Je ne suis pas très douée pour danser. Mais je dois admettre que j’en suis longtemps restée à l’usage des mots pour m’exprimer. Il paraît que je suis assez douée avec eux. La danse est un art dont j’ai mis du temps à comprendre l’intérêt, car j’ai mis du temps à apprécier mon corps pour ce qu’il est. Puis j’ai compris que tous les arts étaient liés, d’une manière ou d’une autre. À partir de cette épiphanie, j’ai voulu bouger. Me déhancher. M’exprimer. Et le peu que j’ai tenté, en solitaire dans mon coin, m’avait un peu réconciliée avec la pratique.

Donc quand mon hôte m’a invitée à aller dans la salle de bal, j’aurais difficilement pu refuser. On ne refuse pas de danser, quand on a une belle longue robe qui fait de si jolis effets quand on tourne sur soit même. On ne refuse pas de danser, quand la musique est bonne et entraînante. Et surtout, on ne refuse pas de danser avec notre hôte, spécialement quand l’hôte en question est une espèce d’animal de près de trois mètres de haut qui pourrait vous arracher la tête.

Accepter cette danse, c’était la moindre des politesses. Ou une volonté pure de survie, je ne sais plus trop, j’avouerais.

Au début, il me mettais mal à l’aise, et la… cohabitation forcée, dirons-nous, n’a pas aidé à accepter ma nouvelle situation. Cependant, il s’est avéré très sympathique envers moi. Pas toujours agréable de manière générale, mais en se côtoyant, je voyais bien que c’était plus dû à un mauvais caractère qu’à une quelconque haine envers moi. Quoique… je suis assez taquine et sans calculs, il m’arrive d’être maladroite dans mes propos, et il est possible que certaines plaisanteries n’aient pas joué en ma faveur et aient attiré ses foudres. Mais il pardonne vite, je dois bien le lui reconnaître. Après, c’est peut-être parce que je suis la seule personne avec qui il peut discuter. Ça doit aider à se raisonner pour se réconcilier en cas de disputes puériles…

Nous voilĂ  sur la piste. La salle est absolument grandiose. J’ai presque honte de m’apprĂŞter Ă  dĂ©voiler mon cruel manque d’expĂ©rience dans un si fabuleux dĂ©cor. J’ai pris des leçons, mais c’était il y a si longtemps, j’ai tout oubliĂ© ! Et, Ă  part avec mon père ou mes frères Ă  l’occasion de quelques fĂŞtes, je n’ai jamais fait de danse de couple.

“Je… Je ne suis pas une bonne danseuse… Je voulais vous prĂ©venir, parce que… enfin, voilà… Mais je vais faire de mon mieux !”

Je sens que j’ai les joues rouges. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai un peu honte de lui avouer cette faiblesse. Mes paroles rĂ©sonnent dans le vide, ricochent contre les murs ; leur Ă©cho amplifie mon manque de confiance en moi.

“Dans ce cas, on va prendre des danses plutôt lentes. Je vais guider, mais n’hésite pas à me dire si on va trop vite ou si tu n’es pas à ton aise. Je saurai m’adapter.”

Wouah ! Il a souri ! S’il avait un visage humain, il aurait sans doute Ă©tĂ© absolument charmant, mais lĂ , je ne peux pas m’empĂŞcher de le trouver juste beaucoup trop mignon. Mon petit cĹ“ur veut exploser sous cette dĂ©charge de mignardises. Je sens ma voix monter silencieusement dans les aigus les plus Ă©levĂ©s depuis le fond de ma gorge.

Il s’avance vers moi, pose sa patte droite sur ma hanche gauche. On est proche Peut-ĂŞtre trop… Si ça avait Ă©tĂ© un autre, j’aurais gueulĂ©. Je m’attends Ă  me mettre en position pour une danse de couple, mais sa patte libre vient se poser sur ma joue et sa bouche vient me murmurer Ă  l’oreille :

“Le but est de passer une bonne soirée. Je veux que tu te sentes bien.”

Ses yeux me supplient presque de lui expliquer comment faire pour que je sois heureuse. Il lui arrive d’avoir des airs d’enfant. Candide, curieux, maladroit mais désireux de comprendre les autres et de découvrir de nouvelles choses, délicat et précautionneux quand il s’adonne à une activité qui le passionne. Il me regarde avec une telle envie de bien faire…

D’accord, là, je manque vraiment de me faire tuer par l’émotion. Il est définitivement adorable.

Je me jette dans ses bras. J’ai dû le surprendre, mais visiblement il s’en fiche, puisqu’il me rend mon étreinte. Je n’ose pas mettre de mots sur ce que je ressens. Je me suis attachée à lui, c’est vrai. Mais je ne sais pas comment le dire. Pour une fois, j’ai peur des mots, que d’ordinaire je m’amuse à manier. J’ai peur qu’ils soient trop puissants par rapport à la réalité, ou qu’au contraire ils l’amenuisent.

Je l’aime. Je l’aime d’une certaine manière. Ça, c’est sûr.

Je crois que je suis tombée amoureuse de cette énorme loutre.