entre eux appuya sur le globe. Le paysage dĂ©fila Ă  toute vitesse ; un zoom montra une citĂ© enfouie grouillante de vie, de dizaines de milliers de crĂ©atures replètes affairĂ©es circulant Ă  travers autant de galeries. Il se concentra, plissa lĂ©gèrement ses six yeux.

La paroi d’une galerie explosa, laissant place à un torrent d’eau emportant tout sur son passage. Les premières créatures à mourir furent simplement broyées par la pression phénoménale. La marée se répandit à travers la ville, traquant impitoyablement chaque habitant, engloutissant quartier après quartier. Et à chaque mort, une gouttelette argentée filant à travers le ciel, droit vers celui qui avait provoqué la catastrophe et qui s’en repaissait, le regard fixe, son corps tremblant de satiété.

Chaque coin du globe était semblable, des scènes de destruction, là un incendie, ici des créatures s’entretuant à n’en plus finir, ailleurs des explosions successives déchirant les corps par milliers. Et à chaque fois, ce délice argenté venant rassasier celui qui avait tué.

Ekter les regardait faire avec une pointe d’envie. Même si ses derniers repas l’avaient contenté, il avait toujours faim, depuis aussi longtemps qu’il existait, depuis aussi longtemps qu’il dévorait des mondes. Une faim insatiable, qu’il savait ne pouvoir que combler momentanément. Il repensa aux paroles de sa voisine, sourit en pensant au prochain membre qui n’allait pas tarder à les rejoindre. A n’en pas douter, la Présidente offrirait un nouveau repas, auquel il pourrait participer. Elle avait déjà une idée, une planète bleue entamant tout juste sa conquête spatiale.

Il n’avait qu’une hâte : profiter de ce rĂ©gal…