Le voyageur apparut au milieu d’une chambre. Il était essoufflé et s’assit sur le lit aux draps roses. Il venait d’échapper in extremis à un groupe de soldats de l’espace en armure blanche qui ne l’avait pas cru lorsqu’il avait déclaré ne pas savoir comment il était arrivé dans leur étoile de la mort. Fort heureusement pour lui, ces soldats ne savaient visiblement pas viser. Mais encore plus fort heureusement pour lui, le compte à rebours aléatoire de sa montre avait atteint sa fin.

Machinalement, comme si cela avait la moindre importance, il chercha dans la pièce un indice quelconque sur la date du jour. Un calendrier mural répondit rapidement à son interrogation. 15 avril 2021. Qu’il ait atterri dans son monde ou pas, un an s’écoulerait avant d’avoir retrouvé le moment de son départ. Le jeune homme regarda par la fenêtre. Tout semblait ordinaire. Pas de démon ! Pas de vaisseaux spatiaux ! Encore moins de robots tueurs ou de lapins cybernétiques à la solde de la sordide Reine de Pacemaker… La pensée de ce monde sinistre lui déclencha un frisson.

Mais ses songeries furent brisées par la porte de la chambre qui s’ouvrit avec fracas. Devant lui, une jeune femme aux cheveux bruns longs et ondulés tenait un fusil qui, à en juger, par les lumières qui en émanaient, devaient tirer laser, plasma ou une énergie quelconque qu’il ne valait probablement mieux pas recevoir dans le corps… Instinctivement, le voyageur leva les mains.

— Qui ĂŞtes-vous ? Que faites-vous là ? Comment avez-vous acquis la montre ? demanda-t-elle.

— Hein ? Comment savez-vous que j’ai…

— C’est moi qui pose les questions ! Cette montre est Ă  moi !

— MĂŞme si je le regrette, j’ai achetĂ© cette montre de manière tout Ă  fait honnĂŞte !

— Ah oui ? Et Ă  qui ?

— Vous pensez bien que je ne lui ai pas demandĂ© son nom.

— Bien sĂ»r que non ! Vous achetez un outil de dĂ©placement U.T.E. mais vous vous fichez de savoir d’oĂą ça vient… C’est tellement Ă©vident…

— Un… Euh… Quoi ?

La jeune femme leva les yeux au ciel. Visiblement, le voyageur l’exaspérait.

— Cette montre est un outil de dĂ©placement U.T.E. , c’est Ă  dire, Univers Temps Espace !

— Je l’ai achetĂ© dans un vide-greniers l’annĂ©e prochaine et j’ignorais TOTALEMENT que c’était plus qu’une montre Ă  gousset !

— Tu te fous de ma gueule en plus ? Et il y a gravĂ© quoi sur ta « montre Ă  gousset » ?

— Gravé ?

Le voyageur retourna la montre dans tous les sens à la recherche d’une gravure. Comment avait-il pu passer à côté de ça lorsqu’il cherchait comment l’activer ?

— A… euh… on dirait un L ensuite…

— A. L., oui ! A. L. comme Alice Lambert ! Autrement dit : moi !

— Peut-ĂŞtre que c’est vous qui inventez ça Ă  l’instant !

— Ben voyons, dans ce cas, tu m’expliques ça ?

Elle sortit ce que je pensais être un pendentif de sous son chemisier. C’était une montre à gousset identique à la mienne. Tellement identique qu’elle en avait les mêmes gravures !

— Bon, ok, c’est votre montre ! Mais moi, je l’ai achetĂ© Ă  une vieille dame ! Dans un bordel de vide-greniers !

— Cette montre, c’est moi qui l’ai fabriqué ! Avec des technologies qui ne proviennent ni de ton temps, ni de ton monde !

— Des technologies ? Dans un truc aussi petit ? Mais je pensais que c’était magique, moi !

— Et ton smartphone, il est magique peut-ĂŞtre ?

— Je n’ai pas de…

— Mais je m’en cogne, c’était un exemple !

— Puis-je vous poser une question, Alice ?

— Vas-y… dit-elle intriguĂ©e, un sourcil arquĂ©.

— Comment saviez-vous que je serai dans cette chambre ?

— Parce que je nous ai vus depuis l’immeuble d’en face, hier !

— Hier ?

— Je vois que tu n’arrives pas Ă  te faire au voyage en seize dimensions…

— En ce moment, je nous regarde. Je sais que nous devons nous rencontrer en cet instant. Je suis donc venue…

Le voyageur ne comprenait plus grand-chose. Mais d’un autre côté, il s’était vu mourir… Il baissa les yeux, cherchant comment formuler les pensées qui lui venaient.

— Vu que vous ĂŞtes expĂ©rimentĂ© dans ce genre de voyage… Sauriez-vous comment Ă©viter votre propre mort si vous saviez qu’elle devait arriver ?

— Pardon ? Tu t’es vu mourir ?

— Je me suis vu ĂŞtre assassinĂ©, oui !

— Oh bordel… Tu dois retourner lĂ -bas, tu n’as pas le choix ! Si tu n’y vas pas, si tu n’accomplis pas ce que tu as vu, l’espace-temps va se tordre et se disloquer.

Alice posa son arme, mise en confiance l’espérait le futur mort. Alors qu’elle s’asseyait près de lui, le voyageur remarqua qu’elle avait un tatouage sur le poignet. Il avait déjà vu ce tatouage et se leva d’un bond.

— Vous ĂŞtes… mais… vous ĂŞtes la vieille !

— Tu reverras tes techniques de drague, veux-tu ?

— Non, vous ne comprenez pas… C’est vous qui m’avez vendu la montre. Et vous me l’avez vendu parce que…

— ...maintenant, continua-t-elle, tu viens de me dire que j’allais le faire. Et du coup, si je ne le fais pas, je ferai exactement ce que je viens de te demander de ne pas faire.

— Exactement.

— Ce qui me rassure, c’est que je finis vieille…

— C’est gĂ©nial pour vous, non ? Vous pouvez prendre tous les risques que vous pourriez vouloir prendre.

— Sauf si c’est une autre moi.

— Une autre vous ?

— Oui, le nombre de dimensions n’est pas infini, mais il se peut très bien qu’il y ait une autre dimension que la mienne dans laquelle une version de moi a fabriquĂ© la mĂŞme montre exactement.

— On a d’autres versions de nous ?

— C’est ce que je viens de dire, oui…

— Mais dans ce cas… Je… Je peux…

Alice regarda le jeune homme d’un air inquiet. Elle pensait comprendre où il voulait en venir.

— Tu veux sacrifier un innocent ?

— MĂŞme si je le voulais, je ne saurais comment faire… Je ne comprends presque rien Ă  comment elle marche.

— Elle n’est pas bien compliquĂ©e, crois-moi.

— Alors, pourquoi je n’arrive pas Ă  retourner chez moi ?

— Parce que tu n’en as pas la volonté…

— La… Quoi ? Quel rapport ?

Alice montra sa version de la montre.

— Les trois premiers cercles permettent un dĂ©placement spatial. Les quatre suivants dĂ©finissent la pĂ©riode d’arrivĂ©e. Les cinq aiguilles en…

— Quatre ? Mais il n’y a que trois…

— Laisse-moi finir, bon sang.

La jeune femme lui montra qu’il existait, cachées sous l’aiguille des secondes et celles des minutes, deux autres aiguilles, bien plus fines. Le voyageur les avait déplacées en même temps que les autres, ignorant parfaitement qu’elles existaient… D’un autre côté, quelle montre possédait tant d’aiguilles…

— Donc, comme je disais, les cinq aiguilles permettent d’obtenir une prĂ©cision plus importante sur le jour et l’heure exacts, notamment. Ensuite, les quatre cercles suivants te permettent de choisir le multivers dans lequel tu souhaite te rendre…

Alice fit une petite pause pour permettre à son interlocuteur d’absorber tout ce qu’elle avait dit.

— Après, deux autres pour l’univers prĂ©cis. Encore deux pour la version de ton univers et un dernier cercle pour le monde dans lequel tu vas arriver.

Le voyageur restait muet, les yeux grands ouverts comme si elle avait parlé dans une autre langue.

— Je crois qu’on va avoir du travail d’apprentissage, toi et moi. Tu es prĂŞt ? On va trouver une variation de ton existence pour mourir Ă  ta place. On va bien trouver quelqu’un qui mĂ©rite plus de mourir que toi. Tu m’as l’air tellement naĂŻf que je ne vois pas comment tu pourrais ĂŞtre un… « mĂ©chant », fit-elle en mimant les guillemets.